Couper l’herbe sous le pied des patent trolls

Couper l’herbe sous le pied des patent trolls

Section 3 – Couper l’herbe sous le pied des patent trolls

Pour qu’un patent troll puisse s’adonner à son activité, il lui faut posséder des brevets, c’est l’évidence même. Pourquoi alors, pour les compagnies susceptibles d’en être victimes, ne pas racheter certains brevets, avant qu’ils ne tombent aux mains des trolls ? Telle est l’activité principale de sociétés telles qu’Allied Security Trust et RPX Corporation qui se spécialisent dans la constitution de portefeuilles de brevets dans une optique défensive.

§1. Allied Security Trust

Allied Security Trust (AST) identifie et achète, de manière systématique, des brevets portant sur des hautes technologies, disponibles sur le marché. Composée de dix-huit entreprises ayant toutes un chiffre d’affaires annuel d’au minimum 500 millions de dollars, dont Cisco, Ericsson, HP, Google, IBM, Intel, Philips ou encore Research in Motion, la compagnie se finance par un droit de souscription de 150.000 dollars par membre et des cotisations annuelles de 200.000 dollars par membre154.

Les membres établissent un escrow account et choisissent, en fonction de leurs intérêts respectifs, le montant qui peut être retiré de ce compte pour acquérir un brevet donné. Une fois le brevet acquis, ceux qui ont participé à l’acquisition reçoivent une licence et les membres qui n’ont pas investi d’argent dans le brevet en question conservent la possibilité d’en acquérir une, ultérieurement, pour un prix plus élevé. Cette licence est perpétuelle, irrévocable, mondiale et non-exclusive. Une fois les licences accordées aux membres intéressés, le brevet est revendu, ce qui permet, par ailleurs, aux membres de couvrir 82% du montant investi. Selon la société, cela fait du trust le mécanisme collaboratif le plus économique pour obtenir des licences de brevets155. La cession doit intervenir endéans l’année qui suit l’acquisition du brevet. Il s’agit du modèle « catch, license and release » qui caractérise cette association « purement défensive […] et qui ne pourra jamais menacer les autres avec un portefeuille de brevets »156.

Leur objectif avoué n’est pas de faire du profit157 mais de mettre des ressources en commun, dans une optique défensive. AST a investi 40 millions de dollars dans plus de 400 brevets principalement dans les domaines de l’informatique, des télécommunications et des technologies réseaux.

Voici donc une nouvelle race de NPE : AST prospecte le marché, achète des brevets par lesquels ses membres sont intéressés, octroie des licences et revend finalement ses acquisitions. Cette dernière étape vise à prévenir les allégations de patent trolling que certaines firmes pourraient faire à l’encontre d’AST.

Comme le dit son directeur, Dan McCurdy, également à la tête de PatentFreedom : « AST mandates that we sell the patents we purchase within one year […] to avoid an allegation that we could become a troll in the future by amassing a hoard of patents »158. Cependant, cela n’a pas empêché AST d’être poursuivi, en mars 2010, par la société Limelight Networks, Inc. devant le United Stated Disctrict Court of Arizona.

Limelight affirmait qu’AST voulait le forcer à acquérir une licence d’exploitation à l’un de ses brevets sous la menace de le céder à l’un de ses concurrents159 : en clair, Limelight accusait AST d’agir comme un troll. Cette affirmation fut démentie par AST, alléguant que sa charte lui interdisait d’agir en justice pour faire respecter les droits de propriété intellectuelle qu’il détient.

Avant que le cas ne puisse être porté devant un juge, les deux parties ont trouvé un accord de licence, resté, au moment où nous écrivons ces lignes, secret. AST serait-elle en train de devenir un troll ?

Le business model d’AST est-il par ailleurs viable, non pas au regard de la législation sur la propriété intellectuelle, mais au niveau de la législation anti-trust ? La question est pertinente si l’on en croit le récent procès intenté par SITI-Sites à l’encontre d’AST160 pour un motif de antitrust devaluation conspiracy. Selon le demandeur, qui réclame 500 millions de dollars de dommages et intérêts, le trust vise à pousser les petits acteurs à la faillite.

En achetant des brevets en masse, le groupement « assèche »161 le marché, en l’espèce celui des technologies télécom sans fil 3G et 4G, et peut ainsi exercer un contrôle plus étroit sur le développement de nouveaux produits.

De plus, leur pratique « catch and release » a pour effet de diminuer le prix de revente des brevets ainsi que le prix des licences d’exploitation; les membres peuvent ainsi se faire concurrence plus facilement, tout en évitant les surprises technologiques révolutionnaires de petites entreprises ou d’inventeurs individuels.

Celles-ci deviennent virtuellement impossibles puisque la technologie de base, brevetée, est possédée par le conglomérat : les grandes entreprises, dans ce modèle, ne se font plus concurrence mais collaborent pour réduire la concurrence d’autres acteurs, pas encore établis sur le marché162 et peuvent, ainsi, faire évoluer la technologie comme elles le souhaitent.

Toujours selon la demande de SITI-Sites, AST chercherait à créer un monopole en usant de pratiques telles que des manipulations de marché et des pratiques d’achat trompeuses. La société protègerait par ce biais le pouvoir oligopolistique de ses membres.

Si la demande de SITI-Sites aboutira, seul l’avenir le dira. Il reste cependant qu’une telle demande remet sérieusement le business model d’AST en question car, si des violations au droit de la concurrence sont constatées, on voit mal comment son activité pourrait perdurer. Plus la société accueillera de membres, et a fortiori de membres qui font figure de leaders dans une industrie donnée, plus le risque qu’un abus de position dominante soit constaté est grand.

Ainsi, ces NPE d’un genre nouveau, en voulant parer aux problèmes posés par les trolls, risquent de générer un autre problème au regard des objectifs de la propriété intellectuelle : une concentration de licences aux mains de grandes entreprises pourraient en effet porter préjudice à l’innovation en constituant un véritable hold-up.

154 Quand on sait que le moindre litige ayant trait à un brevet se monte souvent à 3 millions de dollars en frais de justice, une telle cotisation semble bien peu élevée.

155 ALLIED SECURITY TRUST, « Allied Security Trust Announces Availability of Major Patent Portfolio: Providing Opportunity for Anyone to Take a License Prior to the Upcoming Portfolio Sale », Marketwire, 26 janvier 2010.

156 Selon les propres termes d’AST. Voyez http://www.alliedsecuritytrust.com/divestiture_process.aspx (consulté le 16 juillet 2010).

157 R. MERRITT, « Patent pools may flow in wake of latest alliance », EE Times, 7 février 2008.

158 J. WILD, « Defensive patent aggregator faces US legal action over alleged troll-style behavior », Intellectual Asset Management, 17 mars 2010.

159 Limelight Networks, Inc. v. Allied Security Trust and Twister Investments, LLC, No. 2:10-cv-00585-NVW (D. Arizona 2010).

160 SITI-Sites.com, Inc. v. Verizon Communications, Inc., Allied Security Trust, Daniel P. McCurdy, Brian Hinman, Cisco Systems, Inc., Ericsson, Inc., No 10 Civ. 3751 (S.D.N.Y. 2010).

161 B. LEONARD, « Verizon, Cisco Face $500M Antitrust Claim », Courthouse News Service, 10 mai 2010.

Comme exposé par SITI-sites dans sa demande, si un grand nombre de brevets tombent aux mains de grandes entreprises, celles-ci bénéficieront d’un droit de hold-up sur les innovations subséquentes, basées sur la technologie protégée. Certes, AST s’est engagé à ne pas intenter de poursuites judiciaires mais ses membres restent libres de racheter à AST des brevets déterminés et d’intenter, par la suite, des actions en justice : de devenir des trolls, en somme.

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