Les travaux anglo-saxons consacrés aux problèmes publics

L’hypersensibilité électromagnétique: un problème de santé publique ? – Partie 2 :
Chapitre 5 – Eléments d’analyse de la constitution des problèmes publics
Pourquoi une maladie comme la fibromyalgie, qui touche plus d’une personne sur cent, rencontre-t-elle des difficultés de prise en charge ?235 Comment expliquer le décalage temporel entre les premiers signaux d’alerte concernant la dangerosité de l’amiante et la mise en œuvre d’une politique publique ? Pour quelles raisons l’hypersensibilité électromagnétique est-elle reconnue comme un syndrome en Suède, mais ne l’est pas en France ? Ce sont à ces questions que nous tenterons de répondre dans ce chapitre. De façon plus générale, nous nous intéresserons aux processus par lesquels un problème, présent
dans la société (problème social), acquiert une qualification de problème public. Un « problème public » peut être défini comme la transformation d’un problème social en enjeu de débat public qui suscite une intervention des autorités. Aussi n’existe-t-il pas de corrélation entre l’importance « objective » d’un problème et sa constitution en problème public. Par exemple, dans le cas de l’amiante, ce n’est pas parce que des ouvriers du bâtiment ont été exposés quotidiennement à ce produit extrêmement nocif pour la santé, que cette situation s’est transformée rapidement et naturellement en problème public. Dans un premier temps, nous aborderons les travaux interactionnistes anglo-saxons consacrés à la construction des problèmes publics. Bien que portant sur des catégories de problèmes plus larges, nous faisons un détour par cette approche, d’une part parce qu’elle s’attache à montrer le caractère construit des problèmes publics, et d’autre part parce qu’elle apporte un éclairage également sur les processus à l’œuvre dans la construction des problèmes publics dans le secteur de la santé. Dans un deuxième temps, nous chercherons à identifier les différentes phases présentes dans la constitution de l’hypersensibilité électromagnétique comme problème de santé publique.
Les travaux anglo-saxons consacrés aux problèmes publics
Howard Becker est l’un des premiers auteurs à montrer, dans les années 60, le caractère construit des problèmes publics. Issu du courant interactionniste de l’école de Chicago, il montre comment la notion de déviance résulte d’un processus d’étiquetage réalisé par l’action de groupes sociaux. Ceux-ci disposent du pouvoir d’instituer des normes, dont la transgression représente une déviance. L’acte, alors qualifié de délinquant, résulte de l’étiquetage entrepris par les initiatives d’autrui236. H. Becker illustre cette problématique par son étude sur la pénalisation de la consommation de marijuana. Il met en avant trois points pour expliquer le succès de l’interdiction de la marijuana aux Etats- Unis: l’identité des fumeurs (populations noires ou mexicaines faciles à stigmatiser); les effets de la marijuana s’opposent aux valeurs de la société, notamment à l’éthique protestante; l’opportunité pour les autorités pénales d’étendre leurs compétences237. Dès lors, la consommation de marijuana est construite comme un problème public parce que les consommateurs de marijuana sont stigmatisés comme déviants, l’activité collective leur attribuant ce label. Ces travaux ne sont pas sans lien avec notre sujet. En effet, nous avons vu que la légitimation de l’hypersensibilité passait par un processus d’explication scientifique. Ainsi, en attribuant à leurs symptômes une « qualification scientifique », c’est-à-dire un étiquetage, un label, les électrosensibles peuvent-ils être pris au sérieux et, par conséquent, faire l’objet d’un début de reconnaissance.

235 Nacu Alexandra, Benamouzig Daniel, « La fibromyalgie : du problème public à l’expérience des patients », in Santé publique, Vol. 22, n° 5, pp. 551-562.

Joseph Gusfield, un autre sociologue de Chicago, déploie à la suite de H. Becker cette théorie de l’étiquetage. Il s’intéresse alors aux modalités à partir desquelles la consommation d’alcool est constituée comme une pratique déviante par les défenseurs des valeurs puritaines. Ainsi montre-t-il comment la construction des problèmes publics entrepris par des « entrepreneurs de morale » ne s’explique pas forcément par une logique de l’intérêt matériel, mais par des bénéfices symboliques recherchés par des groupes sociaux en quête d’une réassurance face au déclin de leurs valeurs238. Ce faisant, J. Gusfield prête une attention particulière aux dimensions symboliques, c’est-à-dire au sens donné au problème public, qui se traduit par une conversion d’un problème lié à des identités sociales en problème d’éthique et de statut239. En 1981, J. Gusfield enrichit son analyse de nouveaux concepts en étudiant la représentation de l’insécurité routière aux Etats-Unis dans les années 70. Il montre comment l’alcoolisme au volant est constitué comme problème public à partir d’un important travail symbolique (statistiques, rapports d’experts, cadres interprétatifs)240. A cette occasion, il introduit la catégorie « propriétaires de problèmes publics » pour souligner l’inégale capacité des acteurs à accéder aux arènes de débat public. Il définit cette catégorie comme l’ensemble des acteurs qui, « à un moment donné, bénéficient d’un accès routinisé aux instances politico-administratives qui gèrent un problème reconnu comme tel241. » A cet égard, nous verrons dans le paragraphe suivant, comment les acteurs de la société civile, regroupés en collectifs ou en associations, déploient différentes actions pour compenser cette inégalité d’accès à l’arène publique.

236 Neveu Erik, « L’approche constructiviste des “problèmes publics”. Un aperçu des travaux anglo-saxons », in Etudes de communication, n° 22, 1999, p. 43.
237 Ibid., pp. 43-44.
238 Ibid., p. 44.
239 Ibid., pp. 44-45.
240 Ibid., p. 45.

Ainsi, les différents travaux de l’école de Chicago ont-ils permis de stabiliser un certain nombre de connaissances concernant la construction des problèmes publics. Ils nous montrent combien les processus d’émergence, de cadrage et de traitement des problèmes se traduisent par une inégale maîtrise de la situation par les divers acteurs concernés. En effet, un problème public ne s’impose pas comme tel, il est l’enjeu d’une lutte de définition. Dans le cas de l’hypersensibilité électromagnétique, ce processus de définition engage, comme nous l’avons vu, de multiples acteurs: les scientifiques, les industriels, les pouvoirs publics, les acteurs de la société civile, les assureurs, les juges et les médias. Aussi, la manière de définir le problème, de le poser, détermine-t-elle la façon de le traiter. Ce faisant, à un moment donné, des acteurs sont désignés, tandis que d’autres ne semblent pas concernés par la résolution de la situation problématique. Par exemple, en France, les constructeurs de téléphones mobiles sont très peu interpellés par la question sanitaire des champs électromagnétiques242, alors qu’ils font l’objet de nombreux procès aux Etats-Unis243.
Les travaux de William Felstiner, Richard Abel et Austin Sarat s’inscrivent également dans une approche interactionniste et constructiviste des problèmes publics. Ils ont mis en évidence, dans le domaine juridique, trois phases (Naming, Blaming, Claiming) au terme desquelles un fait se transforme en problème public244. Réaliser (Naming) consiste à exprimer qu’une expérience représente une offense, un problème générateur de litige245. Il en est ainsi lorsqu’un électrosensible, resté longtemps sans pouvoir donner d’explications à ses maux, établit un lien entre ses symptômes et son exposition aux champs électromagnétiques. La phase suivante, Reprocher (Blaming), conduit à transformer l’expérience offensante, perçue comme telle, en un grief et donc à attribuer la responsabilité à un autre individu ou à une institution sociale246. Cette phase est illustrée, par exemple, par les reproches adressés par les électrosensibles à l’encontre des pouvoirs publics concernant la norme d’émission des antennes-relais jugée trop élevée. La troisième phase se produit lorsque le grief conduit la personne à réclamer (Claiming), cette réclamation passant par la publicisation d’une demande de remède247. Pour les électrosensibles, il s’agit de demander l’abaissement des seuils d’exposition des antennes- relais par exemple, ou la création de zones blanches. La demande, lorsqu’elle n’est pas prise en compte ou qu’elle est rejetée totalement ou en partie, se transforme en litige. Là encore, l’émergence et la transformation d’un problème résulte d’un processus d’étiquetage, condensé en trois phases (définition du problème, définition des causes et des responsabilités, demande de réparation). Ce faisant, un problème est le fruit d’une construction sociale résultant de l’activité des acteurs demandant la réparation d’un grief supposé ou réel. Si nous avons choisi de faire référence aux travaux de William Felstiner, Richard Abel et Austin Sarat, c’est parce que l’interaction des différents acteurs dans la définition d’un problème public général s’appuie sur un modèle judiciaire: des victimes rendent publics des préjudices, désignent des responsables auprès du « tribunal de l’opinion publique » ou des autorités publics, en vue d’obtenir la résolution du problème248.

241 Neveu Erik, « L’approche constructiviste des “problèmes publics”. Un aperçu des travaux anglo-saxons », op. cit., p. 46.
242 Pour ne pas nous perdre dans des considérations techniques, nous n’avons pas encore abordé la question du Débit d’Absorption Spécifique (DAS) pour les équipements terminaux radioélectriques (téléphones mobiles par exemple). Ce débit d’absorption renvoie à la quantité de rayonnements absorbés par le corps humain. Sa valeur limite, fixée par un Arrêté du 8 octobre 2003, est de 0,08 W/kg pour le corps entier, et de 2 W/kg pour la tête ou le tronc (exprimée en watts par kilogramme).
243 Mobiles magazine, « Début des procès mettant en cause des mobiles », in Mobiles magazine, n° 36, février 2001, p. 16.
244 Felstiner William L. F., Abel Richard L., Sarat Austin, « L’émergence et la transformation des litiges: réaliser, reprocher, réclamer », in Politix, Vol. 4, n° 16, Quatrième trimestre 1991, pp. 41-54 (éd. orig. 1980).

Nous avons mis en évidence, dans cette partie, que tout problème social peut potentiellement devenir un problème public, mais que cette conversion n’est pas directement liée aux caractéristiques propres au problème lui-même. C’est pourquoi les douleurs causées par la fibromyalgie ou par l’hypersensibilité électromagnétique ne sont pas des aspects déterminants pour déclencher l’action des pouvoirs publics. Pour autant, ces pathologies peuvent acquérir l’attention des autorités sanitaires, la définition et le traitement des problèmes résultant de la construction d’un rapport de force engagé entre divers acteurs issus de mondes sociaux différents (journalisme, acteurs de la société civile, industrie, politique, justice, etc.). Mais tous les problèmes ne circulent pas forcément dans la sphère publique, certains restant dans des cercles réduits pour être traités entre personnes autorisées, d’autres faisant l’objet de transactions en coulisses. En outre, la trajectoire d’un problème peut connaître des fluctuations dans le temps, avec des temps de confinements et des temps de plus ou moins grande publicisation.

245 Felstiner William L. F., Abel Richard L., Sarat Austin, « L’émergence et la transformation des litiges: réaliser, reprocher, réclamer », op. cit., p. 42.
246 Ibid., pp. 42-43.
247 Ibid., p. 43.
248 Cefaï Daniel, « La construction des problèmes publics : définitions de situations dans des arènes publiques », in Réseaux, n°75, 1996, p. 52.

Lire le mémoire complet ==> L’activité de communication autour de l’hypersensibilité électromagnétique
Mémoire de master 2 recherche en Sciences de l’information et de la communication
Université Stendhal Grenoble 3 – Institut de la Communication et des Médias

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