Accueil / Lettres / Analyse discursive et pragmatique du dialogue dans Ravisseur de Leila Marouane / Analyse de l’humour dans Ravisseur de Leila Marouane

Analyse de l’humour dans Ravisseur de Leila Marouane

Pour citer ce mémoire et accéder à toutes ses pages
🏫 Université d’Oran - Faculté des Langues, des Lettres et des Arts - Département des Langues Latines
📅 Mémoire de fin de cycle en vue de l'obtention du diplôme de magister - 2009-2010
🎓 Auteur·trice·s
Mlle Dris Ghezala
Mlle Dris Ghezala

Le discours humoristique

      1. L’humour dans Ravisseur

L’humour est situé à la frontière comico- tragique, et est associé au rire et à la caricature. Bergson souligne que « l’humour appartient au comique »1. Dès lors, l’humour peut s’exprimer d’une part à travers des multiples catégories traditionnelles du comique : des mots, des gestes, des situations ou de caractère ; et d’autre part à travers les registres comiques: le burlesque, le grotesque et la farce.

L’humour est une façon artificielle et artistique de traiter la contradiction sans réellement la résoudre.

L’auteure attribue le caractère comique à plusieurs passages pour susciter un effet humoristique. Ces effets humoristiques se produisent en grande partie par l’intermédiaire du langage.

En effet, nous remarquons que parmi les personnages choisis par Leila Marouane pour la construction et l’évolution de son récit, la présence d’un personnage enfant comique. Il s’agit de la petite fille Noria. Elle est un personnage comique non seulement parce qu’elle trébuche sur les mots mais aussi par ses réflexions naïves qui provoquent le rire.

Nous avons constaté qu’à maintes reprises, les commentaires de Noria s’insèrent à des moments précis du récit pour apaiser l’atmosphère tragique.Ses réflexions succèdent directement à une situation tragique ou à un dialogue sérieux.

Dans le polylogue dans lequel les sœurs conversaient de l’agression dont Samira a été victime, Noria intervient au moment de tension pour la diminuer.Ce personnage comique est un prétexte aux autres personnages pour introduire des digressions comme dans cet exemple :

Yasmina tenta une digression

  • Depuis quelques temps, elle éprouve un sacré plaisir à se faire peur, dit-elle. Elle a des cauchemars. Elle ne nous laisse plus dormir avec ses cris. Elle ne veut plus s’attacher à son lit. Résultat, on passe nos nuits à la rattraper dans le jardin ou au coin de la rue…

Vaine tentative (p. 119)

Après neuf tours de parole revenant sur l’agression physique de Samira, Yasmina tente de changer de sujet mais n’y parvient pas.Puis après huit tours de parole relatant l’arrestation du père, a fuite de la mère, Noria intervient avec une réplique pour apaiser la tension et orienter le dialogue vers un autre sujet : le visage défiguré de Samira.

  • Ils digent qu’il [le père] a été enschorchelé par maman, qu’elle lui a fait mancher de la scherfelle d’âne. Sché insupportable, enchaîna Noria. p. 123.
  • A moi auschi on dit des soses comme scha et sché pour scha que maman pleure. p.66

Ces commentaires suivent les railleries des voisins au sujet du mariage de la mère.Devenues la risée du quartier et un sujet de discussion des voisines, au lieu de manifester un rejet inconditionnel dans la colère, les personnages usent de l’humour qui présente une dimension de banalité. Le comique est capable de lutter contre toute situation tragique. Ce comique de mot va redoubler puisque Samira défigurée par son père commence elle aussi à chuinter.

  • Schuffit, dis-je

Je chuintais. p.124.

La narratrice personnage prend les devant et réagit avant les autres ; la où l’on s’attendrait à une réaction de peine ou de désespoir ou de révolte face à une situation plus ou moins tragique, elle va se moquer d’elle-même et rire de ses propres malheurs.

Nous citons les exemples suivants :

Tout d’un coup, il lâcha prise, je perdis l’équilibre et tombai. Mon visage heurta le carrelage froid Je n’aimais pas le lait, n’en buvais jamais, alors mes incisives se brisèrent comme du verre. Je n’en avais cure. p.112

Nous voyons que dans cette scène tragique, la narratrice se moque d’elle- même ; au lieu de s’inquiéter de son sort et de son état, elle donne plus d’importance à relater comment et pourquoi ses incisives se brisent, et de montrer son indifférence. L’humour suppose donc une certaine forme d’insensibilité.

Elles (les clientes) dissimulaient avec difficulté leur répugnance

Elles lutassent contre une volonté et irrépressible envie de rire. Afin de mettre à leur aise mes précieuses clientes j’improvisais une anecdote, l’histoire devenait l’échappatoire qui les libérait, me libérait.(p.131)

La narratrice souligne ici comment le rire en tant qu’émotion, peut apaiser et faire évanouir une atmosphère figée et tendue. Il explose aisément dans des situations pareilles et se répand comme une contagion, il a une sorte de résonance collective qui implique une complicité avec les autres. Une simple histoire,grâce au rire, arrive à libérer tout le monde de la gêne.

La narratrice est consciente du tragique de son existence mais réagit de façon humoristique.

  • J’afficherais au grand jour mes traits artificiellement tirés vers le haut, mon perpétuel étonnement, mon ricanement forcé et édenté, mes grossières raies. Ça servirait aux autres (..). La transformation de ma physionomie, si repoussante fût-elle, ne me chagrinait guère. (p.132)
  • Enfin des cicatrices, vulgaires, certes, mais preuves irrécusables de ma guérison.(p.176)

Le comique suppose une forme d’insensibilité. Il est un moyen pour se moquer de soi-même. La narratrice telle que présentée dans ce passage, cesse de se prendre au sérieux puisqu’elle est capable de rire d’elle-même. Même les hallucinations de la narratrice sont présentées de manière humoristique. . Elle réagit d’une façon comique face à cette soi-disant apparition de l’ange. Elle le compare à l’ange Gabriel, en imaginant qu’il va peut être lui proposer une carrière de prophétesse, ce qui relève de l’impossible.

– Il ne dit rien, du moins au début. Il me salua d’une inclinaison de la tête, une gracieuse révérence. Si j’avais perdu la raison, j’aurais dit qu’il était l’ange Gabriel, ou un homologue, venu me proposer une carrière de prophétesse. Mais j’avais toute ma tête, et le désert était bien loin. p.139

Nous avons constaté que le roman de Leila Marouane se démarque par deux stratégies fondamentales liées à l’humour à savoir :

  • La superposition du tragique et du comique.
  • Le grotesque et la ridiculisation.

La superposition du tragique et du comique

Le rire peut être provoqué par la juxtaposition de deux situations opposées et contradictoires. Nous parlons ici des passages comiques et des passages tragiques. La situation de tension est engendrée par un accident ou un malheur quelconque, ou une crise de la vie quotidiennequi va retomber immédiatement grâce au rire. Ce rire est issu d’une dérision face à la tragédie, afin de l’atténuer et de la rendre ridicule.

Notons que le roman de Leila Marouane se construit en grande partie sur ce procédé dont le but majeur est de dédramatiser l’histoire racontée (répudiation de la mère, la déchéance, la torture, le terrorisme, la disparition du frère, la folie de la narratrice), et à marquer son indifférence face à des situations douloureuses.

Nous enregistrons ce procédé dans la première phrase début du roman.

Mon père gisait sur le canapé pendant que ma mère convolait en juste noces avec Youssef Allouchi. (p.13)

Nous remarquons que le père est en état de souffrance « gisait » est lié au registre tragique tandis que Nayla est en état de plaisir, donc liée au registre comique (convolait en justes noces).

Nous avons aussi cette idée de joie et d’angoisse le jour du mariage de Nayla.

Mon père éteignit la télévision et ouvrit grandes les portes du balcon. Une brise printanière tenta, en vain, de dissiper les vapeurs du tabac brun des cigarettes qu’il fumait l’une après l’autre. En face, la maison de notre voisin brûlait de tous ses feux et l’odeur de couscous à l’agneau imprégnait l’air, se mêlant aux effluves de jasmin. p.62.

Le père est en état d’angoisse, tandis que la joie règne chez les nouveaux mariés. Cette opposition est suggérée par le sens olfactif, l’odeur répugnante du tabac chez Aziz Zeitoun et l’odeur de la bonne nourriture chez Allouchi. La première marque l’état d’angoisse du père qui passait son temps à fumer, et la seconde indique la joie du couple et la célébration de leur mariage.

La narration de l’attentat ayant touché la maternelle est confiée à Noria et ce dans le but de dédramatiser cet évènement tragique. Et ne provoquer aucune émotion chez le lecteur

  • scha m’aidera à eschpliquer, dit-elle
  • scheishmes…. Schecousches… (p.105).

Ensuite c’est Fouzia qui prend le relais pour relater explicitement la secousse qui a soufflé la maternelle.

Cet épisode est clôturé, encore une fois, par une réflexion naïve faite de Noria. Une réflexion qui suscite le rire mais aussi apaise les esprits après l’évocation d’un évènement tragique et en quelque sorte pour nous le faire oublier.

– […]

    • Non, ce n’est pas le moment, répliqua Amina. D’ailleurs pourquoi en vouloir à cette femme sortie de la côte de son homme, répliqua Amina.
    • Effe était une côtelette ?dit Noria. (p.109)

Ce passage du tragique au comique, nous le trouvons également dans le dialogue Noria/Fouzia après que la mère eut l’idée d’aller toute seule à la clinique.

Quand la porte claqua, la maison parut tout à coup vide, la pièce immense, comme si les murs s’étaient reculés ; mes sœurs nombreuses et hébétées ; le bébé somnolent et excessivement lourd, et le silence un revêtement de plomb.

    • Maman est schortie, maman est partie, gros schel pour le bébé à l’œil mauvais, fallait pas le peger.
    • La ferme, dit Fouzia, la gorge nouée, mordillant une tartine beurrée dont elle n’avait visiblement plus envie.
    • Ma schœur est jalouge de mes fers. p.37

Ces répliques de Noria viennent s’insérer entre deux passages tragiques: la première faisant l’état et l’atmosphère qui régnait à la maison après que le père eut découvert l’absence de son épouse ; la seconde, est une réaction à la notification de se taire.

La disparition des personnages n’inquiète plus les filles d’Aziz, elles ont décidé de repartir à zéro en attendant leur retour.

Au lieu de nous alarmer, cette défection de notre père, son délire, sa retraite, surtout nous, réjouirent.Désormais, et pourvu que cela durât, nous étions maîtres à bord. (p.96)

A dire vrai, de son absence (Khadidja), comme de celle de notre frère, nous finissons par nous moquer. Nous avons beaucoup à faire et peu de temps pour y penser. (p. 98)

Au lieu de s’inquiéter de l’état du père, les filles s’en félicitent car ce retrait leur permettra de se libérer de l’autorité patriarcale et de retrouver enfin la liberté même si elle fut éphémère.

Nous relevons également une situation tragique comique, après la répudiation de la mère. Il s’agit ici du dialogue entre le père et son fils Omar.

      • On refait le mariage, tout de suite !
      • C’est impossible, répliqua Omar en hochant la tête dans tous les sens. Tu l’as répudiée par trois fois et tu n’étais même pas en colère.
      • Tu n’es tout de même pas l’imam El Ghazali ! le réprimanda mon père. Et le nôtre d’imam saura me dire.
      • Il te dira que ce n’est possible que si elle contracte un deuxième mariage et évidemment une deuxième répudiation. C’est la loi.
      • Eh bien, nous appliquerons la loi, dit mon père.(p.53)

Aziz, incroyant (il n’était guère féru de religion. p.46) veut reprendre tout de suite sa femme, alors que la religion exige un second mariage et une seconde répudiation.

L’humour est donc considéré comme un mécanisme de défense contre l’angoisse et de sortir de toute situation complexe.

Le père constatant l’ampleur de son acte, et la difficulté qui s’impose pour reprendre son épouse, essaye de ridiculiser son fils qui exige que la loi coranique soit appliquée en lui rappelant qu’il n’est pas l’imam El Ghazali.

________________________

1 Carfantan Serge. Le rire de Bergson. Papier universitaire, n°27.

Rechercher
Télécharger ce mémoire en ligne PDF (gratuit)

Laisser un commentaire

Votre adresse courriel ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Scroll to Top