La notion d’espace public au 21e siècle

L’hypersensibilité électromagnétique: un problème de santé publique ? – Partie 2 :
Chapitre 4 – La notion d’espace public
L’espace public au 21e siècle
L’espace public politique tel qu’il a été théorisé par J. Habermas, s’il a connu de grandes transformations, reste néanmoins très présent dans les références de nombreux auteurs contemporains qui « limitent l’espace public à sa fonction politique, voire aux rôles qu’il assume sur la scène politique206. » En revanche, certains auteurs en sciences de l’information et de la communication s’accordent à penser que l’espace public ne constitue pas uniquement un espace symbolique entre la société civile et l’Etat, et ne se limite donc plus à sa composante politique. B. Miège observe qu’en même temps qu’il s’élargit, l’espace public se perpétue et se fragmente. Pour comprendre les principaux changements qui ont affecté l’espace public, cet auteur propose de faire un détour par l’histoire et d’analyser les quatre modèles de communication autour desquels se sont organisés les différents espaces publics207. Cet aspect historique nous permettra également de mieux comprendre la pratique des journalistes.
Tout d’abord, les premiers espaces publics des sociétés démocratiques en Europe et aux Etats-Unis s’organisent au 18e siècle autour de la presse d’opinion. Les hommes de lettres, publicistes au style souvent critique, assurent la renommée des journaux auxquels ils collaborent; les idées politiques sont alors étroitement mêlées aux propos littéraires. La presse d’opinion contribue ainsi aux débats, lesquels ont lieu principalement dans les cafés et les salons littéraires; « ce sont ces débats qui ‘‘activent’’ l’usage public de la raison, l’échange d’arguments, et à partir de là, la formation d’opinions publiques arbitrant entre des conceptions et des intérêts divergents208. » L’espace public constitue alors un intermédiaire entre la société civile et l’Etat, les opinions publicisées pouvant se traduire en représentations politiques. Aussi, ce modèle originel de communication de l’espace public est-il limité à la classe montante des bourgeois.

205 Miège Bernard, L’espace public contemporain. Approche Info-Communicationnelle, op. cit..
206 Miège Bernard, « L’espace public: perpétué, élargi et fragmenté », in L’espace public et l’emprise de la communication, Pailliart Isabelle (dir.), Ellug, Grenoble, 1995, p. 170.
207 Miège Bernard, « L’espace public: perpétué, élargi et fragmenté », op. cit., pp. 165-169.
208 Miège Bernard, « L’espace public: au-delà de la sphère publique », in Hermès, n°17-18, Paris, 1995, p. 51.

Le deuxième modèle de communication est celui de la presse commerciale qui s’implante à partir du milieu du 19e siècle. Les conditions économiques, politiques et culturelles de l’époque favorisent sa rapide montée en puissance. A la différence du modèle précédent, cette presse de « masse » est organisée sur une base industrielle et orientée par une recherche du profit; elle se caractérise par une perte d’autonomie des rédactions par rapport aux éditeurs et une distinction de plus en plus nette entre le journalisme et la littérature. La presse commerciale se fait alors l’écho de « l’opinion publique » laquelle « est avant tout une ‘‘construction’’ et une ‘‘mise en représentation’’ qui s’interposent entre des lecteurs-citoyens tenus éloignés et des appareils politico- informationnels, exprimant tant bien que mal les grandes catégories d’opinions209. »
Ce sont ensuite les médias audiovisuels de masse qui s’imposent à partir du milieu du 20e siècle. Le développement de ces médias, et tout particulièrement celui de la télévision généraliste, est largement lié à celui de la publicité commerciale et aux techniques du marketing. Le divertissement devient prégnant, et les médias audiovisuels de masse « assurent le primat des normes du spectacle et de la représentation au détriment de l’argumentation et de l’‘‘expression’’210. » B. Miège note que le modèle médiatique de masse, dominant dans la plupart des sociétés libérales-démocratiques, a une fonction non négligeable dans la formation du lien social.
Le quatrième modèle identifié par l’auteur, les relations publiques généralisées (ou communication généralisée), émerge à la fin des années 70. Les techniques de gestion du social et les technologies de l’information et de la communication sont alors largement utilisées par les Etats, les entreprises et les institutions sociales pour mettre en œuvre leurs stratégies de communication; « plus encore que les médias audiovisuels de masse, les relations publiques généralisées mettent l’accent sur les thèmes consensuels; elles visent, dans tous les domaines de la vie sociale, à fabriquer de l’adhésion211 ».
Un cinquième modèle peut-être se dessine, avec les techniques d’information et de communication et les nouveaux médias qui en émergent212.

209 Miège Bernard, « L’espace public: perpétué, élargi et fragmenté », op. cit., p. 167.
210 Ibid.
211 Ibid., p. 168.
212 Miège Bernard, L’espace public contemporain. Approche Info-Communicationnelle, op. cit., p. 118.

Ces quatre modèles de communication (presse d’opinion, presse commerciale, médias audiovisuels de masse, relations publiques généralisées) organisent l’espace public des sociétés libérales-démocratiques213. Si l’espace médiatique ne constitue qu’une partie de l’espace public, celui-ci se trouve cependant largement sous l’emprise des médias dominants. Aussi ces médias contribuent-ils à construire l’espace public et jouent-ils un rôle important dans ce qui est rendu public ou non. Par exemple, les médias audiovisuels ont un rôle essentiel dans la constitution des problèmes d’environnement en portant à la connaissance du public des problèmes qui sont peu visibles214, comme la pollution de l’air par les gaz toxiques ou la pollution de l’eau par les pesticides. De même, ils contribuent à faire connaître les questions liées aux risques sanitaires des champs électromagnétiques. Dans les situations de débat médiatisées, nous pouvons souligner également « l’arrivée d’une parole ordinaire, provenant de citoyens prompts à l’expression critique, [qui] provoque un bouleversement des légitimités de parole et légitime peu à peu un droit à parler en son nom, sans que cela ne nécessite d’autres compétences215. » Les médias peuvent ainsi contribuer à la multiplication des débats et à l’élargissement des acteurs y participant. En cela, ils sont révélateurs des transformations sociales à l’œuvre dans la société, se traduisant notamment par l’implication accrue des citoyens « ordinaires » dans des discussions portant sur des questions sociétales. Par exemple, les émissions de santé à la télévision s’intéressent désormais plus aux aspects sociaux de la maladie et sont davantage tournées vers la « parole ordinaire » qui tend d’ailleurs à jouer un rôle prépondérant216. De même, les débats organisés par les institutions publiques au niveau national ou au niveau des villes (débats publics, conférences de citoyens, conseils de quartier, etc.) visent à impliquer une pluralité d’acteurs. L’espace public historique, initialement accessible à une catégorie restreinte de personnes (les bourgeois éclairés pour J. Habermas, les citoyens libres pour H. Arendt) s’est donc élargi au plus grand nombre. A cet égard, B. Miège identifie deux mutations fondamentales dans l’espace public:
– « la fragmentation de l’espace public et son élargissement dans des espaces publics partiels »;
– « la formation d’un espace public désormais plus sociétal que politique217. »

213 Miège Bernard, « L’espace public: perpétué, élargi et fragmenté », op. cit., p. 167.
214 Champagne Patrick, « L’environnement, les risques et le champ journalistique », in Regards Sociologiques, n°14, 1997, p. 80.
215 Romeyer Hélène, Des modalités discursives et des paroles en situation, in Miège Bernard, L’espace public contemporain. Approche Info-Communicationnelle, Presses universitaires de Grenoble, Grenoble, 2010, p. 87.
216 Romeyer Hélène, « La santé à la télévision: émergence d’une question sociale », in Questions de communication, n°11, 2007, pp. 51-90.

Ainsi, les questions sociétales, c’est-à-dire les questions qui conjuguent à la fois des préoccupations individuelles et des préoccupations collectives, peuvent-elles susciter de plus en plus de débats, lesquels ne traversent pas forcément la sphère politique. Toutefois, si l’espace public s’est ouvert au plus grand nombre et si les références au débat public sont courantes dans le vocabulaire de l’action publique, cela ne signifie pas pour autant que les conditions de participation soient égales pour tous. Nous aborderons cette question dans le chapitre suivant. Notons cependant que dans la perspective d’un idéal démocratique formulé notamment par J. Habermas, « la légitimité de la délibération démocratique repose sur le fait que toutes les parties concernées puissent y prendre part afin que l’ensemble des points de vue soient pris en compte218. » C’est pourquoi certaines expériences de démocratie « participative », en favorisant le processus de participation, peuvent avoir un impact significatif219. Cependant, nous avons toutes les raisons de nous méfier de ces tentatives de « rénovation démocratique » affichées par des élus, des consultants, des universitaires, etc., parce qu’elles sont bien souvent sous-tendues notamment par le marketing politique ou par des perspectives de bénéfices professionnelles220. Loïc Blondiaux décline cinq critiques fondamentales relatives à la démocratie « participative »221. Tout d’abord, la volonté d’aboutir à un consensus tend à rendre inaudible l’expression des conflits ou des points de vue divergents, le but étant de favoriser l’unification des opinions. Ensuite, les pratiques de démocratie « participative » ne résoudraient pas l’asymétrie de participation et renforceraient même les inégalités sociales. Par ailleurs, l’existence du « citoyen ordinaire » ou du « profane » qui acquerrait un jugement éclairé tient de la fiction, puisque les personnes engagées dans un débat public le sont parce qu’elles sont déjà au fait des questions traitées; de même, la constitution d’un « public » démocratique ne peut se décréter. De plus, les procédures « participatives » sont réglées, cadrées, anticipées, scénarisées, ce qui limite la marge de manœuvre des participants. Enfin, la démocratie « participative » représente encore trop souvent un simulacre dans la mesure où, la plupart du temps, la prise de décision finale reste le monopole des pouvoirs publics.

217 Miège Bernard, « Conférence inaugurale du Colloque International de Tunis », organisé par l’ISD, l’IPSI et la SFSIC, 17-19 avril 2008, en ligne, http://www.sfsic.org/content/view/1225/173.
218 Blondiaux Loïc et Sintomer Yves, « L’impératif délibératif », in Politix, Vol. 15, n° 57, Premier trimestre 2002, p. 25.
219 Blondiaux Loïc, « La démocratie participative, sous conditions et malgré tout », in Mouvements, n° 50, juin-août 2007, p. 127.
220 Ibid., p. 123.
221 Ibid., pp. 123-126.

Au final, les procédures de démocratie « participative », si elles visent à encourager la participation du plus grand nombre aux discussions des choix collectifs, trouvent cependant des limites dans le processus délibératif et décisionnel; la plupart du temps, il n’y existe d’ailleurs aucune référence à la démocratie directe ou à l’autogestion222. Elles constituent des tentatives de réponse aux limites du fonctionnement des démocraties représentatives qui sont confrontées à trois sortes de crise: la « crise de l’autorité politique et scientifique », la « crise de la participation démocratique » et la « crise de la délibération publique »223. Aussi, « selon les conventions de la démocratie représentative, les demandes sociales ne sauraient s’exprimer directement et doivent passer par un ensemble de médiations dont le vote constitue l’élément clé224. » Dans cette perspective, les souhaits de chacun doivent s’exprimer au sein d’institutions traditionnelles (partis politiques, organisations syndicales, etc.), dont la fonction est de former et d’encadrer les opinions. Celles-ci font ainsi l’objet de médiations pour être ensuite traduites en demandes politiques225. C’est pourquoi les mobilisations collectives ont longtemps rencontré en France un certain mépris de la part de la science politique226. Néanmoins, les mouvements sociaux227 participent au renouvellement de l’espace public228. Ils peuvent contribuer, par exemple, à faire sortir de l’invisibilité sociale des groupes minoritaires ou illégitimes229. A cet égard Claude Lefort, faisant référence à la France du 19e siècle, rappelle que la démocratie telle que nous la connaissons aujourd’hui n’est pas une création de la bourgeoisie, mais qu’elle s’est instituée par des « voies sauvages », par des revendications souvent immaîtrisables230. Nous soulignons cet aspect parce que certaines actions, comme celles de militants qui bloquent des convois nucléaires231, peuvent être considérées communément comme « anti-démocratiques » ou « déviantes232 », parce qu’elles ne respectent pas les codifications institutionnelles. Pour autant, elles s’avèrent le plus souvent opérantes pour faire connaître ou maintenir un problème au sein de la sphère publique. C’est le cas par exemple de l’occupation de la forêt de Saoû par les électrosensibles, puisque cette action a notamment été relayée par les médias233 et qu’elle a conduit le conseiller général de la Drôme à interpeller la ministre de la Santé234. Ainsi, c’est parce que le sujet émerge dans la sphère publique qu’il peut faire l’objet de discussions, de débats et, peut-être, devenir un problème public. C’est cette thématique que nous allons à présent aborder.

222 Blondiaux Loïc, « La démocratie participative, sous conditions et malgré tout », in Mouvements, n° 50, juin-août 2007, p. 121.
223 Ibid., pp. 122-123.
224 Fillieule Olivier, Pechu Cécile, Lutter ensemble. Les théories de l’action collective, L’Harmattan, Paris, 1994, p. 10.
225 Ibid., p. 10.
226 Ibid., p. 11.
227 Nous entendons par mouvements sociaux des individus ayant en commun « une revendication à faire valoir. Ils expriment leurs demandes par des moyens familiers comme la grève, la manifestation, l’occupation d’un bâtiment public. », cf. Neveu Erik, Sociologie des mouvements sociaux, La découverte, Paris, 2002, p. 5.
228 Neveu Erik, « Médias, mouvements sociaux, espaces publics », in Réseaux, n°98, 1999, p. 76.
229 Ibid.
230 Ibid., p. 75.
231 AFP, « Trajet semé d’embûches pour le convoi nucléaire d’Areva », in Libération.fr, 5/11/2010, article en ligne, http://www.liberation.fr/terre/01012300580-trajet-seme-d-embuches-pour-le-convoi-nucleaire-d-areva, [consulté le 3/04/2011].
232 Nous aborderons la thématique de la déviance dans le prochain chapitre.
233 Cf. par exemple le reportage de France 3, B. Bourgeot, P. Perrel, S. Boulx, « Valence : Les electrohypersensibles jugés », in 19/20 Rhône-Alpes, France 3, 27/07/2010, reportage en ligne, http://rhone-alpes.france3.fr/info/valence–les-electrohypersensibles-juges-64193874.html?onglet=videos, [consulté le 3/04/2011].
234 DL, « Départ volontaire avant expulsion », in ledauphine.com, 9/10/2010, article en ligne,http://www.ledauphine.com/drome/2010/10/09/depart-volontaire-avant-expulsion, [consulté le 3/04/2011].

Lire le mémoire complet ==> L’activité de communication autour de l’hypersensibilité électromagnétique
Mémoire de master 2 recherche en Sciences de l’information et de la communication
Université Stendhal Grenoble 3 – Institut de la Communication et des Médias

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