Les journalistes et le risque sanitaire des champs électromagnétiques

6. Les journalistes
Les journalistes, en répercutant les points de vue des uns et des autres acteurs concernant la question des risques sanitaires liés aux champs électromagnétiques, se trouvent également au cœur du sujet. Aussi la notion de risque est-elle une thématique largement exploitée par les médias puisque susceptible de rencontrer l’intérêt d’un vaste public. Mais la médiatisation d’un sujet n’est pas seulement liée à des éléments externes (mobilisations, affaires judiciaires, publications de rapports…), elle dépend également d’éléments internes au champ médiatique (parcours du journaliste, concurrence entre médias, support utilisé…). Nous nous intéresserons ici principalement aux logiques internes aux médias, le chapitre six étant consacré à une analyse de contenu.
Soulignons tout d’abord que les médias sont des industries faisant l’objet d’une forte concentration de capitaux où les logiques financières et industrielles sont omniprésentes163. Dès lors, ces industries sont au cœur d’enjeux financiers et économiques qui ne sont pas sans impact sur l’organisation du travail des journalistes (moyens, priorités, charge de travail, restructuration de branches d’activité peu rentables, etc.). En outre, les médias sont en concurrence entre eux et cherchent à gagner des parts de marché. Ce faisant, ils sont soumis à une obligation de rentabilité. Dès lors, la production de l’information et les pratiques journalistiques peuvent s’en ressentir, sous la pression d’un marché hyper concurrentiel. Aussi, une des stratégies pour capter l’attention des publics consiste-t-elle à créer « l’exclusivité » autour de l’événement, en faisant par exemple la « une » avec une information sensationnelle. A cet égard, le sujet de l’hypersensibilité électromagnétique peut constituer pour les médias une « bonne » ressource à exploiter, surtout pour les télévisions. En effet, le sujet est original, voire surprenant, et peu coûteux, parce que « prêt-à-filmer », offrant des éléments de mise en scène d’emblée disponibles. Par exemple, dans une enquête diffusée dans le JT de TF1 sur la zone refuge aménagée dans la Drôme, la journaliste lance le sujet sur « la phobie des ondes » en indiquant que les électrosensibles n’ont qu’une seule solution, vivre de façon isolée. Tout au long du reportage, la caméra nous fait découvrir ce lieu particulier, avec des gros plans à l’intérieur d’une caravane blindée, avec l’interview de gens « étranges », revêtus de voiles rappelant ceux des apiculteurs164, etc. Le reportage fait appel au registre du sensationnel et recourt aux témoignages, aux émotions, à l’exposition de la vie privée pour « donner à voir » les électrosensibles165. Si cette enquête peut constituer un moyen de mettre la question de l’hypersensibilité électromagnétique en visibilité, son approche sensationnelle nous semble en revanche laisser peu de place à la mise en débat du sujet. Aussi l’avons-nous évoquée pour illustrer la contrainte économique pesant sur les médias.

163 Bouquillion Philippe, Miège Bernard et Moriset Claire, « A propos des mouvements récents (2004-2005) de concentration capitalistique dans les industries culturelles et médiatiques », in Le Temps des médias, n° 6, 2006 p.152.
164 Certains électrosensibles s’enveloppent d’un voile de fil d’argent qui les protège des champs électromagnétiques.

Analyser le champ médiatique consiste également à s’interroger sur les rapports qu’entretiennent les médias avec leurs sources. En effet, les journalistes sont en relation avec les différents milieux (scientifiques, politiques, économiques, sociaux, judiciaires) et les rapports qui s’instaurent entre eux peuvent avoir des impacts en termes de pratiques professionnelles. Sur le plan structurel, les sources et les journalistes ont intérêt à entretenir de bonnes relations, les premiers ayant recours aux médias pour diffuser leur actualité, les second ayant besoin de l’information166. Par ailleurs, Rémy Rieffel a mis en évidence la proximité entre les élites journalistiques et politiques, lesquelles partagent souvent des parcours communs (origines sociales, scolarité, relations, vision du monde…)167. Il a montré combien les élites journalistiques tendaient à maintenir un consensus et évitaient ainsi de déstabiliser la classe dirigeante. Cependant, ces relations d’interdépendance se sont transformées, avec l’emprise croissante des enjeux de communication dans tous les secteurs de la société à partir des années 70. Ce contexte a amené les différents acteurs (économiques, institutionnels, associatifs…) à se professionnaliser en créant notamment leurs propres services de presse ou de communication. Dès lors, les sources proposent aux médias une information déjà « travaillée », c’est-à-dire sélectionnée, abordée sous tel angle plutôt qu’un autre, etc. La professionnalisation des différents acteurs se manifestent également par la création de leurs propres médias (journaux institutionnels, revues associatives, sites Internet…) leur permettant de s’adresser directement à leurs publics. Aussi, avec le développement des technologies de l’information et de la communication, et notamment avec Internet, les publics peuvent-ils à leur tour largement s’exprimer, transmettre des données et devenir également sources d’information. Ce faisant, les frontières entre sources, journalistes et publics s’amenuisent168.

165 « L’enquête du 20 heures: la guerre des ondes », in JT de TF1, 24/02/2011, reportage en ligne, http://videos.tf1.fr/jt-20h/l-enquete-du-20-heures-la-guerre-des-ondes-6292506.html*, [consulté le 26/04/2011].
166 Ruellan Denis, Ringoot Roselyne, Pairs, sources et publics du journalisme, in Olivesi Stéphane, Sciences de l’information et de la communication. Objets, savoirs, discipline. Presses universitaires de Grenoble, Grenoble, 2006, p. 69.
167 Ibid., pp. 69-70.
168 Ibid., p. 75.

Pour autant, l’accès à la sphère médiatique est recherché lorsqu’il s’agit de porter la cause d’un problème dans l’espace public. En effet, si l’espace médiatique n’est pas le seul à l’œuvre dans le processus de constitution d’un problème public169, il garantie néanmoins la diffusion du sujet à un large public. Cependant, l’accès à l’espace médiatique est asymétrique, ce qui signifie que les différents acteurs n’y ont pas le même accès, certains apparaissant plus légitimes que d’autres. Le milieu scientifique, par exemple, a pendant longtemps cherché à encadrer les prises de parole dans la sphère médiatique. Dans le secteur médical, cette emprise tend à se transformer, surtout depuis l’affaire du sida qui a montré combien les associations de malades avaient su s’imposer dans les médias et jouer un rôle important dans la diffusion de l’information. Concernant la question de la dangerosité des champs électromagnétiques, les associations et collectifs ont acquis une certaine légitimité en se professionnalisant. Aussi cherchent-ils à attirer l’attention des journalistes, de manière à voir leur cause médiatisée. Mais un sujet a d’autant plus de chance d’accéder à l’espace médiatique qu’il en adopte les contraintes. Il s’agira donc, comme nous l’avons vu précédemment, d’avoir des éléments spectaculaires à montrer, d’être précis dans son discours, de proposer un sujet susceptible de capter les publics et d’être commercialement rentable. En outre, les médias seront d’autant plus intéressés par un sujet qu’il rappelle des évènements équivalents.
En effet, pour décrire l’actualité, les médias procèdent à des (re)cadrages médiatiques, ce qui signifie qu’ils font appel à des cadres usuels, c’est-à-dire à des cadres de sens commun170. Un cadre est une sorte de « poteau indicateur » donnant des directives pour construire des faits. Pour ce faire, les journalistes disposent d’un réservoir de modèles d’événement leur permettant d’interpréter efficacement et simplement les faits d’actualité. Ainsi, lorsqu’un fait se présente, il est rattaché à un modèle d’évènement antérieur. Par exemple, l’information sur la grippe aviaire de 2004 dans les médias a été rattachée à celle de l’épidémie de grippe espagnole, qui avait provoqué vingt millions de morts en deux ans, au début du 20e siècle171. En outre, chaque média possède ses propres cadres, limités en nombre, et manifestant sa ligne éditoriale. Néanmoins, les cadres sont choisis de manière à ménager les pouvoirs politiques ou économiques proches du média172. « Aussi les médias ont-ils tendance à avantager les lieux de pouvoir et de décision173 » et à cultiver des relations de coopération avec eux. A cet égard, certains électrosensibles n’hésitent pas à avancer que les chaînes de télévision ne sont pas libres de diffuser des reportages comme elles le veulent; ils expriment notamment le fait que l’hypersensibilité électromagnétique est un sujet difficilement abordable par TF1 puisque son principal actionnaire est Bouygues Telecom, ce groupe industriel étant également impliqué dans le secteur de la téléphonie mobile174.

169 Cette question sera largement analysée dans le chapitre 5, consacré à la constitution des problèmes publics.
170 Nous reprenons la notion de cadre développé par Erving Goffman et reprise par Esquenazi Jean-Pierre, L’écriture de l’actualité. Pour une sociologie du discours médiatique, Presses universitaires de Grenoble, Grenoble, 2002, pp. 46-47.
171 Cf. par exemple l’article de Labbé Christophe, Recasens Olivia, « Le spectre de la grippe aviaire », in Le point.fr, 7 octobre 2004, article en ligne, http://www.lepoint.fr/archives/article.php/31591, [consulté le 12/02/2011].

La première opération relative au recadrage médiatique est donc sélective: les médias ne retiennent que certains faits pour décrire l’actualité175. C’est pourquoi certains problèmes, concurrencés par d’autres, n’apparaissent jamais sur la scène médiatique. A cet égard, nous montrerons dans le chapitre six que la question de l’hypersensibilité électromagnétique est rarement répercutée par la presse quotidienne d’information générale. Aussi, les journalistes, pour rapporter des faits, utilisent-ils des jeux de langage usuels, de manière à être compréhensibles par le plus grand nombre. Ce faisant, ils font référence à des vocabulaires producteurs de sens pour tous (migraines, fatigue chronique, vertiges, malades des ondes électromagnétiques…) et n’emploient pas des termes abstraits renvoyant à un univers scientifique (hypersensibilité électromagnétique).
Les médias sont donc des entreprises médiatiques dont les activités doivent répondre à des objectifs de rentabilité. Ces enjeux économiques ne sont pas sans conséquences sur l’organisation du travail et les pratiques professionnelles des journalistes. En effet, si leur activité consiste à rendre compte de l’actualité, ils doivent également s’engager dans une « course à l’audience », pour concurrencer les autres médias et capter un large public. Outre les contraintes économique, ils doivent par ailleurs répondre à des contraintes liées au format (format court du JT par exemple), au support (le numérique, l’espace disponible dans un journal…), au manque de temps (le bouclage), aux effectifs précaires et réduits, etc. Ce faisant, ils contribuent, par la sélection des faits et par leur cadrage, à limiter ou à faciliter la visibilité d’un problème comme l’hypersensibilité électromagnétique et participent, par conséquent, à définir ses contours.

172 Esquenazi Jean-Pierre, L’écriture de l’actualité. Pour une sociologie du discours médiatique, Presses universitaires de Grenoble, Grenoble, 2002, p. 48-49.
173 Ibid., p. 49.
174 Commentaires exprimés par un membre du réseau EHS de Robin des Toits et par un membre de Electrosensibles.org lors d’entretiens téléphoniques en mars 2011.
175 Esquenazi Jean-Pierre, L’écriture de l’actualité. Pour une sociologie du discours médiatique, op. cit., p. 48.

Nous avons identifié dans ce chapitre les divers acteurs concernés par la question des risques sanitaires liés aux champs électromagnétiques. Ces différents acteurs interagissent au sein de la sphère publique où ils s’affrontent, préservent leurs intérêts, suscitent des débats, gagnent ou perdent en légitimité. Ce faisant, ils sont au cœur de conflits ou d’alliances, de rapports de force ou de connivence. Qu’ils soient experts, contre-experts, acteurs de la société civile, acteurs économiques, représentants des pouvoirs publics, juges ou journalistes, ils participent tous, à leur manière, à la publicisation du risque. Nous allons à présent nous intéresser aux divers enjeux sous-tendus par cette question du risque.
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Mémoire de master 2 recherche en Sciences de l’information et de la communication
Université Stendhal Grenoble 3 – Institut de la Communication et des Médias

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