La cité marchande et SEL : valeurs marchandes

La cité marchande et SEL : valeurs marchandes

I. La cité marchande ou la grandeur que confère la possession de valeurs arrachées à la convoitise des autres

Principe supérieur commun : la concurrence (rivalité, compétition)

BruSEL a été conçu comme un système en rupture avec ce principe de concurrence ou de compétitivité qui régit le modèle marchand (cf. art. 1 de la charte). Le projet des fondateurs consistait en effet à le renverser ou à le subvertir afin de faire la démonstration de ce que le principe de la solidarité avait encore à offrir.

Mais il serait hâtif de conclure de tout ceci qu’aucune trace de concurrence ne peut s’introduire dans les échanges bruseliens, car même dans le SEL les membres continuent à se référer à la valeur financière de leurs propres compétences ou de leur propre temps de travail. C’est là une attitude qui – loin de leur être reprochée – est généralement jugée saine et légitime.

Car à force d’offrir ses compétences à quelqu’un sans exiger de rémunération en retour il est ‘normal’ d’avoir l’impression de sortir perdant ou d’être « rentré en concurrence avec soi-même » et cela même si des blés sont à la clé. On va par conséquent jusqu’à conseiller aux membres de renoncer à rendre certains services au terme desquels ils pourraient se sentir financièrement lésés.

« Je me suis dit : j’aimerais pas que j’aie plus que des échanges du SEL et que (rire) si ce que tu proposes dans le SEL quelque chose que tu proposes aussi en dehors et où tu te fais payer, tu peux pas non plus » [13.221].

État de Grand : Désirable (grandeur marchande, valeur)

Les valeurs marchandes sont non pas effacées mais mises en marge des échanges du SEL, de telle sorte que le temps puisse y devenir l’objet désirable par excellence. Le temps est donc communément désiré au sein du SEL de la même manière que la valeur financière est communément désirée au sein du monde marchand ; à ceci près qu’en acceptant d’échanger du temps on en vient souvent à désirer et à apprécier la prestation de ses propres services pour elle-même.

En effet, alors que dans le monde marchand une valeur concédée est une valeur perdue, dans le SEL le fait de concéder un laps de temps consiste généralement en une expérience désirable pour elle-même ; c’est-à-dire que c’est un acte dont on ne sort pas nécessairement perdant.

Faire du temps de chacun le moyen d’échange de tous, c’est aussi aller à rebours d’un phénomène auquel personne n’échappe totalement et par lequel on accorde des valeurs d’échange au temps de travail des personnes.

La mise en marge de ces valeurs amène à ce que l’on écarte momentanément la hiérarchie des qualifications des rapports sociaux. Cela permet une valorisation de services habituellement sous-estimés, dévalorisés et pourtant bien nécessaires : dans un système où chacun a autant de richesses qu’il a d’heures dans une journée, il n’existe a priori aucun membre dont le temps ne vaille absolument rien. « La seule valeur qui ait du sens finalement, qui vaille quelque chose, c’est le temps humain » [4.47].

Dignité : Poursuite de l’intérêt personnel

A travers les échanges, les membres cherchent moins à poursuivre leur intérêt pratique (ou matériel) qu’à tisser des liens. Bien que légitime, il est parfois très mal perçu qu’elle devienne la motivation exclusive d’un membre ; ce qui revient à aller à l’encontre de l’esprit du groupe, à profiter, à passer à côté de l’intérêt du système etc. Notons que ce genre de critique n’est généralement pas formulé par les membres qui ont le plus de difficultés financières.

Les bruseliens qui n’ont pas de grands problèmes financiers ne se laissent en effet pas guider par des questions d’intérêt pratique; il leur est même parfois très difficile de savoir ce qu’ils pourraient concrètement demander. N’étant pas (ou n’étant plus) dans le besoin, leurs attentes à l’égard de BruSEL ne sont pas (ou ne sont plus) matérielles mais plutôt politiques ou idéologiques et éventuellement relationnelles (cf. p.i. 11 et 3).

Le cas suivant éclaire bien notre propos : La motivation qui avait poussé la p.i. 3 à rejoindre le SEL était purement pratique ; elle s’est inscrite pour un déménagement. Mais avec les années, sa situation financière s’améliora à tel point que le BruSEL finit par ne plus avoir la moindre utilité pour elle : ainsi sa motivation de départ se retrouva obsolète et dut être remplacée par une motivation de soutien.

Autrement dit, son intérêt est aujourd’hui davantage idéologique que pratique et la raison de sa présence dans le système relève plus du désir de don de soi que d’une volonté de poursuite de son intérêt égoïste. Il s’agit de rester disponible si quelqu’un se manifeste.

Répertoire des sujets : individus cherchant à satisfaire leurs désirs (clients, concurrents, vendeurs)

Il y a au sein du monde marchand une évidente inégalité dans la capacité des gens à satisfaire leurs désirs : C’est là un phénomène fermement critiqué par certains bruseliens qui cautionnent avec force le modèle ‘SEL’ en tant qu’il soutient des individus pleins d’aspirations et de capacités mais qui n’ont pas nécessairement d’argent et de moyens d’en gagner. Le raisonnement consiste donc à dire que faute d’argent, il est possible de satisfaire ces désirs bafoués avec de la solidarité.

De la sorte, on permet que la satisfaction de besoins se fasse non pas sur le mode de la consommation – connotée assez négativement par les bruseliens – mais sur celui de l’échange, de la demande d’aide, du partage etc. L’échange-SEL peut de ce fait être présenté comme un acte d’anti-consommation.

Alors que le consommateur est passif, appâté, pense que quelque chose lui est dû et considère parfois l’autre comme un domestique, le seliste, lui, est davantage acteur ; il participe à l’échange et ne reste pas ‘assis dans son fauteuil’ pendant que le service lui est rendu. Mais il faut ici mettre en garde le lecteur contre une catégorisation trop rapide, les motivations des selistes sont multiples : il en existe par exemple des membres à la fois consommateurs et acteurs politiques.

Répertoire des objets : Choses désirables, vendables (Richesses)

Les choses ‘matérielles’ sont exclues des échanges de BruSEL : c’est un choix qu’ont fait les fondateurs au moment de la création du système. En limitant le champ du SEL à l’échange service, l’idée était d’éviter de pervertir le système. Ce que les répondants entendent par-là c’est que la mise en circulation de biens aurait présenté un risque d’apparition de relations sociales intéressées et marquée par la domination de possédants à l’égard des autres membres.

Cette position marxisante est aujourd’hui contestée par certains bruseliens aux aspirations plus prosaïques que politiques. Parmi ceux-ci, certains envisagent d’intégrer au système un circuit parallèle d’échange de biens. D’autres veulent que la charte soit révisée et que les biens soient carrément intégrés au sein même du système d’échange existant.

La règle qui limite l’échange à un échange de services amène à ce que les choses ne puissent que très difficilement être entendues comme des fins en-soi. Dans l’état actuel des choses, elles sont des moyens plus que des fins ; autrement dit, elles sont utilisées davantage qu’elles ne sont possédées.

L’accent est donc mis sur leur valeur d’usage (même si l’on continue parfois à faire référence à leur valeur d’échange) comme l’exprime indirectement la p.i. 10 lorsque qu’elle parle de mettre des choses à disposition afin de les faire fructifier : « Je dirais ce qu’on a on le

fait fructifier de la part de ceux qui l’ont hein. C’est ça peut-être. On le fait fructifier pour autrui mais pas pour soi, ‘fin c’est aussi pour soi puisque ça fait plaisir de donner mais on le fait fructifier euh, on le donne à la disposition d’autrui… et ça le fait fructifier ». [10.175]

Formule d’investissement : Renoncement à la conception illimitée de son Ego, effort de sympathie, d’attention aux autres, détachement, recul

Renoncer à la conception illimitée de nous-même revient à accepter l’impossibilité que se retrouve satisfaite l’infinité de nos désirs. Nous voulons un nombre infini de ressources mais nous devons nous faire à l’idée que – puisque le temps nous est compté – nous ne pouvons en obtenir qu’un nombre réduit. Il nous faut donc ordonner ces ressources rares selon leur valeur objective (la rareté), accepter que les autres convoitent les mêmes que nous, et que leur accès puisse de fait nous être refusé.

C’est l’effort que doit fournir tout producteur-consommateur pour agir dans le marché. Dans le SEL, on part du même renoncement, mais on se refuse a priori à ordonner certaines ressources selon un ordre de valeur objectif ; à commencer par le temps.

Ainsi, la valeur en blés d’une heure d’un service x n’est ni supérieure ni inférieure à celle d’une heure d’un autre service y. Il n’y a donc pas de concurrence pour le contrôle ou l’utilisation de ces ressources. Chacun peut y puiser en fonction de ses besoins et de ses envies, à condition que la personne sollicitée accepte de rendre ce service.

L’effort de sympathie, la capacité de concevoir ce que les autres sentent et d’en être affecté, ou la capacité de partager les passions des autres est fondamental dans le marché tel qu’Adam Smith le conçoit. On peut dire la même chose du SEL, mais le parallèle a ses limites.

Comme nous l’avons déjà souligné, certaines de ces passions (telles que Smith les entend) sont connotées négativement par les bruseliens : le self-love, l’intérêt égoïste, la passion pour l’accumulation de richesses etc.

Dans le SEL comme dans le marché, une possibilité de détachement vis-à-vis de la relation d’échange est possible, et même hautement appréciée par certains répondants comme la p.i. 5 : « Dans ce réseau, tu peux toujours refuser (…) ça annule la pression affective et les émotions qui peuvent être en jeu et qui peuvent parfois pervertir la communication » [5.68, 5.184].

Rapport de grandeur : Posséder

A BruSEL, on veut que la grandeur d’une personne s’évalue non pas à l’aune de ce qu’elle possède mais en fonction de ce qu’elle transmet. Autrement dit, posséder est un acte recherché et valorisé non pas pour lui-même, mais en tant que capacité de donner un coup de main. Comme nous l’avions déjà précisé plus haut, la nature même de la charte empêche les membres de faire de l’acte de posséder l’objectif de leur participation aux échanges.

Dans un système où les relations de possession sont souvent connotées négativement, on cherchera – assez naturellement – à convaincre les bruseliens que même l’endettement n’est pas quelque chose de négatif. Il s’agit encore une fois de renverser la logique d’échange telle qu’elle existe dans le système marchand. Quoi de plus contraire au monde marchand qu’un système où l’on peut avoir accès à tout, presque inconditionnellement, où les choses sont mises à disposition ?

La p.i. 10 rapproche ce mode de fonctionnement non-marchand de l’esprit d’échange des glaneuses: « C’est des gens qui possèdent des biens donc ça peut être aussi bien une entreprise agricole que des gens qui avaient un frigo et qui n’en veulent plus tout ça et qui les mettent à disposition des gens. Donc c’est ça aussi d’une certaine façon pervertir le système commercial quoi ». [10.170].

Relations naturelles : Relations intéressées

Froides, tristes, moins humaines : les relations intéressées sont connotées péjorativement par la plupart des répondants qui – aussi étrange que ça puisse paraître – sont parfois les mêmes à apprécier le fait que le SEL leur fasse économiser de l’argent, à préférer une rétribution en euros plutôt qu’en blés ou encore à déprécier le fait de donner plus qu’on ne reçoit.

Ici on comprend bien que le renoncement aux relations intéressées est un acte sincère sans aucun doute mais tout ce qui a de plus partiel et momentané : c’est-à-dire qu’on n’exclut jamais la possibilité de repasser du don de soi à la relation intéressé.

Une personne qui a donné beaucoup de son temps en un domaine mais qui à un certain moment ne se sent tout simplement plus l’envie d’offrir, pourra abandonner cette activité sans que rien ne lui soit reproché. Vouloir répondre à son désir propre est toujours considéré comme une aspiration positive et légitime.

Ce mouvement d’aller-retour constant entre le don de soi et souci de soi revient à chercher à concilier solidarité et liberté. Mon dévouement ne doit entraver ma liberté, et mon intérêt personnel ne doit entraver les rapports que j’entretiens avec les autres selistes. La grande majorité des répondants apprécie ce compromis entre liberté et disponibilité, c’est ainsi qu’ils en viennent à dire qu’ils ressentent plus de vie dans les échanges, des contacts plus humains, plus ‘écologiques’, plus chouettes etc.

Figure harmonieuse : le Marché

Le marché du travail a quelque chose de profondément désenchanté aux yeux de nombreux répondants : il force, il contraint à se faire spécialiser, il oblige les chômeurs à rester disponibles, coincés, à consacrer tout leur temps et tous leurs efforts à la recherche d’un job. Apparaît par conséquent une idée qui s’apparente à ceci : « Ce n’est pas au marché à décider seul de ce que l’on fait où de ce que l’on ne fait pas, de ce qui est utile ou de ce qui ne l’est pas ».

Ils rejoignent ici une des conclusions fortes des Grammaires de la reconnaissance d’Axel Honneth qui consiste à dire : c’est collectivement qu’il faut définir ce que l’on entend par « utilité sociale ». En se posant comme espace de reconnaissance de compétences peu valorisées mais dont l’exercice est valorisant BruSEL participe sans nul doute à mettre cette éthique d’Honneth en pratique.

Le marché des biens et des services est lui aussi la cible de quelques critiques de la part des bruseliens, et cela pour une raison analogue à celle invoquée ci-dessus : de la même manière que les agences d’intérim et de promotion de l’emploi sont le point de passage quasi-obligé pour celui qui veut avoir accès à une activité reconnue, les commerces sont le point de passage obligé pour celui qui veut avoir accès aux biens et aux services.

Ceux qui – faute de moyens financiers – en sont exclus peuvent être tentés de participer à des échanges dans un marché hors de marché, un marché dans lequel il y aurait moins de coercition. « Il [le marché des biens et des services] invente les besoins des gens et que il les suscite, il les provoque… et les vrais besoins quelque part sont pas rencontrés ». [10.64]

« Dans le système commercial et ben on va jeter on va casser. Par exemple, au vieux marché (…) il y a ceux qui laissent les trucs dont ils veulent plus et qui les cassent et ceux qui les laissent et qui les cassent pas. J’trouve ça intéressant ça, de voir la différence entre les deux. Donc, il y a les deux sortes, il y a vraiment les commerçants-commerçants, et puis il y a ceux qui pensent aux autres, qui voient l’autre autrement que comme un acheteur potentiel… » [10.186]

Épreuve modèle : l’Affaire

La p.i. 9 affirme que la motivation principale des gens dans le SEL est de « faire des affaires ».

C’est là un point de vue qui est loin de remporter l’adhésion des autres membres. Pour ceux-ci, la grandeur du SEL réside certes moins dans les affaires que l’on conclut que dans les rencontres que l’on fait.

« L’échange commercial, c’est clair que si je vois un poste de TV dans un magasin, l’échange est prévu que ça me coûte mille euros. Tandis qu’ici pas, y a pas de prix, donc ça va… ça va mettre… c’est une offre de don de toute façon si j’en ai besoin. C’est peut-être un peu – pas vraiment – le principe dans les Glaneuses de Varda… Les glaneuses y a ça aussi ; c’est-à-dire on se promène et on voit des choses et si on en a besoin on peut les avoir quoi… par pour soi… mais y a un lien différent aux choses et… là il y a un lien aux gens hein, dans les glaneurs… » [10.151]

Mode d’expression du jugement : le Prix

Il n’est pas du tout exclu que l’on fasse recours à la question du prix officiel des choses. Il sera question de payer en euros pour les remboursements de frais matériels : le prix de l’essence, le prix des vivres, le prix du papier ou le prix des cotisations : « quand il y a un matériel, il faut le payer » [3.345].

Mais les choses matérielles sont les seules choses auxquelles on puisse accorder un prix en euros. C’est-à-dire que les services, les transmissions de savoirs ou de savoir-faire sont sensées être dissociées du prix. Mais dans les faits, il est toujours possible de fonder une décision personnelle sur le prix qui est attaché à certaines compétences. Ainsi, lorsque l’activité de SEL d’une personne est également sa profession, elle peut se sentir lésée en rémunération.

Formule de l’évidence : Argent

Il n’y a pas d’appât du gain dans le SEL. On subvertit les structures d’échanges dominantes, on renverse l’esprit de lucre, de capital. L’argent y est en effet mis en marge des échanges. Il corrompt, nous pourrit les relations, autorise les rapports de domination, mais aussi contradictoire que ça puisse paraître ce n’est pas pour autant qu’on le diabolise, loin s’en faut. L’argent n’est pas sale, ni pervers, c’est une énergie comme une autre, un symbole qui nous permet de nous acquitter des dettes.

Les selistes reconnaissent que les questions d’argent sont des questions auxquelles on n’échappe pas. Elles demeurent une préoccupation importante pour tous, quotidienne pour certains. Il ne nous a donc pas semblé que la monnaie de SEL était entendue par les répondants comme un anti-argent, ni comme une alternative totale à l’échange monétaire, car elle n’efface ni les soucis financiers ni la volonté de gagner l’argent. Elle ne fait que faciliter la vie de ceux pour qui l’argent est un problème qui bloque, créer du lien social et créer du sens.

Certains reconnaissent qu’ils préfèrent être payés en monnaie officielle plutôt qu’en blés, tout en affirmant qu’ils sont prêts à aider si quelqu’un du SEL en émet le souhait. On retrouve ici encore ce mouvement d’aller-retour entre intérêt pratique et don de soi.

C’est présenté comme un des grands avantages du SEL. La p.i. 5 explique ainsi que dans les échanges de la vie courante, on perd l’habitude d’offrir et de demander de l’aide : « on a perdu parfois la simplicité de dire ‘j’ai pas d’argent, mais est-ce que vous pouvez venir m’aider ?’. Le SEL est donc un recours qui « ne remplacera probablement jamais l’argent mais qui a sa place, sa valeur et son utilité à côté de l’argent » [5.341].

Etat du petit et déchéance de la cité : Pauvreté et servitude de l’argent

Pour beaucoup de membres de BruSEL l’argent est un problème qui bloque. A ce titre – en tant qu’il sont tenus à l’argent, moins solvables – ce sont les petits de la cité marchande. Leur adhésion est souvent motivée par une volonté de s’affranchir d’obligations financières ou de répondre à des désirs inassouvis : « C’est vrai que c’était frustrant de ne pas pouvoir avoir accès à … » [3.169]. Mais, comme cela a déjà été soulevé, il s’agit souvent moins de faire des économies que de faire l’expérience de rapports sociaux différents (libres, égaux, solidaires).

La grandeur qu’ils cherchent à recouvrer engage moins le monde marchand que les cités civique et par projet.

Le corollaire de ceci c’est l’impossibilité d’appliquer la règle de fonctionnement égalitaire à certains services. Il est donc très clair pour certains bruseliens que certaines compétences ont une telle valeur dans le monde marchand que leur appliquer la règle une heure égale une heure s’avère difficile.

Ce qui ne revient pas à dire qu’une activité ne puisse jamais cesser d’être désirée pour elle-même. Mais dès l’instant où l’envie de donner s’éteint, une redéfinition de ce qui est désirable s’impose.

Chez certains membres, la motivation idéologique consiste explicitement en une volonté de subversion de la logique d’intérêt égoïste. La p.i. 10 se déride ainsi à dire qu’« on peut dépenser autant qu’on veut ou donner autant qu’on veut, ça n’a pas d’importance » [10.22]. Bref, le projet qui anime ce type de membres plus politiques est de promouvoir et de vivre des rapports sociaux émancipés de cette logique dite intéressée.

Le propos des p.i. n’est pas de dire qu’aucun membre ne s’attache à une attitude consumériste.

Nous avons montré, tout au long de ce paragraphe en quoi les liens de consommation sont tant bien que mal évacués des échanges. Il en est logiquement de même des liens de vente : le particularité du SEL consiste ici sans surprise à ce que les prestataires de services considèrent l’autre « autrement que comme un acheteur potentiel » [10.193], car il n’y pas d’intérêt, pas d’appât du gain.

Les dons de biens ou le troc sont cependant envisageables [2.612, 6.431]

En référence qu titre d’un film d’Agnès Varda sorti en 2001.

La mise entre parenthèses du recours à l’argent ne permet d’effacer que partiellement le statut que l’on confère habituellement à ceux qui en sont titulaires : au niveau du SEL, l’argent ne suffît plus à ce que l’on refuse ou accorde à quiconque des prérogatives particulières ; mais il est cependant faux de conclure de cela que le pouvoir d’achat ne détermine en rien ce que les individus gagnent ou perdent à participer au SEL. Celui qui a des problèmes d’argent sait qu’il y gagne à obtenir un service qu’il lui aurait été impossible de s’offrir via le marché classique. En revanche, celui qui dispose d’une bonne source de revenu peut tout à fait avoir l’impression d’y perdre à demander certains services gratuits dont il

sait qu’il risque d’être insatisfait. Le recours à un même service peut donc être vu par l’un comme un moyen d’économiser de l’argent et par l’autre comme une perte de temps.

La question du coût des services en heures, de même que la question du prix des services, demeure présente dans les esprits. Ainsi, la p.i. 2 manifeste son agacement à l’égard d’un service de peinture qu’elle juge trop coûteux.

L’argent des selistes c’est parfois celui des allocations de chômage. Il permet de vivre, d’assurer les besoins matériels de base, « d’avoir la liberté de pouvoir donner de mon temps et de mon énergie à ceux qui me le demandent » [5.356]. Les p.i. 5 et 6 voudraient voir ces aides remplacées par un système d’allocation universelle. Selon eux, cela permettrait que l’argent ne soit pas cette chose qui contraint absolument et que les gens aient de fait de réelles opportunités d’exercer des activités valorisantes.

La figure du petit de la société marchande c’est aussi et surtout l’endetté. On voit sans surprise que BruSEL opère à ce niveau un nouveau mouvement de subversion, de renversement de valeur : on cherche à convaincre que l’endettement n’y a rien de péjoratif. Mais une fois de plus, l’ethos marchand ne s’efface pas et l’application du principe est de fait malaisée

Dans la société marchande, être asservi à l’argent revient à en arriver à ce que la volonté de consommer nous fasse perdre de vue l’objectif le plus fondamental de la cité : la meilleure allocation possible des ressources. Le SEL s’accorde ici plus ou moins sur le diagnostic mais aucunement sur le remède à apporter. La volonté irréfléchie de consommer doit y être combattue non seulement chez l’investisseur, mais aussi chez tout citoyen. Et le remède à apporter est non pas une rationalité maximisatrice de profit mais une authentique solidarité.

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