Les phases de constitution d’un problème public

L’hypersensibilité électromagnétique: un problème de santé publique ? – Partie 2 :
Chapitre 5 – Eléments d’analyse de la constitution des problèmes publics
Les phases de constitution d’un problème public
Nous venons de voir que la formation des problèmes publics résulte notamment des rapports de force engagés par une diversité d’acteurs. Ainsi, tous les problèmes ne font pas l’objet d’une même publicisation et leur formulation dépend plus des caractéristiques des acteurs mobilisés que de la nature même des problèmes. Dès lors, les mobilisations visent à faire émerger ou à maintenir le problème au sein de l’espace public, à démontrer sa légitimité, à provoquer l’action des pouvoirs publics.
Pour analyser ce processus, nous proposons d’examiner la « trajectoire » d’un problème public, en identifiant les phases de sa constitution249. Bien sûr, nous ne considérons pas ces étapes de développement comme une grille de lecture figée, mais plutôt comme un fil conducteur, les différentes phases étant indissociables les unes des autres, elles s’enchevêtrent entre elles et n’apparaissent pas forcément de manière successive.
La première phase est celle de la conversion d’une expérience désagréable de la vie privée en situation problématique comportant des aspects publics. La personne cesse alors de penser sa situation comme une fatalité ou comme une préoccupation inexplicable, elle réalise que son expérience déplaisante relève d’un préjudice.
Il est question dans cette phase d’identifier le problème, de le définir, de désigner des responsabilités. Il en est ainsi par exemple de Pascale, qui souffre de migraines interminables au sujet desquelles les médecins, faute de pouvoir établir un diagnostic précis, attribuent la cause à des troubles psychosomatiques250. En 2009, suite à une conversation avec une voisine qui lui dit souffrir d’insomnies causées par l’antenne-relais installée à proximité, Pascale commence à faire un lien avec ses symptômes.
Elle mène alors ses propres recherches et trouve des informations concernant l’hypersensibilité électromagnétique sur le site Internet de Robin des Toits, d’Electrosensible.org, puis de l’ARTAC. Ainsi peut-elle, de fil en aiguille, identifier la source de ses maux, son expérience individuelle se rattachant alors à un problème collectif.

249 Pour ce faire, nous nous appuyons sur les travaux de D. Céfaï, notamment sur son article « La construction des problèmes publics: définitions de situations dans des arènes publiques ».
250 Cf. Chateauraynaud Francis, Debaz Josquin, « Le partage de l’hypersensible. Le surgissement des électro- hypersensibles dans l’espace public », in Sciences sociales et santé, Vol. 28, n°3, 2010, p. 6.

A cet égard, un problème a plus de chance de convaincre les autorités, s’il fait l’objet d’une montée en généralité, c’est-à-dire s’il est détaché d’une plainte personnelle qui tend à individualiser le problème.
C’est pourquoi la constitution de collectifs ou d’associations est essentielle, elle permet aux acteurs de la société civile, jusque-là isolés, de se rassembler pour agir ensemble. L’action collective, dont nous empruntons la définition à Erik Neveu, renvoie à « un agir-ensemble intentionnel, marqué par le projet explicite des protagonistes de se mobiliser de concert. Cet agir-ensemble se développe dans une logique de revendication, de défense d’un intérêt matériel ou d’une ‘‘cause’’251. »
S’agissant de l’hypersensibilité électromagnétique, les acteurs de la société civile se sont regroupés en associations ou en collectifs pour construire leur cause et faire valoir les risques liés à l’exposition aux champs électromagnétiques. Plusieurs éléments, en reliant le problème particulier à des causes générales, participent à la montée en généralité. Celle-ci peut consister à faire appel à des précédents.
Par exemple, la question de la dangerosité des champs électromagnétiques « emprunte de multiples éléments au problème plus ancien de l’impact des rayonnements électromagnétiques liés aux lignes à très haute tension (THT), qui avait mobilisé, dès les années 1960, sans que les études parviennent à trancher définitivement la question des effets biologiques, en particulier quant au risque de tumeur cérébrale252. »
La question de la dangerosité est également présente depuis longtemps au sein de l’armée. Ainsi, les laboratoires ont démontré que certains radars généraient des ondes qui avaient des effets délétères sur les soldats et les aviateurs253. Il peut s’agir également de relier les symptômes à un ensemble plus vaste. Par exemple, il existe des similitudes entre l’hypersensibilité électromagnétique et les sensibilités chimiques multiples (MCS, multiple chimical sensitivity) reconnues par l’OMS254, ces dernières étant associées à des expositions environnementales de bas niveau à des produits chimiques.
A cet égard, il peut être question de souligner la comorbidité des hypersensibilités chimiques et électromagnétiques, c’est-à-dire la coexistence des deux hypersensibilités chez un même individu. La montée en généralité se traduit aussi par l’existence d’une pathologie développée en milieu professionnel. C’est le cas par exemple de Bernard, du collectif Electrosensible.org, qui était ingénieur dans une filiale de Bouygues Telecom et qui a perdu son emploi à cause de son hypersensibilité électromagnétique255. De même, les troubles développés par plusieurs salariés dans des bibliothèques de Paris, où il a été décidé un moratoire sur l’utilisation de bornes Wifi, sont associés à un contexte professionnel256.

251 Neveu Erik, Sociologie des mouvements sociaux, La découverte, Paris, 2002, pp. 9-10.
252 Chateauraynaud Francis, Debaz Josquin, « Le partage de l’hypersensible. Le surgissement des électro- hypersensibles dans l’espace public », op. cit., p. 11.
253 Borraz Olivier, Devigne Michel, Salomon Danielle, Controverses et mobilisations autour des antennes relais de téléphonie mobile, Rapport de recherche, Centre de Sociologie des Organisations, 2004, p. 15.
254 Les MCS figurent dans la Classification internationale des maladies (CIM) organisée par l’OMS, au chapitre 19 dans la rubrique T78 (Lésions traumatiques, empoisonnements et certaines autres conséquences de causes externes), base de données en ligne: http://apps.who.int/classifications/apps/icd/icd10online/ [consulté le 26/01/2011].

Aussi, pour ne pas rester au stade de la gestation et pouvoir s’ériger dans l’espace public, un problème doit-il faire l’objet d’investissement. Dans cette perspective, les collectifs et les associations s’informent, s’instruisent (sur le plan technique par exemple), acquièrent une expertise. Par ailleurs, les collectifs ou associations investis autour du problème de l’hypersensibilité électromagnétique n’ont pas les mêmes ressources (financières, organisationnelles, juridiques…) que les autres acteurs concernés par cette question.
Ils sont donc engagés dans des dynamiques où les rapports sociaux sont asymétriques, c’est pourquoi ils ont besoin de construire une légitimité pour faire valoir leurs intérêts. Pour ce faire, outre le travail d’appropriation de connaissances (scientifiques et techniques, juridiques, etc.) et de savoir-faire, ils peuvent rechercher des relais auprès de personnalités scientifiques, d’élus politiques, de journalistes, de personnes célèbres, etc.
Les collectifs et associations recueillent et réunissent également les témoignages et les expériences de chacun, les mettent en partage, réalisant ainsi leurs propres enquêtes collectives257. Ce travail de compréhension et d’interprétation constitue une forme d’« épistémologie populaire », c’est-à-dire une manière citoyenne de s’approprier la science258. A cet égard, Francis Chateauraynaud et Josquin Debaz montrent bien la capacité des électrosensibles à décrire et à analyser leurs perceptions259.
Cette démarche est par ailleurs encouragée par le professeur D. Belpomme260 qui, au sein de l’ARTAC261, mène des recherches sur l’identification des causes environnementales à l’origine des cancers. Avec les professeurs Franz Adlkofer, Lennart Hardell et Olle Johanson, et la collaboration de personnes électrosensibles, D. Belpomme a pu ainsi décrire le syndrome d’intolérance aux champs électromagnétiques (SICEM), du point de vue clinique et biologique262. Cette dynamique de collaboration entre acteurs de la société civile et scientifiques participe à la labellisation de l’hypersensibilité.
En effet, D. Belpomme, en donnant le nom de « syndrome d’intolérance aux champs électromagnétiques », appose une étiquette scientifique aux symptômes. Dès lors, « nommer et narrer, c’est déjà catégoriser, faire advenir à l’existence et rendre digne de préoccupation263 »; nommer, c’est également agir, c’est-à-dire « entrer dans une logique de désignation et de description du problème en vue de le résoudre264. »

255 Entretien téléphonique du 1/03/2011.
256 « A Paris, des bibliothèques coupent le wifi », in Liberation.fr, 13/05/2009, article en ligne, http://www.liberation.fr/terre/0101567029-a-paris-des-bibliotheques-coupent-le-wifi,[consulté le 14/04/2011].
257 Cf. par exemple l’enquête, accessible depuis le site de Next-up, sur les symptômes biologiques et sanitaires ressentis par les riverains d’antennes relais, http://www.next-up.org/questionnaire/, [consultée le 10/04/2011].
258 La notion d’« épistémologie populaire » est développée par Phil Brown. Cf. à ce sujet l’intervention de Francis Chateauraynaud au colloque « Maladies de l’hypersensibilité: quelles causes environnementales ? Du déni à l’action », organisé par le Réseau environnement santé avec la Mutualité Française. Les actes du colloque sont consultables en ligne, http://reseau-environnement-sante.fr/wp-content/uploads/2011/02/actes_colloque_hypersensibilit%C3%A9_210410.pdf, [consulté le 10/04/2011].

Par ailleurs, les associations et collectifs développent leur propre métrologie, en mesurant par exemple les champs électromagnétiques et en mettant ces mesures en rapport avec leur ressenti. Ces savoirs et savoir-faire mobilisés participent également à construire leur cause.
Sans vouloir faire un inventaire exhaustif des éléments mis en œuvre par les associations et les collectifs, nous pouvons cependant ajouter que toute l’activité de communication effectuée est essentielle au moins sur deux aspects: d’une part, elle contribue à mettre en visibilité une pollution électromagnétique dont le danger n’est pas directement observable; il s’agit ainsi de rendre perceptible ce qui ne l’est pas de manière spontanée. D’autre part, elle permet de peser dans la balance bénéfices/risques, alors même que l’utilité des technologies sans fil ne saurait être remise en cause.
C’est également à cette étape que se formulent les griefs. En l’espèce, les acteurs de la société civile dénoncent la prolifération des technologies sans fil et leur puissance d’émission. Ils critiquent par ailleurs les expertises officielles dont ils contestent la métrologie utilisée, la durée des expositions prises en compte et la sensibilité attribuée aux personnes265.
Pour eux, il faut prendre en considération la multiplicité des sources (téléphonie mobile, Wifi, plaques à induction, etc.), le caractère permanent de l’exposition, et sa latence avec le développement possible par exemple d’une tumeur. Ils dénoncent en outre les conflits d’intérêt de certains experts concernés par le dossier des ondes.
C’est le cas par exemple du professeur André Aurengo, à la fois membre de l’Académie de médecine et du conseil scientifique de Bouygues Télécom. A cet égard, le Canard Enchaîné avait révélé, en mars 2009, ce mélange de genres lorsque l’Académie de médecine avait diffusé un communiqué de presse, soutenant l’absence de risques des antennes-relais, en réaction à la condamnation de Bouygues Télécom à démonter une antenne-relais266.

259 Chateauraynaud Francis, Debaz Josquin, « Le partage de l’hypersensible. Le surgissement des électro- hypersensibles dans l’espace public », op. cit., pp. 25-26.
260 Médecin et professeur de cancérologie au Centre Hospitalier Universitaire Necker-Enfants malades.
261 Association pour la Recherche Thérapeutique Anti-Cancéreuse.
262 Déclaration du 29 mars 2009 au Sénat, document en ligne sur le site de l’ARTAC, http://90plan.ovh.net/~artac/images/telechargement/SICEM/electrosensibiliterecherche.pdf, [consulté le 10/04/2011].
263 Cefaï Daniel, « La construction des problèmes publics : définitions de situations dans des arènes publiques », op. cit., p. 49.
264 Ibid.

Un ensemble d’éléments sont donc mis en œuvre dans le but de construire une cause, en vue d’obtenir la reconnaissance de l’hypersensibilité électromagnétique par les pouvoirs publics, mais aussi la crédibilité du champ scientifique.
Il s’agit pour les groupes mobilisés de contrer les arguments qui leur sont adressés, lesquels réduisent souvent les symptômes de l’hypersensibilité à une cause psychologique. Dans cette phase, ils acquièrent ainsi des compétences pour la mise en scène et la mise en récit du problème sur les différentes scènes publiques.
La deuxième phase consiste à porter le problème dans l’espace public et à le maintenir. Car la définition d’un problème ainsi que sa résolution ne relèvent pas du monopole des pouvoirs publics ou des experts, mais résultent notamment des activités communicationnels des différents acteurs engagés sur les scènes publiques, ces scènes pouvant être des scènes politiques, urbaines, scientifiques, judiciaires, médiatiques, etc.
Ces différentes scènes constituent une arène publique, c’est-à-dire « un lieu de débat, de polémique ou de controverse, de témoignage, d’expertise et de délibération où petit à petit émergent des problèmes publics267. » Dans cette arène, les collectifs ou associations vont n’avoir de cesse à travailler la publicisation de leurs préoccupations afin qu’elles soient inscrites sur les agendas politiques et médiatiques. Il s’agit pour les groupes mobilisés d’attirer l’attention des médias, de faire pression sur les pouvoirs politiques, de convaincre l’« opinion publique ».
Ce faisant, une alerte doit respecter certaines contraintes de mise en forme (expression langagière, comportement, intelligibilité, etc.) pour pouvoir faire sens à ses destinataires, c’est-à-dire être tangible, compréhensible, recevable, et ne pas être interprétée comme une simple rumeur ou, à l’opposé, comme une prophétie de malheur268.
A cet égard, la constitution de collectifs ou d’associations renforce une légitimité et facilite les rapports avec les pouvoirs publics ou les journalistes qui préfèrent souvent s’adresser à des groupes constitués autour d’une cause, voire à leur porte-parole, plutôt qu’à des individus isolés. Aussi pouvons-nous analyser les ressorts de l’engagement des acteurs de la société civile sur les différentes scènes publiques de l’arène publique.

265 Chateauraynaud Francis, Debaz Josquin, « Le partage de l’hypersensible. Le surgissement des électro- hypersensibles dans l’espace public », op. cit., p. 12.
266 « Le Canard épingle l’Académie de médecine », in nouvel Obs.com, 13/03/2009, article en ligne, http://tempsreel.nouvelobs.com/actualite/societe/20090311.OBS8294/le-canard-epingle-l-academie-de-medecine.html, [consulté le 16/04/2011].
267 Cefaï Daniel, Pasquier Dominique (éds), Les sens du public. Publics politiques, publics médiatiques, Presses Universitaires de France, Paris, 2003.

La scène publique de la rue constitue un lieu propice pour gagner en visibilité. Ainsi, les multiples mobilisations engagées autour des antennes-relais permettent-elles aux associations d’alerter les populations sur les risques sanitaires liés aux technologies sans fil. Elles sont l’occasion d’informer, de distribuer des tracts, de faire signer des pétitions, de soumettre des questionnaires aux riverains, d’inviter à des réunions.
Ces sit-in permettent également d’interpeller les élus locaux ou/et les opérateurs et de trouver des relais dans les journaux ou dans les télévisions régionales et nationales. Il en a été ainsi de l’occupation de la forêt de Saoû par les électrosensibles, coordonnée par Une terre pour les EHS.
En effet, la cause a gagné en visibilité, faisant l’objet de plusieurs reportages dans les journaux et les télévisions et de rencontres entre élus (maire, conseillers généraux, députés) et électrosensibles269. Elle a en outre obligé les autorités à se positionner, amenant par exemple le Conseil général à demander une procédure d’expulsion270.
L’engagement s’exerce également sur la scène du pouvoir municipal ou départemental. L’occupation de la forêt de Saoû, par exemple, a favorisé le dialogue avec des conseillers généraux de la Drôme, des négociations pouvant ainsi s’engager au sujet de la création d’un espace en zone blanche pour les électrosensibles.
Le cadrage du problème s’exerce aussi au niveau communal, comme l’illustre la démarche de certaines villes se portant volontaires pour expérimenter l’abaissement de l’exposition aux champs électromagnétiques émis par les antennes-relais271.

268 Chateauraynaud Francis, Torny Didier, Les sombres précurseurs. Une sociologie pragmatique de l’alerte et du risque, Editions de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, Paris, 1999.
269 Cf. notamment Molins Janet, « Saoû, des électrosensibles investissent la forêt pour une reconnaissance de leurs souffrances », in Le Dauphiné Libéré, 25/06/2010, ou « Electro-hypersensibles, ils sont condamnés à fuir les ondes », in Les Inrocks, 21/11/2010, article en ligne, http://www.lesinrocks.com/actualite/actu-article/t/54769/date/2010-11-21/article/electro-hypersensibles-ils-sont-condamnes-a-fuir-les-ondes/, [consulté le 19/04/2011].
270 Gonzalez Isabelle, « Valence: Les electrohypersensibles jugés », in 19/20 Rhône-Alpes, 22/07/2010, reportage en ligne, http://rhone-alpes.france3.fr/info/valence–les-electrohypersensibles-juges-64193874.html?onglet=videos, [consulté le 19/04/2011].

Sur la scène de la tribune politique, ce sont les syndicats, les partis, les associations nationales qui se positionnent, développent leurs points de vue, avancent des propositions. Par exemple, le moratoire pour l’utilisation du Wifi dans des bibliothèques de Paris a été décidé lors d’un comité d’hygiène et de sécurité, suite à la mobilisation de syndicats. Les politiques peuvent également s’emparer du sujet relatif aux champs électromagnétiques dans le cadre de leur programme de campagne.
Il en a été ainsi notamment de Europe Ecologie-Les Vert de l’Ille-et-Vilaine qui proposaient, pour les cantonales, de « faire reconnaître l’électrosensibilité comme handicap auprès de la MDPH (Maison Départementale des Personnes Handicapées) et obtenir une compensation handicap pour les personnes électrosensibles272. »
La scène du tribunal contribue aussi au cadrage ou au recadrage du problème, par l’arbitrage des plaintes et la résolution des litiges. Par ailleurs, la judiciarisation des affaires, en trouvant un large écho dans les médias, participe à la mise en visibilité des problèmes. En outre, comme nous l’avons déjà évoqué, la divergence de positions entre juges administratifs et juges judiciaires, à propos de litiges concernant la dangerosité des champs électromagnétiques s’est réglée par l’admission du principe de précaution en matière d’antennes-relais.
Ce faisant, ce changement amène un nouveau cadrage dans la définition de la nocivité des champs électromagnétique, mais aussi en matière de justice. Aussi ces modifications nous semblent-elles à souligner, car elles traduisent sans doute des transformations en cours dans les représentations sociales de la société.
La scène médiatique est la scène de restitution de l’actualité du problème, comme les prises de position des porte-parole des associations, les comptes-rendus des politiques publiques ou des jugements de tribunaux, etc. Elle participe également à cadrer le problème, par la sélection des faits, le choix de les traiter sous un certain angle plutôt qu’un autre (risque, science…), l’adoption d’un style ou d’un ton particulier, etc. A cet égard, pour donner une large audience à leurs idées, les différents acteurs ont intérêt à trouver un relais dans les médias.
Les actions des associations ou collectifs ont d’autant plus de chances d’être reprises par les médias qu’elles sont pensées, pré-formatées, pour être compatibles avec les contraintes et les formats des différents médias. Par exemple, la zone refuge aménagée par Next-up pour accueillir des électrosensibles, se prête bien aux reportages télévisés.
En effet, tout un décor et une mise en scène sont déjà présents: panneau de bienvenue à l’entrée de la zone refuge, panneau d’interdiction affichant un téléphone mobile barré, caravanes aménagées et blindées avec des matériaux anti-ondes, des électrosensibles revêtus d’un voile de protection en fil d’argent, etc. Filmer cette zone présente donc l’opportunité de proposer une actualité suffisamment spectaculaire pour capter l’intérêt des téléspectateurs273.

271 Cf. la liste des communes retenues sur le site du Courrier des maires, « Des communes pilotes volontaires pour tester l’abaissement de l’exposition aux ondes », in Courrier des maires.fr, janvier 2010, article en ligne, http://www.courrierdesmaires.fr/juridique/article-dossier-des-communes-pilotes-volontaires-pour-tester-l-abaissement-de-l-exposition-aux-ondes-3114.html?dossier=111, [consulté le 14/04/2011].
272 http://illeetvilaine.eelv-cantonales.fr/2011/02/01/une-societe-solidaire-protectrice-et-citoyenne-2/

On pourrait encore évoquer la scène scientifique , au sein de laquelle se succèdent les rapports d’expertise et se développent les débats d’arguments contradictoires entre experts et contre-experts.
Il y a également la scène culturelle , avec la publication de livres visant à informer et à alerter les lecteurs. Il en est ainsi par exemple du livre écrit par Etienne Cendrier, dont le titre est évocateur: Et si la téléphonie mobile devenait un scandale sanitaire ?274
Le problème se configure ainsi au carrefour des multiples scènes, à travers des conflits et des conciliations entre acteurs, des rapports de force tout autant que des rapports de sens. Ce faisant, le problème public prend forme, acquiert de la visibilité, fait l’objet d’une publicisation, et bénéficie d’une certaine légitimité. Les institutions sont alors invitées, voire sommées à donner une réponse.
La troisième phase est la phase d’institutionnalisation du problème, c’est-à-dire son inscription sur l’agenda des institutions. La notion d’agenda se définit comme « l’ensemble des problèmes faisant l’objet d’un traitement, sous quelque forme que ce soit, de la part des autorités publiques et donc susceptibles de faire l’objet d’une ou plusieurs décisions275 ».
Les travaux portant sur la mise sur agenda des problèmes par les institutions ont mis en évidence que le processus conduisant une autorité publique à intégrer un problème émanant d’une demande de la société ne répond pas nécessairement au caractère urgent d’un problème « objectif ».
Ainsi, Roger W. Cobb et Charles D. Elder, dont la réflexion porte sur les mécanismes d’inscription à l’agenda, ont-ils montré que l’attention des pouvoirs publics sur certains problèmes dépendait des acteurs sociaux mobilisés et de leur capacité à s’allier avec d’autres acteurs, notamment les médias d’information276.
A cet égard, les problèmes sont l’enjeu d’opérations de sélection de la part des autorités, celles-ci ne pouvant pas traiter toutes les demandes. Un problème est donc en rivalité avec d’autres problèmes, car « l’attention publique est une ressource rare277 ».

273 Cf. par exemple sur le site Internet de TF1, « L’enquête du 20 heures: la guerre des ondes », in JT de TF1, 24/02/2011, en ligne, http://videos.tf1.fr/jt-20h/l-enquete-du-20-heures-la-guerre-des-ondes-6292506.html, [consulté le 15/04/2011].
274 Cendrier Etienne, Et si la téléphonie mobile devenait un scandale sanitaire ?, Editions du Rocher, Paris, 2008.
275 Garraud Philippe, « Politiques nationales: l’élaboration de l’agenda », in L’Année sociologique, 1990, p.
27, cité par Hassenteufel Patrick, « Les processus de mise sur agenda : sélection et construction des problèmes publics », in Informations sociales, n° 157, 2010, p. 50.

Les différents acteurs doivent par conséquent rentrer en concurrence entre eux pour donner une visibilité à leur problème. Il s’agit en quelque sorte de marquer des points aux dépens d’autres problèmes qui cherchent à s’imposer dans l’espace public. La prise en charge d’un problème par les autorités dépend d’une hiérarchie des priorités auxquelles les dynamiques de mobilisation, de médiatisation et de politisation participent278:
– Les mobilisations, nous l’avons vu, en portant le problème sur les multiples scènes publiques où il gagne en visibilité et en publicité, concourent à sa prise en considération par les autorités. Aussi, certains facteurs contribuent-ils à attirer l’attention publique. Ce peut être par exemple la concordance du problème avec les valeurs culturelles de la société (défense de l’environnement, protection de la santé…).
Il peut s’agir encore de son caractère dramatique279. Concernant le dossier des champs électromagnétiques, plusieurs antennes-relais ont été accusées d’être à l’origine d’un cancer chez des enfants280. Par ailleurs, deux antennes installées sur une école ont fait l’objet de vives polémiques à Saint-Cyr-l’Ecole dans les années
90, parce qu’elles étaient soupçonnées d’avoir causé la mort de deux enfants, décédés suite à une même tumeur, habituellement très rare chez les enfants281. Aussi, comme le soulignent F. Chateauraynaud et D. Torny, les autorités continuent-elles à gérer les crises d’un nouveau genre en privilégiant le nombre de victimes, et non la qualité des dispositifs de veille pour s’assurer de la pertinence des informations circulant dans l’espace public282.
Pour Philippe Tribaudeau, porte-parole d’Une terre pour les EHS, si on ne meurt pas de l’hypersensibilité électromagnétique, on peut en outre décéder de ses conséquences sociales283. L’inscription sur l’agenda peut également répondre à la nécessité pour les pouvoirs publics de préserver l’ordre public. Il peut en être ainsi des sit-in organisés par Robin des toits sur les immeubles où l’implantation d’une antenne-relais est programmée. L’engagement d’une action publique peut aussi viser à régler un sentiment d’injustice ou d’inhumanité.

276 Gilbert Claude, Henry Emmanuel, « Lire l’action publique au prisme des processus de définition des problèmes », in Gilbert Claude et Henry Emmanuel (dir.), Comment se construisent les problèmes de santé publique ?, La Découverte, Paris, 2009, p. 14.
277 Cefaï Daniel, « La construction des problèmes publics : définitions de situations dans des arènes publiques », op. cit., p. 55.
278 Hassenteufel Patrick, « Les processus de mise sur agenda: sélection et construction des problèmes publics », in Informations sociales, n° 157, 2010, p. 51.
279 Ibid.
280 « Les antennes-relais encore en accusation », in Le Parisien, 19/12/2008, article en ligne, http://www.leparisien.fr/societe/les-antennes-relais-encore-en-accusation-19-12-2008-347400.php [consulté le 15/04/2011].
281 Ibid.
282 Chateauraynaud Francis, Torny Didier, Les sombres précurseurs. Une sociologie pragmatique de l’alerte et du risque, op. cit., p. 219.

– La médiatisation: outre une inégale capacité des groupes à se mobiliser (nous avons évoqué la difficulté des électrosensibles à se mobiliser à cause de leur état de santé), il existe aussi un inégal accès à la sphère médiatique. Aussi les mouvements renouvellent-t-ils leur répertoire d’action collective (occupation de lieux, sit-in…) pour accroître leur chance d’attirer l’attention des médias.
La notion de répertoire d’action collective a été élaborée par Charles Tilly, pour suggérer l’existence de répertoires disponibles, utilisés par certains groupes pour mettre en avant ou pour défendre leur intérêt (de la résistance fiscale au 17e siècle aux occupations d’usines ou blocages de route au 20e siècle)284. Aussi, Williams Gamson s’est-il intéressé à la façon dont les médias traitent de l’actualité des mouvements sociaux.
En s’appuyant sur la problématique des cadres d’action collective, il met en évidence deux aspects du discours journalistique défavorables aux mouvements sociaux: les problèmes et les enjeux ne sont pratiquement pas répercutés à partir d’une problématisation en termes d’injustice, c’est-à-dire par la désignation de victimes et de responsables; l’idée que l’action collective puisse avoir une influence sur les enjeux est largement absente des articles285.
La réflexion de W. Gamson vient éclairer la question de la construction des problèmes publics, notamment parce qu’il s’intéresse au rapport entre mouvements sociaux et médias. A cet égard, il nous invite à questionner ce rapport, non pas uniquement en termes de pourquoi et de comment se réalisent les comptes-rendus des mobilisations, mais également à partir de la question: en quoi les médias permettent-ils de penser ou non le recours à l’action collective ?286
Néanmoins, la pénétration de la couverture médiatique reste un objectif des associations ou des collectifs. En effet, les mobilisations visent, certes à construire un rapport de force, mais également à susciter des manifestations de « second degré », c’est-à-dire des « manifestations de papier », caractérisées par de larges comptes-rendus dans la presse, et dont le but est d’attirer l’attention des pouvoirs publics287.

283 Entretien téléphonique du 29/04/2011.
284 Tilly Charles, « Les origines du répertoire d’action collective contemporaine en France et en Grande- Bretagne » in Vingtième Siècle, n° 4, octobre 1984, pp. 93-94.
285 Neveu Erik, Sociologie des mouvements sociaux, La découverte, Paris, 2002, p. 94.
286 Neveu Erik, « Médias, mouvements sociaux, espaces publics », in Réseaux, n°98, 1999, p. 37.

– La politisation: la politisation n’est pas à confondre avec la « mise en politique288 », le premier terme renvoyant à une recherche de profit politique (au sens partisan du terme), tandis que la seconde expression renvoie à la mise en œuvre d’une action politique. Concernant la politisation, la prise en charge d’un problème par les autorités peut être facilitée parce que sa résolution est associée à des intérêts politiques. Par exemple, un maire peut se montrer conciliant avec une partie de ses administrés contestant l’installation d’une antenne-relais dans une perspective électorale.
Dans cette phase, l’inscription du problème sur l’agenda des institutions atteste du « sérieux » des revendications289. Toutefois, il existe de multiples agendas, chaque instance ayant un répertoire spécifique de questions à traiter. Par exemple, en juin 2000, la direction générale de la Santé a commandé le rapport Zmirou, l’un des tout premiers rapports en France relatifs aux risques pour la santé liés à l’usage des téléphones mobiles et à leurs équipements290.
Plus récemment, en avril 2009, la table ronde « radiofréquences, santé, environnement » (appelée aussi Grenelle des ondes) a été initiée par la secrétaire d’Etat à l’économie numérique et regroupait opérateurs, associations et élus. Ce faisant, une expérimentation d’abaissement des seuils à 0,6 V/m dans plusieurs communes a été proposée. Pour autant, ce n’est pas parce que le problème est inscrit sur le ou les agendas des institutions que sa résolution est acquise.
Par exemple Robin des Toits juge que « le Grenelle des Ondes est dévoyé291 », à l’exception de l’expérimentation de l’abaissement des seuils. C’est pourquoi l’association s’est retirée du processus de participation, ne voulant pas, par sa présence, le cautionner.

287 Champagne Patrick, « La manifestation. La production de l’événement politique », in Actes de la recherche en sciences sociales, Vol. 52-53, juin 1984, p. 28.
288 Nous empruntons cette expression à Yannick Barthe.
289 Cefaï Daniel, « La construction des problèmes publics : définitions de situations dans des arènes publiques », op. cit., p. 59.
290 Ce rapport a été demandé suite à la sortie du rapport Stewart aux Royaume-Unis, lequel dresse un bilan de l’état des connaissances et propose un certain nombre de recommandations tenant compte des incertitudes existantes. Cf. Direction générale de la Santé, Rapport Zmirou, « Les téléphones mobiles, leurs stations de base et la santé. Etat des connaissances et recommandations », 16/01/2001.
291 Robin des Toits, « Robin se retire du Grenelle des Ondes », communiqué de presse du 28/03/2011, en ligne, http://www.robindestoits.org/Robin-se-retire-du-Grenelle-des-Ondes-mais-pas-du-COMOP-Communique-de-presse-28-03-2011_a1200.html, [consulté le 18/04/2011].

Avec la quatrième et dernière phase , le problème rentre dans un processus de normalisation, caractérisé par la prise en charge du problème par les autorités et se traduisant par la programmation et la publication d’actions publiques.
Par exemple, dans le cas de l’amiante, son usage a été interdit en 1997, un Fonds d’indemnisation des victimes a été créé en 2000, et le Conseil d’Etat a reconnu la responsabilité de l’Etat « du fait de sa carence fautive à prendre les mesures de prévention des risques liés à l’exposition des travailleurs aux poussières d’amiante292. »
Lorsque la situation problématique perdure, que les procédures de négociation et d’arbitrage n’aboutissent pas, le problème reste alors au cœur d’enjeux de définition, de débats et de controverses sur les multiples scènes publiques.
Il peut également, avec la démobilisation des divers acteurs, perdre en visibilité et en publicité dans l’espace public, puis disparaître. Il peut tout aussi bien connaître une période « silencieuse », pour rebondir ultérieurement, favorisé par de nouvelles mobilisations avec son élargissement possible à de nouveaux acteurs. Ainsi, la trajectoire d’un problème peut-elle prendre des formes multiples et des durées variables.
Dans cette partie, nous avons tenté de dérouler un fil conducteur pour mettre en évidence la trajectoire d’un problème public. Nous avons ainsi éclairé le processus de fabrication d’un problème public, depuis sa formulation, en passant par son déploiement sur les multiples scènes publiques, jusqu’à son institutionnalisation puis sa normalisation.
Concernant l’hypersensibilité électromagnétique, le travail mis en œuvre par les associations et les collectifs montre leur capacité à poser le problème, à le définir et à le porter durablement sur les différentes scènes publiques pour accroître sa publicisation. Dès lors, les diverses mobilisations et actions communicationnelles engagées par les acteurs de la société civile sont décisives pour infléchir la trajectoire du problème de l’hypersensibilité.
Le rôle de D. Belpomme et de ses confrères nous semble également important, en l’occurrence au niveau du travail symbolique d’étiquetage du problème et de sa labellisation scientifique. Ils contribuent en outre à faire avancer les recherches sur le sujet. De même, les nouvelles dispositions mises en œuvre au sein de la justice sont-elles déterminantes quant à l’orientation des modalités de résolution de la question de la dangerosité des champs électromagnétiques.
Cependant, le problème de l’hypersensibilité ne se trouve pas en phase de normalisation. L’expérimentation de l’abaissement des seuils d’exposition constitue un premier pas, qui pourrait, si ces essais se révélaient concluants, s’élargir à l’ensemble du territoire. Ce faisant, il pourrait y avoir une phase de normalisation avec un encadrement législatif des expositions limitant les seuils de 0,6 V/m.
Pour autant, des actions restent à engager par les autorités sanitaires, notamment pour la prise en compte des électrosensibles. A cet égard, le programme envisagé par les équipes de l’hôpital Cochin, visant à élaborer un protocole d’accueil et de prise en charge des électrosensibles et à soutenir la recherche sur les causes de leurs symptômes, peut constituer une avancée dans le processus de résolution du problème; du moins si ce programme ne reste pas à l’état de projet293. La préservation et la création de zones blanches représentent également une composante constitutive de la phase de normalisation.

292 Le Conseil d’Etat a reconnu la responsabilité de l’Etat par une série de décisions rendues le 3 mars 2004.

Nous allons nous intéresser à présent à la place de la communication dans les mécanismes de constitution de l’hypersensibilité électromagnétique comme problème public.

293 Philippe Tribaudeau, porte-parole d’Une terre pour les EHS, nous a indiqué que ce programme n’était toujours pas mis en place. Entretien téléphonique du 29/04/2011.

Lire le mémoire complet ==> L’activité de communication autour de l’hypersensibilité électromagnétique
Mémoire de master 2 recherche en Sciences de l’information et de la communication
Université Stendhal Grenoble 3 – Institut de la Communication et des Médias

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