La violence physique dans Ravisseur est analysée comme un vecteur de lien entre les personnages, révélant la dynamique d’agression et de soumission. Cette étude met en lumière comment les dialogues structurent l’intrigue et illustrent les tensions psychologiques sous-jacentes.
La violence physique
La transgression des lois instaurées, conduit sans doute à l’interruption de la quiétude et à l’émergence de la violence. La violence physique est ainsi assimilée à une manifestation qui tend à établir un lien entre deux personnages pour annuler le plus faible. Elle suppose donc la présence d’un agressé et d’un agresseur.
L’acte violent survient quand la personne est en état de mal être, de tension psychique insupportable, d’énervement, de colère, de fureur, pour faire baisser cette tension, elle recourt aux critiques à l’égard de l’autre, aux insultes, aux coups, aux reproches incessants, et le percevoir uniquement par ses échecs.
Comme le but de l’auteur est de dénoncer le despotisme paternel, l’autorité arbitraire et oppressive, elle fait des personnages masculins les auteurs principaux des violences physiques (le père, les terroristes et les autorités).
Nous pouvons résumer les scènes de violence et les cerner dans quatre périodes bien précises : le mariage d’Omar, le viol et la grossesse de Samira, la désobéissance de l’épouse, et les dépenses exagérées de Samira.
Le jour où Aziz s’est opposé au mariage d’Omar, Nayla a entamé une grève de la faim, la colère d’Aziz se traduit alors en violence physique et des menaces de répudiation.
Il agit aussi violemment lorsqu’il découvre l’absence de son épouse, partie seule à la clinique maternelle.
- Elle est où ?
Ma réponse lui importa peu. D’ailleurs je n’en fis pas. Elle resta bloquée dans ma gorge ou un peu plus bas. Il jeta le verre qui alla s’écraser sur le sol et se lança hors de la cuisine, cavalant comme un forcené, appelant ma mère à tue-tête. Il trébucha sur le tapis à moitié roulé, se ressaisit et poursuivit ses recherches, jurant par tous les saints de réduire la maison en miettes, ma mère et les femmes de la terre entière en poussière.
Quand il eut fait le tour des pièces, salles de bains et buanderie incluses, quand il eut brisé tout ce qui lui tombait sous la main, même les précieux verres Lexdura importés, réputés incassables, ne lui résistèrent pas, quand il eut déchiré les robes de ma mère, les nôtres si elles se trouvaient là, il cessa ses gueulantes et sa course.
Le pas las, il revint dans la cuisine d’où je n’avais pas bougé, les pieds cloués au sol, le bébé tout contre ma poitrine.
Ce début de dialogue permet de caractériser le père par son dire et son faire. Samira laisse la question sans réponse, préférant le silence, la colère du père éclate et prend une forme verbale et comportementale indiquée dans les commentaires qui encadrent ces interventions. La technique du résumé est utilisée ici pour évoquer les actes illocutoires du père (menaces, appels). Nous décernons le type de relations qu’entretient Aziz avec sa femme, le rapport de pouvoir vient d’être renversé par cet acte de désobéissance. Pour le rétablir et réaffirmer son autorité, l’époux recourt à la violence.
La narratrice continue son commentaire, dévoilant progressivement les comportements du père pour le rendre antipathique au lecteur.
Le visage suintant, le souffle haché, il s’assit. Il se saisit de la bouteille de vin, laissa tomber le bouchon et but au goulot. Il alluma alors une cigarette et tira une grande bouffée, qu’il n’expira pas. D’une voix faussement sereine, il dit :
- Où est-elle ?
Il laissa échapper la fumée de ses naseaux, l’œil vissé sur moi.
Lorsque le père arrête ses déplacements dans la maison pour s’adresser directement à sa fille, les commentaires qui recouvrent des éléments non verbaux et paraverbaux encadrent ses interventions. Ton de la voix, regard, gestuelle sont nécessaires pour représenter la colère du père et parallèlement la peur de la narratrice. Mais leur utilité réside aussi dans la faculté de relancer le dialogue et d’augmenter la tension. Ce regard « vissé » exerce une force perlocutoire sur Samira qui en instaurant un rapport de pouvoir exige une réponse.
Ma langue séchait, gonflait, s’alourdissait, se nouait au fur et à mesure que les yeux de mon père s’injectaient de sang, les yeux d’un bourreau prêt à œuvrer. Et ma mâchoire de se serrer fortement, mes dents de crisser, crisser à se briser… Puis la peur d’attiser sa colère, qu’il ne manquerait pas de déverser sur moi et le bébé, réactiva mes glandes salivaires. Ma langue enfin se délia, mais mon esprit s’installa dans la confusion.
- La femme d’Omar a accouché. C’est un garçon. Omar l’a appelé papy, non, grand-père, je veux dire Mahmoud, dis-je d’une traite.
Ma respiration, celles de Zanouba et de mon père, le robinet qui gouttait, le réfrigérateur qui ronronnait, le moindre bruit battait mes tympans, résonnait comme un effroyable tintamarre.
Sous menace et après hésitations marquées par une succession de verbes, Samira donne une réponse mais inattendue. Elle entoure sa réponse de deux commentaires exprimant ses émotions.
Certes, ce n’est pas cette réponse que cherchait le père, ce qui anime à nouveau sa colère et violence. La gestuelle du père en signe d’autorité, appuyée par le verbe rugir, arrachent enfin une réponse à Samira.
- Tant mieux, mais ça ne me dit pas où est Nayla, dit-il de cette voix qui clamait la paix dans le monde et dans les foyers.
- Ta mère, elle est où ? nom de ‘Dieu
N’arrêtant pas de rappeler le nom de Dieu, du revers de son bras, il balaya le cageot de rougets et la bouteille qui se trouvaient sur la table. La petite dernière, pas encore accoutumée aux déflagrations de voix de son géniteur, aux poissons qui voltigeaient dans la maison, aux inondations de vin, brailla de tous ses petits poumons. Je la serrai étroitement contre moi et me mis à me balancer comme sur le rythme d’une musique folle.
- À la clinique, à cause du sel, il pèse quatre kilos, on ne sait pas ce que mangeait sa mère, le mauvais œil…
Épuisée, ma petite sœur s’assoupit et je finis par me faire comprendre. Mon père se rua vers la sortie, le bruit de ses pas s’estompait dans l’escalier mes jambes flageolaient, le sol se dérobait, les siroccos m’entortillaient, me soulevaient… Les prémices de la fin du monde seraient-elles aussi anxiogènes ? (p.47-49)
La réponse connue le père quitte la maison laissant Samira s’interrogeait sur ce qui pourrait encore arriver. Le père figure dans Ravisseur, comme le tortionnaire physique et psychique de la fille aînée. L’agression corporelle est provoquée par un désir de vengeance et de haine qui vise la suppression de l’autre, en l’occurrence cette fille aînée qu’il considère comme « dangereuse ».
Samira a été victime de deux agressions physique. Nous n’aurons connaissance de la première qu’après qu’elle ait subit la seconde. La narratrice l’ignorait ou feignait l’oublier. Elle sera dévoilée plus tard par ses sœurs.
- Il t’aurait préférée morte plutôt que souillée. Alors il t’a battue. Il faut dire que, cette fois-là, il n’a pas eu le temps de te défigurer comme pour le gigot d’agneau. Il avait perdu connaissance avant. Et maman était là. (p. 127)
Cette réplique extraite du trilogue de Samira-Yasmia- Amina, dans lequel ces deux dernières relatent à leur sœur aînée, les circonstances de la première agression et notamment sa grossesse. Yasmina dans sa réplique évoque la première agression qui a suivi le viol et la deuxième à cause d’un gigot. Entre ces deux agressions, elle affirme que l’absence de la mère lui a été déficitaire. La deuxième agression survient lors du dialogue. Ne contenant plus sa colère, le père s’acharne sur Samira et ne la laisse que lorsqu’il croyait qu’elle était enfin morte. Nous assistons à une scène très violente, une scène qui exprime une attitude de férocité envers Samira.
S’apercevant de ma présence, et sans me regarder, il dit :
- Bravo.
Puis il passa lentement le doigt sur le bord de la tasse. Comme s’il méditait sur une catastrophe sans précédent. Je n’eus alors qu’une envie : rebrousser chemin, regagner la chambre, m’y enfermer à double tour. Mais du plomb coulait dans mes jambes, se déposait dans mes pieds.
- Bravo reprit-il. D’abord vous faites disparaitre votre mère, puis vous vous attelez à ma ruine.
- Je…c’est la broderie…
- Veuf et ruiné avant l’heure. Bravo. Mille bravos, répétait-il en lorgnant le gigot.
Il se rua sur moi. Puis il me saisit par les cheveux. Puis il les tira. De toute ses forces. D’abord vers le haut. Puis vers le bas. Jusqu’à ce que mes genoux plient.
- Elle me défie ! Ce bigot d’imam me défie ! Allouchi me défie ! Mon fils me trahit. On me mange dans la main et on me défie, on me mange dans la main et on me trahit, disait-il, détachant les mots, appuyant sur chaque syllabe.
Tout d’un coup, il lâcha prise. Je perdis l’équilibre et tombai. Mon visage heurta le carrelage froid. Je n’aimais pas le lait, n’en buvais jamais, alors mes incisives se brisèrent comme du verre. Je n’en avais cure, l’important pour l’heure était de sauver ma peau.(p.111-112)
Les dents brisés, symboles d’intelligence et d’univers, représente en quelque sorte l’humiliation et la ruine de Samira. L’évocation des dents peut se lire de manière symbolique: « Les incisives sont figuratives de renommée et de célébrité »1. Perdre ses dents est un signe de faiblesse, d’un asservissement et d’une perte de toutes ses capacités. Amnésique en début du récit, la narratrice retrouve la mémoire mais perd la raison et sombre dans le délire et une folie progressifs.
Par les détails donnés, la narratrice insiste sur l’impétuosité de son géniteur qui veut sans doute sa mort.
Tandis qu’il se débarrassait méticuleusement de la touffe de cheveux restée dans ses doigts, poussant des ah ! et des oh ! de jouissance, je rampai sous la table, me frayant une issue de secours entre les chaises. Mais il me rattrapa, s’empara de nouveau de ma chevelure, se mit à me traîner dans toute la maison.
- Pourquoi ? Mais qu’ai-je fait ? Qu’ai-je donc fait ? (p. 112)
Cette scène virulente qui s’étend sur trois pages provoque l’indignation du lecteur.
De nouveau agrippé à mes cheveux de toutes ses forces, mon père jubilait en me baladant à travers sa maison. Et tandis que mon corps, ma tête, toute ma carcasse cognaient les murs. Tandis que le sang dégoulinait le long de mon visage, souillait le sol. (p. 113)
La narratrice ne se contente pas seulement d’évoquer cette scène mais elle décrit les conséquences de cet acte abominable sur son apparence physique.
Elle a été scalpée. Au sens littéral du terme… Ah, mon Dieu ! Quelle horreur !… Comment peut-on de la sorte aller vers les agressions ? les provoquer ? Faut pas sortir comme ça, enfin. Une femme n’est jamais à l’abri. Et puis ça n’est pas fait pour traîner dans les rues…
Son père ? Pour un gigot ? C’est vrai que la viande est chère mais tout de même, quel sort ! Toi qui vois tout, qui entends tout, protège nos enfants ! Pauvre petite. Voilà à peine une année elle était dans ce même service. Cette fois-là, la peau du corps arrachée l’hymen déchiqueté.
Comment peut-on briser la vie d’une enfant ?… Faut dire que c’est une miraculée, ou qu’elle tient absolument à la vie. Certaines se suicident pour moins que ça…
Un coma ? Qui peut le savoir ? Un traumatisme crânien ? Cliniquement morte ? Peut-être seulement une sorte de syncope. Ça peut être long. Attendre la réparation du scanner et la ramener ici. Enfin, si d’ici là elle est encore de ce monde. Des points de suture et un pansement. Tout ce qu’on peut faire. Hélas ! (p. 118)
A travers ces scènes violentes, l’auteure veut mettre en évidence l’indignation des locuteurs et l’absurdité d’un tel comportement (agir d’une façon horrible pour un gigot). Elle revient en charge avec le discours tenu sur les femmes, le suicide et l’insécurité.
Puis elle reprend la description de son visage.
Mon nez était retroussé ; mes yeux bridés, mes sourcils et les commissures de ma bouche relevés. Ainsi j’avais l’air médusé. (p.124)
Cette agression physique a laissé des séquelles sur ses sœurs notamment Noria.
- Depuis quelque temps, elle éprouve un sacré plaisir à se faire peur. Elle a des cauchemars. Elle ne nous laisse plus dormir avec ses cris. Elle ne veut plus s’attacher à son lit. Résultat, on passe nos nuits à la rattraper dans le jardin ou au coin de la rue…p.119
La violence physique se conjugue souvent avec une violence verbale qui se manifeste par des injures et railleries.
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1Dictionnaire des symboles. 2004. p. 348 « dents » ↑