Cité de renom ou la grandeur dispensée en fonction de l’opinion

Cité de renom ou la grandeur dispensée en fonction de l’opinion

III. La cité de renom ou la grandeur dispensée en fonction de l’opinion

Principe supérieur commun : Opinion des autres

L’opinion ou la réputation est un principe de grandeur peu présent dans le discours des répondants. Cependant, certains membres se préoccupent de la reconnaissance des membres du groupe. Cela tient au monde de l’opinion, nous y reviendrons plus loin.

État de Grand : Réputation, reconnaissance, célébrité

i. La réputation des membres

« La réputation ou le crédit des individus est en grande partie fondée sur l’état de leur compte» affirme Smain Laacher. Nous dirions plutôt – sur base des témoignages que nous avons pu recueillir – qu’elle est fondée sur les mouvements de leur compte, indicateur qui rendrait compte de l’importance du membre bien mieux que ne le ferait le solde du compte. Mais le membre dont le solde est le plus élevé est également il est vrai un des membres les plus cités [p.i. 12], et les bruseliens semblent en effet faire volontiers appel à ses services.

Mais le principal pourvoyeur de reconnaissance demeure la participation aux réunions. Afin d’échanger, il est capital de se faire connaître ; et pour cela il est impératif de se rendre aux AG ou aux bruseliennes. Les nouveaux membres qui y renoncent restent ainsi bien souvent à zéro pendant plusieurs mois, certains ne sont même jamais appelés. Bref, si l’on ne se rencontre pas, on ne se connaît pas et on ne tourne pas. Isabelle Stengers est une exception à la règle, c’est un membre très peu actif, mais qui garde son ‘statut’ de membre d’honneur : Bien qu’elle ne participe plus vraiment aux échanges, son nom est encore très souvent prononcé par les répondants.

ii. La réputation du groupe : Le p.i. 9 regrette l’anonymat de BruSEL [9.182]. Il insiste sur l’importance de se faire connaître en tant que groupe via les médias, de s’ouvrir, de toucher les gens. La question a été mise à l’agenda des AG : Comment BruSEL peut-il être mieux représenté à travers les médias ?

Dignité : Désir d’être reconnu

L’échange SEL dispense de la reconnaissance aux bruseliens. Par opposition au marché du travail, le SEL se présente comme un espace de reconnaissance des particularités : Il permet de se sentir important ou valorisé, de ne pas se sentir comme un assisté, de faire connaître ce qu’on fait. Il autorise une prise de conscience du type : « c’est vrai, professionnellement peut-être que je ne suis pas reconnu mais je peux l’être d’une autre manière ». [8.81]

Répertoire des sujets : les leaders d’opinion, une personnalité, une vedette

Les répondants m’ont notamment recommandé de rendre visite aux p.i. 5, 11 et 12 -particulièrement actives au sein de BruSEL – ainsi qu’à la très médiatique Isabelle Stengers. Vu le manque de participation aux AG, les quelques membres très actifs (comme les p.i. 5 et 12) voient leur discours infléchir sensiblement les orientations de BruSEL. S’ajoute à cette fracture entre actifs et passifs, une cassure entre les grandes gueules et les timides, ou un autre entre les universitaires et les non-universitaires.

Répertoire des objets : Noms dans les médias

La p.i. 9 a explicitement souligné l’importance de l’utilisation des médias pour se faire connaître en tant qu’association (cf. supra, p. 82).

Formule d’Investissement : Renoncer au secret

Contrairement au système bancaire, le système SEL maintient la transparence sur l’état des comptes. Cette obligation de publication des soldes est justifiée par la nécessité de créer un espace de confiance : « La confiance est cruciale, c’est pour ça que les comptes sont transparents, c’est pour ça que les comptes sont publiés régulièrement » [4.737]. Sans cette transparence, il serait impossible d’identifier les comptes aberrants et de prévenir les éventuels abus de confiance.

On peut aisément y voir un mécanisme de contrôle social : les regards que les membres posent les uns sur les autres de par la connaissance de l’état des comptes participe à empêcher la multiplication des entraves aux règles d’échanges.

Dans le paragraphe précédent, nous avons évoqué le renoncement des individus au secret « bancaire ». Il s’agît à présent d’évoquer la question de l’aspect occulte ou secret du système SEL en lui-même. Puisque certains selistes craignent que leur participation aux échanges soit identifiée à une forme de travail clandestin, ils gardent une certaine discrétion en la matière. L’appartenance au système ne doit pas être criée sur tous les toits, il ne faut pas ruer dans les brancards. Mais il ne faut pas non plus tomber dans l’extrême inverse qui consiste à se cacher.

Rapport de grandeur : Etre identifiable (et identifié)

Généralement, les membres qui ne se rendent pas aux réunions ne sont pas appelés, ils restent dans l’anonymat. Ces réunions de BruSEL sont donc le point de passage obligé pour se faire connaître : c’est l’occasion exclusive de se présenter aux autres, de parler de soi, de se repérer les uns les autres, de savoir à qui on a affaire etc. Ceci s’explique à nouveau par la nécessité de maintenir un large espace de confiance au sein du système.

A travers la rencontre, on s’assure du fait que les personnes avec qui on échange sont des personnes dignes de confiance. La p.i. 13 témoigne dans l’extrait suivant des risques que l’on encourt en faisant l’économie de la rencontre en A.G. ou en bruselliennes.

Tout à l’heure tu parlais du fait que la population de BruSEL était quand même assez hétérogène, qu’on pouvait trouver de tous les genres… tu pourrais expliquer un petit peu plus ?

Oui, mmm babysitting, oui jusqu’à quatre mois j’étais tout le temps avec lui et puis entre quatre mois et sept mois ça tombait pendant les vacances, son papa était fort disponible donc quand j’avais des trucs à faire il le gardait, puis tout à coup, vers sept huit mois j’ai eu des choses qui ont recommencé, et son papa a recommencé l’académie, enfin bref j’avais pas du tout réalisé ce que c’était de devoir s’organiser (rire) avec un enfant et au depuis…j’ai… ‘fin c’est arrivé une fois que le matin même j’étais « merde, on est tous les deux occupés ce soir, et qu’est-ce qu’on fait de [nom de leur enfant] ? » et donc j’ai appelé le SEL, ‘fin une personne, j’ai regardé ceux qui habitaient le plus proche autour de chez nous et donc j’ai appelé une madame qui était… ‘fin au téléphone, qui voulait bien le garder mais qui préférait qu’on vienne l’amener chez elle.

Mmm et et en plus moi je devais partir avant donc c’est son papa qui a été le déposer donc j’ai pas vu où il l’a emmené quand j’ai été le chercher… c’était horrible quoi, je l’ai retrouvé euh… il avait fini par s’endormir apparemment en ayant probablement hurlé tout le long, il était tout… il était endormi dans sa poussette à côté d’une télé qui allait à tue-tête tu vois, avec trois jeunes ados de dix-neuf je sais pas qui étaient en train de fumer à côté, ‘fin tu vois… vraiment, j’avais envie de m’encourir en pleurant quoi… d’laisser mon enfant dans une énergie comme ça qui est pas du tout… ’fin voilà quoi, je l’aurais amené là –‘fin je sais pas, j’aurais peut-être eu du mal mais, ‘fin c’est toujours facile à dire mais…- je l’aurais pas laissé quoi, bon (rire) c’est vrai que tu demandes un service, la personne est gentille, dit oui, c’est difficile de dire « je vous amène mon enfant », puis « tout compte fait je le reprends avec moi » (rire), donc c’était délicat, je comprends bien mais… vraim

ent, ‘fin…

C’était une personne que tu connaissais déjà avant ? T’avais déjà eu un contact avec elle ou bien… ?

Non, je… moi j’avais rencontré de tellement chouettes gens t’sais que je pensais que tout le monde était euh dans cette énergie-là quoi, donc j’ai pas vraiment pensé. Mais bon ça a été la dernière fois que je l’ai confié à quelqu’un que j’avais pas rencontré avant et ouais quoi, oui j’en ai un peu été malade (rire)… ‘fin oui, ils l’avaient pas sortis de cette poussette (rire) c’était le pire, sinon, rien de dramatique, juste des énergies de gens que moi je colle pas mais bon…

[13.140 ]

Dans le paragraphe précédent, nous avons traité de l’identification de membres les uns à l’égard des autres. Il nous reste à aborder la question de l’identification des membres par le système. Elle a été récemment soumise à une âpre discussion.

La question était la suivante : « Doit-on exiger que chaque membre ait son numéro ou continuer à accepter les comptes collectifs ? ». Les partisans du numéro par personne-membre justifiaient leur position en soulignant la nécessité qu’il y a à mieux identifier les personnes afin de les responsabiliser à l’égard de leur participation au SEL et de les motiver. C’est une préoccupation qui est critiquée par les p.i. 1 et 10 : pourquoi cette volonté soudaine de savoir, de responsabiliser ?

Relations naturelles : Relations de persuasion

En AG, il est normal que le ton monte et que l’orateur peine à persuader les autres du bien fondé de sa proposition. Une idée peut ainsi être vigoureusement rejetée. Convaincre nécessite de fait qu’on y mette la forme, qu’on sache faire le beau parleur. Cela amène – comme on l’a déjà dit – un risque de fracture entre grandes gueules et timides ou encore entre universitaires et non-universitaires.

Figure harmonieuse : Image

Nous n’avons pas décelé de souci des acteurs pour leur image propre, ou de volonté de soigner leurs apparences. En revanche, bien que le système soit assez souple et accepte en son sein la tenue de toutes sortes d’activités et la visée de toutes sortes d’objectifs, les membres refusent d’y associer certaines choses, d’y accoler certaines images ; nous en avons répertorié six : (i) une association caritative : (ii) une société idéale, un monde en rose, (iii) un mécanisme d’insertion, (iv) un groupe politique contestataire, (v) un groupe rattaché à un parti ou (vi) un groupe de travail illégal.

On voit plutôt BruSEL comme un réseau d’échange ou d’entraide, un espace de reconnaissance, un laboratoire politique plutôt de gauche ou encore une alternative locale au mode de vie dominant.

Epreuve modèle : La présentation (placer sous les regards des autres)

i. Présentation du système aux personnes : la présentation du système aux nouveaux adhérents se fait par le biais de séances d’information, qui sont a présent obligatoires. Une équipe est chargée de leur organisation.

ii. Présentation des personnes entre elles : Les réunions SEL sont non seulement l’occasion de se connaître mais également celle de se faire connaître, de se repérer, de se demander les uns les autres ce qu’on fait, de parler de soi. Il est donc primordial de passer par cette étape, spécialement pour les nouveaux : « On a déjà essayé de prendre en charge les nouveaux en leur disant : vous pouvez participer aux fêtes tout de suite ‘fin, c’est l’endroit où vous pouvez vous faire connaître, partager avec d’autres, voir les gens directement » [12.172].

Mode d’expression du jugement : Jugement de l’opinion

Les prédicats tels que ‘populaire’, ‘impopulaire’, ‘connu’ ou ‘méconnu’ sont pratiquement absents des discours des acteurs. Cependant certaines choses indiquent que l’avis des autres importe : se plaindre du manque de demandes, de la désaffection du réseau, de sa petite taille ou de son anonymat, revient nous semble-t-il à accorder de l’importance au fait que le public accorde ou n’accorde pas de crédit au système.

Formule de l’évidence : Succès

Le succès de BruSEL peut se jauger à l’aune du degré de fréquentation des AG et des fêtes, mais aussi en fonction du nombre de nouveaux arrivants. Certains prennent cette question plus au sérieux que d’autres : la p.i. 9 voit ainsi l’augmentation du nombre d’adhérents comme un objectif prioritaire ; le SEL doit devenir connu et réussir, un peu à la manière d’une entreprise. D’autres voudraient, plus modestement, que BruSEL suive la voie du SEL de Villers-la ville ou des SEL français lesquels sont identifiés à de véritables success story. Les bruseliens envient quelque peu l’engouement que ces SEL suscitent.

S. Laacher, op cit., p. 51

Première personne-membre de BruSEL elle est aussi co-auteur d’un ouvrage dont le retentissement a été considérable en philosophie des sciences (Prigogine & I. Stengers, La Nouvelle Alliance, Paris, Folio, 1986). Elle est a présent reconnue pour son engagement politique dans le mouvement altermondialiste.

cf. pp. 66 et 77

Laquelle s’apparente selon elle à une « logique de marché »

Ces relations de persuasions doivent, pour certains, être du domaine exclusif des AG. La p.i. 11 critique ainsi le fait qu’elles aient cours au sein même des échanges. Il y avait « beaucoup de gens qui proposaient des trucs parapsychologiques et cætera alors très vite les fondateurs se sont rendus compte qu’il y avait un problème parce que… bon, c’était des gens qui étaient un petit peu prosélytes comme ça [11.532]. Ce répondant affirme qu’il y a quelque chose de « malsain » à se servir d’un service comme excuse en vue de faire rejoindre des personnes à sa cause. Ainsi, il a lui-même décidé de renoncer à offrir un service qui aurait sans doute laissé transparaître son engagement politique. [11.570].

Etat du petit et déchéance de la cité : Banal, indifférent

L’état de petit est ici associé aux personnes qui s’enferment dans l’anonymat en choisissant de ne pas se rendre aux réunions. Ils renoncent de la sorte à se faire connaître et à être sollicitées. Cet anonymat est considéré comme un problème majeur car il empêche le système de décoller ou de tourner, il le fait passer à côté de son but qui était d’offrir satisfaction au membre : « C’est très frustrant d’avoir trouvé chouette le SEL, d’être venu à la réunion d’information, de s’être inscrit, de l’trouver chouette et puis pendant deux ans, trois ans, on reçoit rien zéro coups de fils. C’est assez décevant » [6.482]. Et il est courant en effet que des personnes ne soient jamais appelées.

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