Métiers masculins des techniciennes du cinéma français

2) Fonctions occupées par les techniciennes du cinéma
Graphique n°8 – Répartition des sexes parmi les techniciens du cinéma en 1962 (en %)
Techniciens, techniciennes ?
Nous pouvons découvrir sur le graphique n°8 ci-dessus les différentes professions qu’exercent les techniciens du cinéma en 1962. Visiblement, les femmes sont présentes dans quasiment chacune de ces fonctions mais elles ne le sont ni de manière constante, ni de la même façon que les hommes.
En effet, très peu de postes sont occupés par autant d’hommes que de femmes et l’on remarque que tous semblent plutôt réservés à l’un ou l’autre sexe. On retrouve ainsi très peu de femmes chez les scénaristes, réalisateurs ou encore chez les cameramen, perchmen et autres accessoiristes tandis que l’on ne dénombre aucun homme chez les habilleuses et les script-girls. Y aurait-il des métiers féminins et d’autres masculins ? C’est ce que nous allons vérifier, au cas par cas, dans les pages qui suivent.
2) a. Des métiers masculins
Les réalisateurs
En 1952, l’annuaire Bellefaye recense 205 réalisateurs. 190 d’entre eux sont des hommes, 12 sont non identifiables de par l’absence de leur prénom ou la mixité de ce dernier, 3 sont des femmes. 3 pour 190 hommes. Au début des années 1950 ces derniers dominent donc plus que largement la profession. Et les choses ne vont guère évoluer au fil des ans, comme le démontre le graphique n°9 ci-dessous.
Dans une nouvelle édition du Bellefaye, celle de 1955 en l’occurrence, 254 personnes proposent leurs coordonnées dans la catégorie « réalisateurs ». Ils sont donc plus nombreux que quelques années auparavant. En réalité, c’est surtout la part d’hommes qui a augmenté puisqu’ils sont désormais 238. Les réalisatrices sont au nombre de 5. Deux de plus qu’en 1952 lorsque le nombre d’hommes a quant à lui augmenté de près de cinquante points.
En 1962, Nouvelle Vague oblige, le nombre de réalisateurs explose puisqu’on en dénombre pas moins de 389 dans le Bellefaye de cette année. Le nombre d’hommes passe à 366 et celui des femmes à 8. Ainsi, si l’on compare avec l’édition de 1955 on remarque qu’ils progressent de la même manière puisque la part d’hommes augmente de 54 % tandis que celle des femmes augmente de 60%. Quelques années plus tard, en 1967, on retrouve 461 personnes se présentant dans la fonction « réalisateurs » de l’annuaire. Comme le démontre le graphique ci-dessus, le nombre se divise comme suit : 436 hommes, 10 femmes et 15 inconnus. A l’aube de Mai 1968 l’accès des femmes à la réalisation semble ainsi bien faible.
Ainsi, la réalisation est et demeure un monde masculin ! Effectivement, en faisant la moyenne des quatre années on obtient les résultats suivants : 93,9 % des réalisateurs sont des hommes, 1,9 % étant le taux de femmes pour cette profession. Par conséquent, alors que celle-ci attire de plus en plus de personnes au fur et à mesure des années, la part de femmes reste quant à elle toujours inférieure à celle des hommes.
Ce constat semble pourtant contraster avec l’opposition de la Nouvelle Vague au professionnalisme et avec sa volonté de rendre accessible à tous la pratique cinématographique. En 1960, Truffaut déclare à ce propos à la revue Téléciné :
La Nouvelle vague a démystifié la fonction de metteur en scène : c’était un secret, une chose inaccessible, dont on écartait les intellectuels et les artistes, sous prétexte qu’il y a dans la mise en scène un aspect technique et manuel en même temps qu’une sorte de performance physique105.
Les jeunes cinéastes dits Nouvelle Vague érigent par ailleurs l’inexpérience en art, et racontent non sans fierté l’incompétence qui fut la leur à leurs débuts. Claude Chabrol révèle ainsi avec humour : « pour régler mon premier plan du Beau Serge, j’ai demandé dans quel viseur de la caméra je devais regarder, je ne savais même pas où mettre mon œil ! 106». Malgré cet incident, il affirme que « Les études à l’Idhec devraient durer une demi-journée107 » à peine et renchérit en 2004 dans Comment faire un film, livre dans lequel il déclare :
J’ai dit à mes débuts qu’il ne fallait pas plus de quatre heures -et encore, quand on n’est pas doué- pour apprendre la mise en scène, et je le pense toujours. Il suffit de quatre heures pour apprendre ce qui est nécessaire, à quoi correspondent les objectifs, la petite grammaire des directions de regards, comment réaliser les mouvements d’appareil, la profondeur de champs… 108
Claire Clouzot confirme qu’en troquant leurs plumes pour des caméras, les jeunes cinéastes étaient des novices, n’ayant pour capital « que leur acquis théorique, polémique, cinéphilique et leur culture générale. Pas d’écoles, pas d’apprentissage technique109 ».
En janvier 1962 le metteur en scène Claude Autant-Lara dénonce quant à lui cette naïveté dans une lettre publiée dans la revue Cinéma 62. Il accuse les réalisateurs du nouveau cinéma français de n’être que des impatients, des ignorants, « [des] incapables de bien raconter […] pas foutus de faire juste, sobre, normal110 » et reproche aux magazines de cinéma d’avoir « aidé à ériger leurs navrantes incapacités en soi-disant esthétique111 ».
Cependant, si quelques cinéastes désacralisent l’accès à la réalisation, pourquoi ne trouve-t-on pas davantage de femmes réalisatrices ? Se dirigent-elles plutôt vers l’assistanat, qui permet traditionnellement l’apprentissage du métier ? Peut-être se contentent-elles encore en effet du statut d’assistantes. Pour vérifier cette hypothèse, il suffit d’observer les noms qui jonchent la catégorie « assistants réalisateurs » des annuaires.
Les assistants réalisateurs
Graphique n°10 – Répartition par sexe et par année des « assistants réalisateurs »
Il y a 320 assistants réalisateurs -tous sexes confondus- en 1952, ils sont 354 en 1955, 385 en 1962 et 306 en 1967. Mais comme on peut le voir sur le graphique n°10 ci- dessus, la profession se décline une nouvelle fois davantage au masculin qu’au féminin. En 1962 par exemple, il y a 327 assistants pour seulement 27 assistantes.
En outre, en cumulant les données des quatre années, on peut conclure qu’il y a en moyenne 6,5 % de femmes et 85,6 d’hommes parmi les assistants réalisateurs. L’écart est important, certes, mais il reste moins sévère que le fossé qui sépare les 1,9 % de femmes réalisatrices des 93,9% de réalisateurs masculins.
D’autre part, si l’on observe attentivement le graphique n°10, on peut se rendre compte de deux singularités. Premièrement, en 1962, au cœur de la Nouvelle Vague, le nombre d’assistants est de 385, soit plus élevé que les années précédentes, il retombe d’ailleurs à 306 en 1967. Aussi, on peut supposer que l’affluence à ce poste est due à l’effet Nouvelle Vague que connaît alors l’industrie cinématographique. Deuxièmement, on peut se rendre compte qu’il y a une assistante pour 20 assistants en 1952, la part est de une pour 16,3 en 1955 tandis qu’il y a une femme pour 12 hommes en 1962. En 1967 par contre, la proportion femmes/hommes est de une pour 9. Ainsi, au fil des ans, il y a de plus en plus de femmes qui désirent assister un réalisateur et qui se présentent par conséquent en tant qu’assistantes dans les annuaires professionnels. Par contre, cela ne nous dit pas si elles convoitent le poste de réalisateur et ambitionnent de réaliser leurs propres films dans le futur ou si elles souhaitent au contraire continuer dans l’assistanat.
Quoi qu’il en soit, la réalisation ne semble pas être convoitée par les femmes puisque très peu d’entre elles se présentent en tant que réalisatrices ou en tant qu’assistantes. Mais ce résultat n’est pas très étonnant dans la mesure où nous avions déjà constaté la faible part de cinéastes féminines dans les dictionnaires du cinéma français de différentes revues. Voyons si la gent féminine se destine à d’autres professions du cinéma.
Les scénaristes
Comme le précise le réalisateur Claude Chabrol, « l’écriture d’un scénario obéit à des règles précises112 » et relève d’un exercice de style particulier. Récit plus technique que littéraire, il contient en effet des indications visuelles et auditives explicites ainsi que tous les dialogues du film. Le scénario est en ce sens un objet important puisqu’il permet d’appréhender une histoire avant que celle-ci ne soit filmée. Il suggère également à l’équipe technique (cameraman, ingénieur du son, chef opérateur…) l’ambiance que l’on retrouvera dans le film et offre aux comédiens une idée des personnages qu’ils devront interpréter. Son écriture, confiée à un ou plusieurs scénariste(s), est ainsi une étape essentielle de la fabrication d’un film. Généralement ce sont les hommes qui s’y attèlent, la profession étant davantage masculine que féminine.
En effet, comme le montre le graphique n°11 ci-dessous, les scénaristes présentés dans les annuaires Bellefaye de 1952, 1955, 1962 et 1967 sont en grande majorité des hommes, et ce peu importe l’édition.
Graphique n°11 – Répartition par sexe et par année des « scénaristes »
Toutefois, on peut remarquer que le nombre total de scénaristes augmente au fil des ans, passant de 316 en 1952 à 377 trois ans plus, puis à 549 en 1962 et enfin à 576 en 1967. En parallèle à cette progression on peut déceler une autre augmentation, celle du nombre de scénaristes féminines. Evidemment, ces dernières restent minoritaires, mais l’on peut constater que si elles ne constituent que 3,8 % de la profession en 1952, elles sont 5,3 % en 1955 tandis qu’en 1962 et en 1967, 6 % et 7,6 % des scénaristes sont de sexe féminin. Ainsi, peu à peu, le métier de scénariste se féminise.
Ce n’est pas le cas des dialoguistes de doublage qui sont de moins en moins nombreux et dont la proportion de femmes ne cesse de reculer, comme le révèle le graphique ci-dessous.
Les dialoguistes de doublage
Le dialoguiste de doublage est, comme son nom l’indique, un auteur de doublage. Il traduit et adapte les dialogues de films étrangers lorsque ceux-ci doivent être doublés car la langue qui y est parlée n’est pas celle du pays de diffusion. Tout en respectant l’œuvre originale ainsi que le rythme et la synchronisation des répliques, le dialoguiste crée de nouveaux dialogues qui se doivent évidemment d’être cohérents avec l’image. Cette tâche n’est pas évidente et, comme le prouve le graphique n°12 ci-dessous, elle est davantage accomplie par des hommes.
Graphique n°12 – Répartition par sexes et par années des « dialoguistes de doublage »
Contrairement aux données du graphique n°11, celles-ci nous dévoilent une profession dont les effectifs ont diminué de moitié en quinze ans. Les femmes, elles, ont complètement disparu puisqu’alors qu’elles représentaient environ 28 % des dialoguistes de doublage en 1952 et 1955, aucune d’entre elles ne se présentent comme tel dans l’annuaire de 1967.
Or ne dit-on pas des femmes qu’elles sont plus littéraires que les hommes, ceux-ci étant davantage scientifiques ? En effet, le « clivage essentiel entre garçons et filles tournerait autour des mathématiques. C’est du moins ce que le sens commun répète à l’envi. Les filles seraient plus « littéraires » et les garçons plus « scientifiques »113 ».
Pourtant, les deux métiers « littéraires » du cinéma, ceux de scénaristes et dialoguistes de doublage, sont tous deux dominés par les hommes, preuve une fois de plus que le cinéma est davantage un monde masculin.
Les métiers de la décoration
La décoration de la maison est couramment l’apanage des femmes. Au cinéma au contraire, ce domaine est plutôt masculin comme on s’en rend compte grâce aux données visibles sur le graphique n°13 présenté plus loin.
Le chef décorateur est le principal responsable du décor et doit en ce sens en gérer le budget. Puis, sous les directives du réalisateur et selon la tonalité que ce dernier souhaite donner au film, il recherche les décors dans lesquels évolueront les acteurs ou en imagine d’autres et, dans ce cas, supervise leur création. Il est ainsi important qu’il soit doté d’une grande créativité, couplée d’une culture générale qui lui permet d’apprécier différents styles de décoration, en fonction des époques à représenter par exemple. Cette fonction exige en effet une grande connaissance sur le plan artistique et historique. Le chef décorateur s’entoure de différents collaborateurs comme les tapissiers ou des peintres et est assisté par un ou plusieurs assistants décorateurs. Le tapissier s’occupe quant à lui de la décoration textile selon les indications du chef décorateur. Il confectionne ainsi les rideaux pour habiller les fenêtres, façonne ou répare des garnitures de canapés, de chaises ou encore de lits et installe des éléments de décoration comme des tapis ou des tentures.
L’équipe décoration compte également un régisseur d’extérieur et un accessoiriste qui, ensemble, s’occupent des accessoires. Le premier est chargé de trouver tous les objets demandés par le réalisateur avant que le tournage ne commence. Il s’assure qu’ils soient disponibles en temps voulu. Le second, est responsable de ces accessoires dès que débute le tournage. Sur le plateau, il veille à ce qu’ils soient présents au bon moment et bon endroit dans le décor. Au fil des prises de vues, il les place et les déplace. Livres, pistolet, chapeau, trousseau de clés, tout doit être prêt au moment où la scène se tourne.
Les actions conjuguées de toutes ces personnes permettent de rendre le décor harmonieux et vraisemblable. Comme nous pouvons le voir sur la graphique n°13 ci- dessous, aucune femme ne se présente comme chef décorateur dans les annuaires de 1952 et 1955. Parmi les noms pouvant être identifiés on ne recense ces années là que des hommes. Ils sont 54 en 1952 et 57 en 1955. Sept ans plus tard il y a 68 chefs décorateurs, dont 63 hommes et 1 seule femme. Même constat en 1967 où nous ne trouvons qu’une femme pour 68 hommes. Par ailleurs, sur les quatre années étudiées, nous ne repérons que 4 femmes chez les régisseurs généraux, une par an. Il y en a ainsi 1 sur 48 et 1 sur 47 dans les années 1950 et 1 sur 26 puis 1 sur 29 en 1962 et 1967. Plus étonnant encore, les accessoiristes, qui sont environ une soixantaine chaque année, ne comptent jamais aucune femme, et ce peu importe les années.
Comme on le voit sur le graphique n°13, il n’y a qu’au sein des professions d’assistants décorateurs et de tapissiers que les femmes sont un peu plus nombreuses. Un peu plus à peine, certes, mais leur proportion ne cesse d’augmenter au fil des ans. Ainsi, alors que l’assistanat dans la décoration n’est représenté que par 5,4 % puis 6,1 % de femmes en 1952 et 1955, ce taux s’élève à 13,3 % en 1962 et à 15,8 % en 1967. Finalement, c’est parmi les tapissiers que l’on compte le plus de femmes, puisque celles-ci composent 19,2 % de la profession en 1952, 24,1 % trois ans plus tard ou 25 % en 1967. En 1962, la gent féminine est même présente à 30,3 % !
Graphique n°13 – Répartition des sexes par année et par fonction parmi les métiers de la décoration
On constate donc que les femmes sont reléguées aux postes d’assistantes et sont de fait sous les ordres des hommes du plateau, c’est-à-dire des chefs décorateurs, régisseurs d’extérieurs et autres accessoiristes. D’autre part, alors que le chef décorateur crée une ambiance, imagine un style et pense en fait un décor dans sa globalité, le tapissier s’attache pour sa part aux petits détails, aux matériaux ; il manipule toutes sortes de tissus, pratique la couture et travaille souvent manuellement, avec patience et minutie. Ainsi, on constate que les femmes s’orientent davantage vers des métiers demandant certaines qualités que l’on attribue plus volontiers aux femmes, comme celui de tapissier.
Les techniciens de l’image et du son
Les hommes ont inventé le cinéma et, en outre, ils ont conçu et amélioré au fil des années les divers instruments qui permettent de capturer son et image. Aussi ils ont le privilège de leur maniement. C’est pourquoi les techniciens du cinéma, notamment ceux qui s’occupent de l’image et du son lors du tournage, sont quasiment tous masculins. Ces techniciens, ce sont les chefs opérateurs du son, les directeurs de la photographie, les cameramen, les perchmen et les assistants opérateurs. De part leurs fonctions respectives, tous sont intimement liés au réalisateur lors du tournage, leurs présences sont indispensables.
Le chef-opérateur du son, également appelé « ingénieur du son », s’assure du bon enregistrement des dialogues et du son d’ambiance lors de la réalisation d’un film. Il est ainsi responsable des micros qu’il contrôle pendant que son assistant, le perchiste ou perchman, dirige à l’aide d’une perche le micro principal. Il se charge de le placer puis de le déplacer au gré des prises et des mouvements des comédiens, suivant l’action au plus près du cadre de l’image. Le directeur de la photographie, c’est le chef-opérateur de prise de vues. En cette qualité, il conçoit l’esthétique de l’éclairage du film et, de fait, règle « à la fois les lumières d’atmosphère et les lumières sur les comédiens114 ». Il travaille en collaboration avec le cameraman, ou cadreur, qui est selon Claude Chabrol « l’œil du film115 ». Le cameraman tient la caméra pendant le tournage et est ainsi responsable du cadrage. Il s’assure que le cadre soit conforme à ce que désire le réalisateur et est assisté par l’assistant opérateur qui s’occupe pour sa part de préparer la caméra et faire la mise au point entre chaque plan.
Grâce aux graphiques n°14 et n°15 présentés ci-dessous, nous pouvons nous apercevoir de l’hégémonie masculine qui existe au sein de ces cinq professions.
Graphique n°14 – Répartition par sexe et par année des « perchmen » et « chefs opérateurs du son »
Graphique n°15 – Répartition par sexe et par année des « assistants opérateurs », « directeurs de la photographie » et « cameramen »
En 1952, les techniciennes sont rares. Si rares, qu’on ne les voit quasiment pas sur le graphique n°14 et n°15 ci-dessus. Ces derniers nous dévoilent au contraire l’omniprésence masculine, notamment chez les cameramen et les assistants opérateurs qui ne recensent aucune femme. Les premiers sont 69, dont 64 hommes et 5 personnes dont l’identité n’a pu être déterminée. Les assistants opérateurs comptent quant à eux 186 personnes dont 170 hommes. On retrouve quelques femmes dans les trois autres fonctions. Il y a ainsi 3 femmes parmi les 149 perchmen -135 hommes- et 2 femmes pour 92 chefs opérateurs du son -88 hommes-. 1 seule femme côtoie les 76 directeurs de la photographie, profession qui recense 66 hommes.
La présence féminine est donc minime au sein de ces quelques professions techniques. Le constat est encore plus alarmant trois ans plus tard puisqu’en 1955 on ne recense que trois femmes, toutes professions confondues. Comme on peut le voir sur le graphique n°14 ci-dessus, il y a parmi les perchmen, et ce comme en 1952, 3 femmes. Par contre, aucune ne s’est aventurée vers les autres professions. Par conséquent, il n’y a que 3 femmes sur les 567 personnes qui occupent les 5 fonctions présentées dans le graphique.
Au début des années 1950 il est ainsi très rares de croiser une femme derrière une caméra en train de faire la balance des blancs ou tenant une perche à bout de bras sur un plateau de tournage. Ces fonctions, qui impliquent un usage et une maîtrise d’appareils techniques (micros, perches, moniteurs, caméras) sont de fait réservées aux hommes.
La Nouvelle vague a-t-elle changé la donne ? Pour Jean-Pierre Jeancolas, elle « a eu au moins un apport positif : un affranchissement qui, une fois le tri fait, a marqué les années suivantes : équipes plus légères, tournage en extérieur, désinvolture à l’égard de règles profondes devenues trop sclérosantes…116 » Avec la Nouvelle Vague, on entre en effet dans l’ère de « tout le monde peut faire un film », même les femmes. En effet, comme le proclame François Truffaut dans la revue Arts en mai 1957 : « Le cinéma français crève sous les fausses légendes […] N’importe qui peut être metteur en scène ou acteur117 ».
Par ailleurs, les raisons pour lesquelles les femmes avaient toujours été écartées du milieu cinématographique et de la réalisation -matériel trop lourd et maniement de la caméra trop compliqué entre autres- ne sont plus réellement valables dans la mesure où, comme l’explique Almut Steinlein, « les années 50 constituent une période particulièrement riche en innovations techniques dans le domaine du cinéma et de l’audiovisuel118 ». En effet, de nouvelles caméras plus légères et des pellicules ultrasensibles sortent sur le marché ce qui permet à la fois de tourner en extérieur en décors naturels et de renoncer aux grandes équipes composées d’une multitude de professionnels. Comme le raconte Jacques Demy : « il fallait tourner comme des actualités, ne pas trop s’encombrer. Et ça, c’était aussi une évolution de la technique qui permettait ça. Un appareil léger, la Cameflex. Une nouvelle pellicule qui était l’Atrix, et puis beaucoup de bonne volonté119 ».
Par conséquent, les femmes osent-elles désormais se tourner vers les métiers techniques ? Par vraiment car en 1962, sept ans après 1955 et en pleine Nouvelle Vague, il n’y a toujours pas de « camerawoman », ni de directrice de la photographie comme on le voit sur le graphique n°15 ci-dessous. La présence féminine est par ailleurs toujours très faible dans les autres fonctions. Ainsi, il y a respectivement 3 et 4 femmes parmi les 166 assistants opérateurs et les 131 perchmen tandis que l’on en dénombre 2 pour 92 chefs opérateurs du son. En 1952 il y avait déjà 2 femmes pour 92 chefs opérateurs du son.
En ce sens, dix ans plus tard, le constat est sensiblement le même qu’au début des années 1950. Pourtant, alors qu’en 1955 seulement 0,5% des techniciens recensés sont des femmes, ce taux est de 1,5% en 1962. Néanmoins, on retombe à 0,5 % en 1967. Ainsi, si l’on remarque une légère augmentation du nombre de femmes en 1962, non seulement elle est de courte durée mais, surtout, elle est si faible qu’elle n’est en rien éloquente. Les graphiques n°14 et n°15 ci-dessus nous dévoilent par ailleurs qu’il n’y a que 3 femmes techniciennes en 1967. 2 parmi les 111 assistants opérateurs et 1 pour 153 directeurs de la photographie.
D’après Michel Marie, la Nouvelle Vague a bouleversé de nombreuses habitudes qui régentaient à cette époque la manière de concevoir, de tourner ou de monter un film et, de ce fait, « a amené une nouvelle génération de techniciens, collaborateurs de création, opérateurs, scénaristes, dans une profession qui était très fermée et cloisonnée120 ». Ainsi, il faudrait regarder les annuaires de plus près afin de cataloguer les noms des différents techniciens. De cette manière, il serait possible de repérer la nouvelle génération dont parle Michel Marie. Néanmoins, cet exercice n’est pas nécessaire en ce qui concerne les femmes puisque comme nous l’avons constaté via les deux précédents graphiques, elles ne sont pas plus nombreuses en 1967 qu’en 1952.
A cela une raison : le matériel cinématographique reste lourd et difficile à manier, visiblement trop pour que les femmes puissent les manipuler. En effet, le « sexe faible » étant comme son nom l’indique « faible », fragile, les métiers techniques restent de fait réservés à la gent masculine considérée comme plus forte physiquement. Les différences biologiques qui existent entre les hommes et les femmes justifient ainsi à elles seules l’exclusion des femmes des professions de directeurs de la photographie ou d’ingénieurs du son.
Ces mêmes différences ainsi que les qualités de méticulosité, de vivacité ou encore de minutie que l’on attribue traditionnellement aux femmes relèguent par ailleurs ces dernières aux travaux « de petites mains » comme le montage, une des rares activités en majorité exercée par le sexe féminin.
Lire le mémoire complet ==> (Techniciennes et professionnelles du cinéma pendant la Nouvelle Vague :
Quels statuts et quelles fonctions pour ces femmes de l’ombre ?
)

Mémoire de Master 2 recherche – Esthétique, arts et sociologie de la culture
Université Paul Verlaine de Metz – UFR Sciences Humaines et Arts
________________________
105 Truffaut cité dans Geneviève Sellier, La Nouvelle Vague, un cinéma au masculin singulier, op.cit., p.38.
106 Claude Chabrol cité dans Jean-Pierre Jeancolas, Le Cinéma des français : la Vème République, op.cit., p.121.
107 Claire Vasse, op.cit.
108 Claude Chabrol, Comment faire un film, Paris, Rivages poche, 2004, p.48.
109 Claire Clouzot, Le cinéma français depuis la Nouvelle Vague, Paris, Editions Fernand Nathan, p.23.
110 Cité dans Jean-Michel Frodon, L’âge moderne du cinéma français, op.cit., p.43.
111 Ibid.
112 Claude Chabrol, Comment faire un film, op.cit., p.17.
113 Alain Bihr et Roland Pfefferkorn, Hommes, femmes – quelle égalité ?, Paris, Les Editions de l’Atelier / Editions Ouvrières, 2002, p.38.
114 Claude Chabrol, Comment faire un film, op.cit., p.55.
115 Ibid., p.53.
116 Jean-Pierre Jeancolas, Le Cinéma des français : la Vème République, op.cit., p.127.
117 François Truffaut cité par Jacques Siclier, Nouvelle Vague ?, Op.cit., p.15.
118 Almut Steinlein, Une esthétique de l’authentique : les films de la Nouvelle Vague, op.cit., p.15.
119 Philippe Mary, La Nouvelle Vague et le cinéma d’auteur, op.cit., p.182.
120 Michel Marie, La Nouvelle Vague, une école artistique, op.cit., p.63.
 

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