L’interaction polémique dans Ravisseur révèle les tensions interpersonnelles à travers des dialogues structurés, où les désaccords illustrent des rapports de force. L’analyse discursive met en lumière comment ces échanges façonnent l’intrigue et reflètent les idéologies des personnages.
II. 2. 2. L’interaction polémique
Dans ce type d’interaction interviennent les relations interpersonnelles et la parole devient un lieu de rapport de force. Le désaccord résulte d’une divergence de points de vue. Dans le tableau « le cadre dialogique », nous avons fait apparaître la construction de chaque dialogue précisant les désaccords et le moment (le tour de parole). Nous analyserons ici quelques exemples.
Quand Noria et Fouzia annoncent à leur sœur aînée qu’elles n’iront plus à l’école, nous assistons à un désaccord minime :
La veille de la rentrée scolaire, Noria annonça qu’elle n’irait pas à l‘école.
- Moi non plus, dit à son tour Fouzia. Amina applaudit.
- Bienvenue au club.
Yasmina n’était pas de cet avis. Moi non plus.
- Nous voulons écrire des histoires, annonça Fouzia.
- Sché pas à l’école qu’on nous geapprend scha.
- L’école est une zone sismique, gémit Fouzia.
- Vous irez à l’école dis-je.
Mon ordre était indiscutable. (p 148)
Dans cet échange aucun jugement n’est porté et la décision de Samira n’est pas justifiée. L’argumentation se fera ultérieurement, en forme de dialogue avec un confident.
Mon ordre était indiscutable ; néanmoins, je fis part à mon confident de la volonté de mes sœurs. A mon grand étonnement, il approuva leur décision.
Je m’énervai.
- Mais que vais-je faire ? C’est de leur avenir qu’il s’agit.
Il marmonna des mots sur le libre arbitre, d’autres sur l’abolition des actes iniques…que me chantait-il ?
- Je ne peux pas les nourrir toute la vie ! expliquai-je
- Mais vous savez aussi bien que moi qu’elles sont incapables d’écrire correctement ne serait-ce qu’une lettre, repris-je, un ton plus bas
Il ne broncha pas ; ses yeux lançaient des éclairs réprobateurs.
- Et puis, poursuivis-je, je suis malade. Bientôt mes yeux n’y verront plus. Je ne pourrai plus broder, ni même repriser une chaussette.
Je tentai une explication.
- Si tant est que le Ciel les dote de cette fonction, dis-je en grelottant. L’écriture n’est pas un métier, quelqu’un me l’a un jour dit.
Aucune réaction. Seulement un regard glacial. Mais que me reprochait-il au juste ?
- Et puis, jusqu’à l’âge de quatorze ans, l’école est obligatoire, continuai-je. Et papa souhaiterait un médecin ou un astronaute dans la famille… C’est encore possible pour Noria et Fouzia.
Là-dessus, il réitéra son argumentation sur le libre choix, fustigea l’arbitraire…je refusai de me brouiller avec mon ami.
- Pour écrire, il faut avoir de l’instruction. Au moins un peu. (p. 148-149)
Dans ce dialogue sur l’instruction des enfants, le désaccord se réalise dans le langage verbal (verbes employés, construction du dialogue, nécessité de convaincre l’autre en multipliant les explications), non verbal (le regard menaçant) et paraverbal (le ton, l’emploi de la ponctuation). L’idéologie de l’auteur se lit ici à travers les paroles de la narratrice qui impose à ses sœurs d’aller à l’école même si elle est sur « une zone sismique ». Cette expression signifie que l’école se situe dans une zone dangereuse, renvoyant à l’insécurité et aux attentats perpétrés. Ainsi se livre un message, celui de la nécessité de braver la peur et de s’instruire.
C’est le cas aussi lorsqu’Amina propose une solution pour soigner son père et sa sœur. Quand elle évoque son copain, sa sœur aînée, l’interrompt et lui coupe la parole :
- Je pense avoir une solution, intervint Amina.
- Nous t’écoutons dis-je.
- Mon copain, vous savez…
- Je n’en sais rien, coupai-je.
- Enfin, vous êtes toutes au courant que j’ai un petit ami ! (p. 167) Voilà qu’elle m’impliquerait dans ses débauches. J’étais hors de moi.
Très vite la discussion se transforme en désaccord entre l’aînée et ses sœurs:
- Ne me dis pas qu’il va t’enlever, que tu vas te faire la belle de je ne sais plus quel seigneur !
- Elle a un ami et ce n’est pas la fin du monde.
- Mais pensez-vous parfois aux conséquences de vos actes ?
- Tu n’es tout de même pas notre mère, lâcha Amina.
- Qui te dit que je ne le suis pas ? Qui te dit que je ne vous ai pas enfantées comme j’ai mis bas Zanouba ? Que vous n’avez pas été conçues à l’ombre d’un volcan en fureur ? Dans les tranchées d’une secousse ?
Quand j’eus fini d’agonir, je tournai les talons et m’en fus dans ma chambre. Derrière mon dos, Amina dit, la voix brisée :
- Mon Dieu, j’espère que c’est de l’humour.
- Ce n’est pas de l’humour, répliqua Yasmina. C’est du délire (p. 168)
La première réplique, sur un ton ironique mais aussi chargé de colère, la narratrice-personnage établit une inférence avec la disparition de sa mère et aux lectures romantiques d’Amina.
La narratrice en employant les métaphores « à l’ombre d’un volcan en fureur- Dans les tranchées d’une secousse », fait référence aux circonstances dans lesquels elle a mis au monde sa fille Zanouba : enlèvement et viol.
Après une réaction très violente, Samira rejoint sa chambre. Mais Amina s’opiniâtre et propose à nouveau l’aide d’une personne qui travaille dans une pharmacie. Samira réfute cette proposition et la discussion débouche sur un désaccord violent.
- Nous avons bien conscience de ce que tu as enduré et de ce que tu continues d’endurer, commença Yasmina. (p .168)
- Nous allons faire venir un médecin.
- C’est, cela, oui, dis-je.
Je glissai dans mon lit. J’avais besoin de réfléchir et de trouver un allié. Mes sœurs étaient décidément trop naïves.
- On va te soigner, répéta Yasmina en me bordant.
- Les antibiotiques. Avec quoi vous allez les payer ? murmurai-je.
Puis, les couvertures jusqu’au menton. Il faut toujours que je pense à tout.
- Nous y avons pensé, dit Yasmina.
Jusqu’à preuve du contraire, le chef de la famille, c’était moi.
- Allez-vous faire déblinder nos portes ? Rembourser vos dispendieux achats ? Ces toiles, ces pinceaux, ces crayons et ces tubes de peinture ?
- Si tu te calmais un peu, supplia Yasmina.
- Ce serait à vous de vous calmer, dis-je.
- Je connais quelqu’un, dit Amina.
- Je sais, dis-je avec résignation. Celui avec qui tu vas te faire la malle.
- Tu prêches dans la vénalité, dis-je avec une profonde mélancolie. Je te croyais dans le romantisme.
Je m’enfonçai sous les couvertures et marmonnai :
- Je veux un brasero et du benjoin, et un imam. A défaut un curé ou un rabbin, n’importe qui de plus fort que Djidji…Je veux dire que votre père. (p.170)
Dans ce dialogue, s’établissent deux types d’interaction : une interaction dialectique et une interaction polémique. L’accord est entre Amina et Yasmina qui essaient d’expliquer à leur sœur comment procéderont-elles pour la soigner. Mais devant l’autorité de leur sœur aînée et son refus, elles se sentent faibles. Lorsque Samira prend conscience qu’elle commence à perdre sa position haute, elle rappelle qu’elle est toujours chef de la famille, se ressaisit et monopolise la parole, interdisant tout échange ou négociation, et critiquant ses sœurs. D’où cet écart dans le nombre de tours de parole. Samira 14 tours – Amina 8- Yasmina 7
Le désaccord peut être entraîné, au cours d’un échange, par une réplique désobligeante, modifiant alors les rapports de places qui préexistaient.
Une femme gâcha tout.
- Une sainte nitouche, oui, cette Nayla ! avait-elle lâché en claquant la langue. Ah ! la grivoise…
A ces mots, Noria et Fouzia se raidirent, mais sitôt recouvrèrent leur agilité verbale. Je les surpris noyant d’insultes la femme en question, puis toutes les autres, sans ménagement, les traitant de jalouses et de tas de graisse, de veuves et de divorcées, notre procréatrice à nous pouvait se targuer d’avoir deux maris, et peut être même d’autres soupirants et certainement une liste de prétendants, la nature l’ayant généreusement gratifiée, tandis qu’elles, grosses merguez, énormes osbanes, avaient été oubliées au moment où Allah enrobait de beauté Ses créatures.
- Les battements des cœurs en émoi, pauvre du vôtre qui ne les connaissez pas, entonna Noria tandis que Fouzia leur indiquait la porte.
- Allez, ouste ! sifflait-elle entre ses dents. (p. 144)
La réplique blessante de la femme déséquilibre les rapports de places et l’échange se transforme en dispute laissant la femme sans voix et entraînant une tension qui bouscule le rapport hiérarchique. Les femmes qui étaient en position haute se retrouvent dans une position basse en subissant les insultes des petites filles.
Le dialogue qu’entretiennent les sœurs après l’attentat de l’école exprime un désaccord relevant des pensées et affects des personnages.
- Te mets pas dans cet état, dit Fouzia. C’est Dieu qui l’a voulu. Ma maîtresse, quand elle a retrouvé sa petite fille, a dit…Ma maîtresse, soit dit en passant, avait une fille de quatre ans dans cette maternelle. Ma maîtresse a donc dit qu’on n’allait tout de même pas en vouloir à Dieu et elle ne pleurait même pas. C’est la vie, c’est la vie qu’elle répétait à tout le monde (…)
- Tout à coup, Yasmina se mit à parler comme notre père, d’une voix forte et caverneuse :
- Parce qu’Il nous a exclus du paradis, on ne peut pas vraiment Lui en vouloir. C’est à Adam et à Ève qu’il va falloir demander des comptes. Plus à Ève qu’à Adam, d’ailleurs. Mais quand Il fait de nous des mères sans qu’on ait rien demandé, quand Il fait disparaître maman et Omar le même jour, quand Il fait trembler la terre et exploser les maternelles, quand Il reprend leur raison aux adultes et même aux enfants, quand Il n’aide pas un homme à retrouver ses doigts, on ne peut que Lui en vouloir !
Amina leva un sourcil inquiet.
- Tu vas bien ? lui demanda-t-elle à mi-voix.
- Oui, je sais, dit Yasmina, une accalmie dans la voix. Je sais bien que ce n’est pas le moment de blasphémer.
- Non, ce n’est pas le moment, répliqua Amina. D’ailleurs pourquoi en vouloir à cette femme sortie de la côte de son homme ? (p.108-109)
Dans ce récit tragique, nous décelons trois attitudes divergentes : la maîtresse accepte le fait et fait preuve de croyance et de foi, tandis que Yasmina réagit émotionnellement et blasphème, ses sœurs n’émettent aucun commentaire et ne prennent aucune position. Yasmina suit un raisonnement pour montrer qu’il faut en vouloir à Dieu, alors que la maîtresse met cela sur le compte de la vie.
Cette opposition rejoint les convictions de l’auteur qui ne cache pas son athéisme. Ce désaccord sur un thème théologique ne produit pas de réactions violentes chez les sœurs. N’oublions pas que cette histoire s’inscrit dans une période sanglante marquée par l’intolérance et née d’un conflit d’idées. Si nous nous permettons une interprétation, nous dirons qu’il s’agit d’un discours adressé au lecteur stipulons que athéisme et croyance ne devraient pas constituer une source de conflit.