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Analyse de l’ironie dans Ravisseur de Leila Marouane

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🏫 Université d’Oran - Faculté des Langues, des Lettres et des Arts - Département des Langues Latines
📅 Mémoire de fin de cycle en vue de l'obtention du diplôme de magister - 2009-2010
🎓 Auteur·trice·s
Mlle Dris Ghezala
Mlle Dris Ghezala

L’ironie dans Ravisseur joue un rôle crucial en révélant les contradictions des valeurs sociétales à travers le dialogue. Cette analyse discursive met en lumière comment l’ironie, en tant que technique narrative, contribue à la critique des constructions du monde fictif et de notre réalité.


III. 2. 2. L’ironie

L’étymologie du mot ironie provient du grec eironeia qui signifie « ignorance feinte » « poser une question en se prétendant crédule »

L’ironie du point de vue philosophique est une forme de rejet de la société et de ses valeurs. Elle est un moyen plus supportable pour le lecteur et plus efficace pour dévoiler la mauvaise construction du monde, à un premier niveau du monde fictif et à un niveau supérieur de notre propre monde. Elle s’appuie sur l’absurde pour reformuler la vérité, souligner un vice pour la détruire.

Du point de vue de la rhétorique, l’ironie se range parmi les figures de pensée. Elle consiste à dire le contraire de ce qu’on veut dire, non pas pour mentir mais pour railler.

Pour Socrate l’ironie est un moyen de se moquer de quelqu’un ou de quelque chose en faisant entendre à son adversaire le contraire. Elle est un procédé qui permet non seulement de rire mais aussi de révéler une vérité profonde.

Quintilien et Cicéron considéraient l’ironie comme un outil qui permet de dissimuler ses idées pour mépriser et ridiculiser son adversaire. C.Kerbrat Orecchoni souligne qu’ « ironiser, c’est toujours d’une certaine manière railler, disqualifier, tourner en dérision, se moquer de quelque chose »1. Le recours donc à l’ironie est associé à une intention dévalorisante. L’ironiste procède à une analyse de la société.

L’ironie implique la dérision, l’envie de rabaisser l’autre de le ridiculiser. Elle décrit la réalité avec des termes apparemment valorisants dans le but de les dévaloriser Elle ne vise pas le rire pour rire mais plutôt une dénonciation par rapport à une cible qu’on veut critiquer et ridiculiser. Mercier Leca fait remarquer que la richesse de l’ironie tient « à sa nature insaisissable, à son ambiguïté et à sa variété »2

Etudier donc l’ironie, dans le cadre du discours humoristique, implique l’énumération des défauts de l’être ou du sujet appréhendé pour les anéantir.

L’auteurde Ravisseur ne manque d’ailleurs pas d’objets de critique. Elle aborde de nombreux thèmes. Spectatrice désabusée d’une société en crise, elle manifeste son refus de s’intégrer complètement à un système qui a établi l’hypocrisie comme règle de conduite.

Tant d’aspects de son existence déplaisent à la narratrice, aussi bien le despotisme du père, le manque d’affection de la mère, l’hypocrisie des voisins, l’état du pays. Elle évoque en ironisant ces faits de société, pour les condamner et les fustiger.

La raillerie ironique signale une évaluation péjorative et jette un discrédit sur les êtres ou les choses envisagées comme cible.

Nous relevons des extraits ironiques et moqueurs, l’énonciatrice de ces discours ironiques, moqueurs et railleurs est la narratrice. Ses premières victimes ses parents

  • Tout ce que Père proclamait, ordonnait, établissait, décidait, décrétait allait droit aux oreilles de mère pour se nicher dans ses neurones sans subir la moindre altération. La voix de son maître. C’est ainsi que les jumelles et moi la désignons. (p.30)
  • Nous inversâmes les rôles et appelâmes notre père : la voix de son maître. (p.32)

L’ironie se trouve aussi dans la description d’une situation opposée à la situation réelle. L’auteure renverse les situations, et transgresse la norme. La femme répudiée n’est plus cette femme résignée à vivre et à supporter son divorce comme une humiliation. Au contraire, elle retrouve le bonheur en se remariant alors que l’époux s’engouffre dans les abysses.La rhétorique de l’ironie s’adapte à la personnalité de la narratrice ; son discours évite le rire bruyant aussi bien que la colère violente.

Ce personnage s’accommode de ce que Vladimir Jankélévitch a dénommé 1′ « art d’effleurer »3. La subtilité de cette ruse langagière implique « une sorte de prudence égoïste qui […] immunise contre toute exaltation compromettante et contre les déchirements de l’extrémisme sentimental. »4.

L’ironie ouvre des espaces de repli, permet de masquer l’intention du discours : « L’ironiste ne veut pas adhérer, ni peser : mais il touche, le pathos d’une tangence infiniment légère et quasi impondérable ».5

Sur un ton ironique, elle évoque les défauts de la société traditionnelle et dénonce une société ou la paternité ne se veut que preuve de virilité.

  • Nous étions là, et nous n’aurions pas du. Ou alors seulement avec la virile protubérance tant convoitée, qui aurait fait de notre procréation un père au sens véritable du terme.(p.31)

Et où la femme est cloîtrée.

  • Comme il ne veut jamais qu’elle se rende aux fêtes, il s’est débrouillé pour en organiser une spécialement en son honneur C’est bien du Aziz Zeitoun. (p.65)

Puis nous avons un autre extrait qui dévoile les dessous ou la face cachée de cette société. Elle sous-entend les relations illégales de l’épouse ou encore son adultère.

  • Elle est juste allée à un rendez-vous, chez le voisin, histoire de se changer les idées, c’est très courant à cet âge là, cette envie de changer d’air, d’avoir un bon temps. Même que c’est papa qui a donné sa bénédiction. (p.65)

L’ironie offre au personnage l’occasion de communiquer son désabusement et son irritation.La rhétorique de l’ironie élabore un art du camouflage. La narratrice fuit la transparence du langage, use d’un message ambigu qui voile le sens pour mieux le suggérer. Arié Serper, retournant à l’étymologie du terme « ironie » pour en définir le concept, aboutit à l’idée qu’« éroneia » désigne « un langage dissimulateur »6

La narratrice, en usant de l’ironie comme instrument de sa contestation, nous introduit dans l’univers du masque.Elle se tourne vers le voisin Youssef Allouchi, pour le qualifier d’un homme de mystères à cause de ses disparitions chaque mois, et sa solitude.

Oui, peut-être préparait-il un coup d ‘Etat qui bientôt rendrait célèbre notre quartier. (p.15)

Elle présente les médecins qui la soignaient d’une façon qui vise à les disqualifier et faire croire en même temps qu’elle est consciente de son état et refuse qu’on la considère comme une folle. L’évocation de Freud est très importante puisque le lecteur établira une relation entre le psychiatre et l’état de Samira. Toutefois elle refuse d’admettre cette situation et adopte un ton ironique pour ridiculiser le médecin et ses sœurs.

  • L’homme qui me piquait les fesses cessa de venir. Un autre l’avait remplacé. Il était plus bavard que le premier; il posait des questions sur tout, il voulait connaître mes rêves, mes peurs, mes désirs. Il se prenait pour Freud ou pour le marabout le plus couru de la région. Je lui répondais de façon prosaïque, souvent l’esprit à mille lieus d’ici. (p. 176)

Pour détrôner son père, la narratrice recourt aux faux éloges. Ce procédé ironique est une forme pour mépriser l’autre et ridiculiser sa victime.

  • veuf et ruiné avant l’heure. Bravo. Mille bravos, répétait-il.

Dans un tressaillement je murmurai :

– Merci. (p.111)

L’ironie s’accentue lorsque dans une sorte d’apitoiement sur soi-même, par révolte et confrontation à la religion, Yasmina s’écrie en accusant Dieu de se repaître du malheur des hommes

  • Parce qu’Il nous a exclus du paradis, on ne peut pas vraiment Lui en vouloir. C’est à Adam et à Eve qu’il va falloir demander des comptes. Plus à Eve qu’Adam, d’ailleurs. Mais quand il fait de nous des mères sans qu’on ait rien demandé, quand Il fait disparaître maman et Omar le même jour, quand Il fait trembler la terre et exploser les maternelles, quand il reprend leur raison aux adultes et même aux enfants, [..] on ne peut que Lui en vouloir ! (p. 109)

Dans Ravisseur, nous constatons donc que le discours ironique est fondé sur l’exagération verbale. Il est une arme pour dévoiler les défauts de la société et les tourner en ridicule. L’ironiste renverse les données du réel pot (en dénoncer les maux. Ainsi, Ravisseur se présente comme une satire puisque « toute ironie est satire.»7

Le discours humoristique par ses formes variées offre la possibilité de dépasser une situation existentielle tragique. Il permet d’échapper à l’amertume d’une vie qui dépasse les personnages.

L’humour, l’ironie et la satire sont des formes qui suscitent le rire ou le sourire. Ils soulignent les ridicules et les travers d’une société ou des personnages dans une intention de les fustiger et les corriger. Ils permettent de s’attaquer à des actions odieuses sans véhémence ni haine car elles confèrent une sorte de sérénité qui permet de se faire comprendre sans monter les hauteurs du tragique.L’association de ces trois formes est ancienne et durable. L’ironie est un mode indirect et dissimulateur, alors que l’humour et la satire sont des pratiques directes et franches.

Jankélévitch marque cette différence en soulignant que «l’humour c’est l’ironie ouverte»8. De soncôté, Schoentjes affirme que « L’ironie est l’humour de la satire »9. Alors qu’Anatole France définit la fonction technique de ce mode d’expression de la pensée (l’ironie) qui dépasse la simple envie de faire sourire « l’ironie que j’invoque n’est point cruelle, elle ne raille ni l’amour, ni la beauté, mais elle me permet de me moquer des sots et des méchants que sans cela j’aurais la faiblesse de haïr »

Le discours humoristique est donc un aspect de rejet de la société et de ses valeurs ; il est un moyen supportable pour le lecteur et plus efficace pour dévoiler la mauvaise construction du monde à travers un miroir qui dédramatise l’existence.

Avec l’analyse du discours humoristique, nous arrivons à dire que le rire a une signification et une portée sociale. Il permet de dépasser une condition existentielle tragique. Il peut être considéré comme un exorcisme qui dissout les angoisses sociales de l’homme. Tel est le travail que nous avons fait jusqu’ici.

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1 Kerbrat Orecchioni. « L’Ironie comme trope ». In poétique n°41. 1980. p. 119

2 Mercier Leca Florence. L’ironie. Paris : Hachette. 2003. p. 37

3 Vladimir Jankélivitch . L’Ironie ou la bonne conscience. PUF. 1978. p. 26

4 Ibid. p. 25

5 Ibid. p. 25

6 Arié Serper. « Le concept d’ironie, de Platon au moyen âge ». In Cahiers de l’Association Internationale des Etudes Françaises. 1986. N° 39. p.26

7 Orecchioni Kerbrat. L’ironie ou la bonne conscience. Paris : PUF. 1950. p.26

8 Jankélévitch Vladimir.L’ironie.PUF, Paris. 1978. chapitre 3

9 Schoentjes Pierre. Poétique de l’ironie. Seuil. 2001. p. 217

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