Chapitre 1
L’insertion du dialogue dans Ravisseur
Introduction
Bakhtine affirme que « L’objet principal du genre romanesque, c’est l’homme qui parle et sa parole »1. En ouvrant le roman de Leila Marouane, nous constatons rapidement qu’il s’agit d’une forme dialoguée où s’exprime un foisonnement de voix.
Son roman est formé d’un semble de voix qui se mêlent et se distinguent, on parle alors de polyphonie. Une polyphonie linguistique qui se manifeste à travers le discours rapporté, c’est-à-dire « les divers modes de représentation dans une énonciation d’un autre acte d’énonciation »2. Il s’agit de rapporter un énoncé qui implique une situation d’énonciation propre, distincte du discours qui le cite.
Pour introduire ce discours cité dans le discours citant, trois formes traditionnelles peuvent être employés : le discours direct, le discours indirect et l’indirect libre.L’enchaînement discours direct, discours indirect, indirect libre et narrativisé permet des variations stylistiques, et assurent les transitions de la narration au dialogue.
Le discours rapporté est aussi un moyen pour feindre ne pas être responsable de son texte comme si les personnages imposaient leur langage. Les paroles échangées et adressées à un personnage fictif sont en effet destinées au lecteur.
Dans le présent chapitre, nous analyserons comment se fait l’insertion du dialogue dans le texte romanesque. Nous réfléchirons sur les paroles des personnages rapportées au cours du récitet les variations de rythmequi créent l’illusion de la réalité..
Nous aborderons le cadre contextuel des dialogues où il sera question d’analyser comment se prépare dans le récit l’ouverture et la clôture du dialogue, le rythme qu’il crée et présenterons le cadre dialogique. Ensuite, nous nous intéresserons au discours rapporté où il s’agira de repérer les formes employées dans le roman le discours attributif et la destination des paroles des personnages. Puis nous inventorions les types de dialogue dans le récit de Marouane et nous préciserons le rôle de chaque type de dialogue.
I. 1. Le cadre contextuel des dialogues
I. 1. 1 Les commentaires d’ouverture du dialogue
Le roman de Leila Marouane est un roman monologue qui se trouve au carrefour de « l’écriture théâtre et de l’écriture roman »3. La première consiste pour l’auteur de privilégier la parole des personnages et dans la deuxième d’entourer les paroles des personnages par des commentaires.Ces commentaires permettent une continuité entre le récit et le discours des personnages.
Dans le récit de Leila Marouane, il y a une continuité entre le dialogue et la narration puisque l’auteure adapte des choix techniques qui régissent l’organisation de la fiction dans le récit qui l’expose. Elle introduit des pauses narratives pour éviter les ruptures dans le texte. Des indications précèdent souvent l’ouverture du dialogue. Rullier les cite dans cet ordre : pause, regard, silence, ouverture du dialogue par une question.
« La parole se détache sur fond de silence, elle est liée à un rapport physique entre les personnages, c’est pourquoi elle se prépare avec des regards, ou des gestes. Il y a une sorte d’inscription corporelle de la parole des personnages.[…] »4.
Dans Ravisseur, l’auteur situe toujours ses dialogues dans un contexte précis et les pauses narratives assurent l’ouverture du dialogue qui se fait sous divers modes : description du locuteur, du lieu ou de la situation.
C’est ainsi que commencent presque tous les chapitres dialogués du roman. Et à chaque fois qu’un locuteur entame une nouvelle conversation, le passé simple est alors employé dans l’incise pour atténuer la différence de rythme entre le récit et le dialogue.
Quand la porte claqua, la maison parut tout à coup vide, la pièce immense, comme si les murs s’étaient reculés ; mes sœurs nombreuses et hébétées ; le bébé somnolent et excessivement lourd, et le silence un revêtement de plomb.
Noria se mit alors à ânonner :
– Maman est schortie, maman est partie, gros schel pour le bébé, bébé à l’ œil mauvais, fallait pas le peger. (p. 37)
Sa silhouette d’hippopotame se profila dans l’escalier, se découpa dans la lueur du vestibule, disparut dans la cuisine. Zanouba réclamait son biberon.
- Nayla ! Nayla ! appela-t-il (p. 45)
Point de père dans les parages. Serait-il encore au marché ?
Noria et Fouzia ne tardèrent pas à le découvrir dans la loggia. Vêtu de son seul caleçon, son corps épais et velu coincé entre une caisse de pommes de terre et un jerricane d’eau, notre père dormait du sommeil du juste. Des bouteilles de vin roulaient à ses pieds. Une odeur de vomi montait de sa couche de fortune. Nos bruits le réveillèrent. Il cligna les yeux, les ouvrit avec peine.
- Nayla, marmonna-t-il (p. 73)
Dans ces exemples, nous observons que le silence, les gestes précèdent la prise de parole comme l’indique Rullier « La prise de parole intervient très fréquemment après un soupir, un hochement de tête ou un sourire, comme si les attitudes émotives prédisposaient à l’expression orale des sentiments. »5Leila Marouane semble appliquer parfaitement ces traits dans l’ouverture de chaque dialogue.
Le dialogue est également introduit par le discours indirect qui ne découpe pas l’énonciation en deux niveaux différenciés puisqu’il est subordonné au segment introducteur.
La veille de la rentrée scolaire, Noria annonça qu’elle n’irait pas à l’école.
– Moi non plus, dit à son tour Fouzia (p. 148)
Il est impossible de mettre en annexe tous les dialogues vu leur nombre important, nous relevons du moins les commentaires d’ouverture et de fermeture. Nous illustrerons dans le tableau ci-après les commentaires qui entourent les dialogues dans Ravisseur. La clôture du dialogue est souvent prise en charge par la narration même si les paroles échangées le signalent déjà, comme le fait de sortir, de vouloir dormir, salutation ou tout simplement un acte de langage qui indique que l’interaction s’achève. Nous avons égalementinclus la dernière réplique dans le cas d’absence de commentaire.
Dans ce cas les commentaires qui accompagnent les paroles des personnages sont alors considérés comme une interprétation narrative des paroles prononcées ou une opposition entre le dit et le pensé du personnage. Ils explicitent les conditions d’énonciation et ont un rôle important puisqu’ils fournissent plus de renseignements et expliquent souvent beaucoup d’évènementset préparent les scènes suivantes.
En lisant ces commentaires, force est de constater qu’ils fonctionnent comme des signaux d’ouverture et de fermeture du dialogue. Les mouvements des personnages et leurs déplacements sont des circonstances favorables à l’échange.
Ces commentaires présentent de manière minutieuse le cadre situationnel dans lequel se trouve le personnage dialoguant.
Tableau : Cadre contextuel des dialogues dans Ravisseur | |||||||
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Pages | Les interlocuteurs | Le thème | Commentaire d’ouverture | Clôture | |||
Partie 1 | |||||||
16-25 | Aziz- Nayla- Imam | L’organisation du mariage de Nayla | La veille de la cérémonie, l’imam qui nous conseillait dans nos affaires religieuses vint s’enquérir du bon déroulement des fiançailles. Ma mère se jeta à ses pieds, les baisa et s’y cramponna. | Ainsi l’imam persuada ma mère, et ma mère emprunta un voile de mariée. | |||
26-27 | Noria- Nayla- Omar | La naissance du petit fils | Notre sonnerie réglée au maximum nous fit bondir du lit. Une course effrénée s’engagea dans le couloir qui menait de nos chambres à la salle de séjour. En l’absence de mon père, c’était à qui atteindrait la première l’appareil et, si elle n’était pas occupée, ma mère participait aussi à la cavalcade. Amina attrapa le combiné d’une main, tandis que de l’autre, s’aidant de ses pieds, elle repoussait le restant de la fratrie qui la bousculait. Manquaient à l’appel notre frère, à l’autre bout du fil et, bien sûr, la dernière-née. | Quand elle eut raccroché, ma mère virevolta et battit des mains. Noria et Fouzia en firent autant. Ma mère et mes petites. | |||
28 | Nayla – ses filles | Ma mère et mes petites sœurs ressemblaient à des gamines un jour de foire, la maison exhalait un air de fête | – Allons, allons, on se dépêche, répétait-elle, de nouveau absente. | ||||
29-30 | Nayla – Samira | La demande de Samira d’accompagner sa mère à l’hôpital | Zanouba entama ses gazouillements. J’allai préparer un biberon et décidai de rester à la maison pour aider ma mère. Je le lui dis. | Et voilà ! des mots, rien que des mots, mais pas la moindre émotion pour me reprocher mes échecs. | |||
33-34 | Nayla – ses filles | Le départ de la mère à la clinique | Je donnai le biberon à Zanouba quand ma mère, le visage tout à coup exsangue, étreignant sa poitrine, s’écria : | Ma mère se saisit de l’argent que je lui donnai. J’étais passionnée de broderie et il arrivait que je confectionne une nappe ou un drap pour une amie, mais ma mère l’ignorait qui ne se soucia point de la provenance de ces billets. Elle les glissa dans son corsage et se précipita dans la cuisine où elle prit une poignée de gros sel, qu’elle enveloppa dans un mouchoir. Elle s’enroula alors dans son haïk blanc, ajusta sa voilette de dentelle et, telle une femme libre, disparut dans la ville. | |||
37-39 | Noria – Fouzia- Yasmina – Amina- Samira | La désobéissance de la mère | Quand la porte claqua, la maison parut tout à coup vide, la pièce immense, comme si les murs s’étaient reculés ; mes sœurs nombreuses et hébétées ; le bébé somnolent et excessivement lourd, et le silence un revêtement de plomb. | – Il sera de retour avant elle, j’en ai bien peur. Mon père partait en mer avant l’aube et rentrait généralement à l’heure du deuxième biberon du bébé. | |||
40-44 | Samira- Yasmina – Amina- | L’aveu des sœurs | Noria et Fouzia sortirent, les jumelles n’étaient pas encore prêtes, elles allaient être en retard. Je le leur dis et déjà me réjouissais d’occuper les lieux en maîtresse de maison, quand Yasmina arrêta la radio, ferma les fenêtres et s’assit. | – Papaa !…. Plus rapides que l’éclair, les jumelles grimpèrent l’escalier qui menait à l’appartement de mon frère où elles se réfugièrent. | |||
45-49 | Aziz – Samira | L’absence de Nayla | Sa silhouette d’hippopotame se profila dans l’escalier, se découpa dans la lueur du vestibule, disparut dans la cuisine. Zanouba réclamait son biberon. | – A la clinique, à cause du sel, il pèse quatre kilos, on ne sait pas ce que mangeait sa mère, le mauvais œil….. .Épuisée, ma petite sœur s’assoupit et je finis par me faire comprendre. Mon père se rua vers la sortie, le bruit de ses pas s’estompait dans l’escalier mes jambes flageolaient, le sol se dérobait, les siroccos m’entortillaient, me soulevaient… Les prémices de la fin du monde seraient-elles aussi anxiogènes ? Etait-il la recherche de ma mère ? Qu’allait-il faire ? la battre jusqu’au sang et nous avec elle ? Sa nouvelle condition de grand-mère nous sauverait-elle ? Peut-être tout simplement se dirigeait-il vers un bar pour éteindre sa colère et fêter la naissance de son premier petit-fils… Le bébé remua dans mes bras, émit de petits gémissements pour rappeler sa faim. La torpeur m’abandonna. La maison était un champ de bataille. J’appelai les jumelles à l’aide. Elles refusèrent de quitter leur abri, persuadées du retour imminent de notre père | |||
49-53 | Omar- Nayla- Samira | L’état de la maison /les raisons de la colère du père | Zanouba buvait goulûment son lait quand ma mère et Omar arrivèrent. Ma mère haletait et transpirait à gros bouillons. Elle découvrit son visage, s’épongea le front et le cou avec la voilette de dentelle. | – Il n’avait tout de même pas besoin de transformer la maison en porcherie, dit mon frère en regardant autour de lui. | |||
+ répudiation de la mère | |||||||
+Aziz | A ce moment-là, la porte d’entrée battit sur ses gonds, les murs frémirent, puis la maison s’enveloppa d’un silence de cimetière, une nuit sans lune. Mon père parut. La haine, ou quelque chose de plus fort que la haine que ne connaissais pas, ou que je croyais ne pas connaître, dégouttait de son front, d son nez, de son menton, décomposait ses traits. Debout, un bras le long du corps, un index pointé en direction de ma mère, les yeux rivés au sol, il inspira profondément puis, sans préambule et avec calme, il la répudia. Et ce fut comme la fin du monde | – Eh bien, nous appliquerons la loi, dit mon père. Et il sortit- Le papillon battit frénétiquement des ailes, laissant derrière son envol mes sœurs pétrifiées de confusion, prêtes à encaisser les remontrances de leur père. | |||||
2e partie | |||||||
58-59 | Khadidja- Nayla | Le mariage de Nayla | Quand j’entrai dans la chambre à coucher, ma belle-sœur essayait de convaincre ma mère de troquer ses robes contre un caftan de son trousseau de mariée. À bout de forces, on aurait dit qu’elle venait de séjourner dans un camp de forçats, ma mère se laissa faire et s’insinua dans le bruissement dû vêtement orné d’or. Puis, on ne saura jamais pourquoi Khadija proposa de la maquiller. Sans mot dire, ma mère lui décocha un regard puisé dans les profondeurs de la géhenne. | Qu’ai-je fait ? mais qu’ai-je donc fait ? gémit la bru. Pourquoi tant d’animosité ? n’est-ce pas Ta volonté, ô Toi qui soulages les affligés ? poursuivit- elle en rangeant linge de noces et produits de beauté. Puis elle s’enferma dans la salle de bains où elle se lamenta sur son caftan abîmé et la rudesse des belles- mères. | |||
61 | Khadidja- Samira | La garde de Zanouba | Je me dirigeai vers le berceau quand Khadija quitta son refuge, avec la mine renfrognée qu’elle adoptait chaque fois que l’on se retrouvait en tête à tête. | Ta mère est de retour dans une semaine, au plus tard. Tout le monde est au courant des simonies de ton père…Même mon pauvre mari s’y plie. Bien contre sa volonté, soupira-t-elle Je m’en fus, les oreilles dégoulinantes de sa voix sucrée psalmodiant des louanges à Dieu, implorant ses clémence et miséricorde pour Zeitoun père et ses filles. | |||
62- | Aziz –Noria- Fouzia | La requête du père d’attraper un papillon | A l’affût d’une étoile filante, mon père regarda longuement le ciel, puis marmonna des mélopées où seuls les noms de ma mère et de ma grand-tante étaient audibles. C’est alors qu’un papillon de nuit vint se poser sur son épaule. Son visage s’illumina et, de tout son corps, il sa raidit | Attrapez-le, chuchota-t- il. Attrapez ce papillon…dou-ou-ce- ment | |||
63-64 | Samira-Aziz | La fête chez Allouchi | Au moment de gagner nos chambres, nous perçûmes de la musique et des youyous. Comme un seul homme, mon père, Yasmina et moi nous précipitâmes sur la terrasse et nous penchâmes par-dessus la rambarde. Des voisins et des employés de la mairie s’amassaient dans le jardin d’en face. | Bon, bon, fit mon père, mettant ainsi un terme à cette ébauche de complicité. Il referma le balcon sur les sanglots d’un luth couvrant ceux, familiers et non moins langoureux, du rossignol du jeune marié. Mon père s’allongea sur le canapé, inerte comme la mort Ma mère convolait. | |||
64-67 | Yasmina- Amina- Samira-Noria- Fouzia | Le mariage de la mère | Comme lors des accouchements de ma mère, nous nous regroupâmes dans la chambre des jumelles, la plus grande et la plus reculée. Avec les gestes des opprimés, nous déroulâmes les matelas, sortîmes couvertures et oreillers des placards. Dans une lumière diffuse, rassurées par le calme qui régnait dans la maison, nous chuchotions comme au théâtre. | – Elle veut dire que maman reviendra, fis- je | |||
68-71 | Aziz-ses filles | Les promesses du père | Titubant et rotant son vin, mon père errait dans la maison ; ses pas maintenant résonnaient dans le couloir. Nous nous tûmes, épiant le moindre bruit, nous attendant à la démolition immédiate des lieux. C’est alors qu’il poussa la porte de la chambre. Nous nous redressâmes, tenaillées par la peur. Le moment était donc venu de nous incriminer de tous les maux, de nous rosser, jusqu’à la meurtrissure et l’évanouissement. Mais un sourire déchirait le visage adipeux de notre père. Un sourire de contrition, certes, mais un sourire. Même ses yeux mi-clos, bouffis et rougis semblaient baigner dans une triste hilarité. Qu’était-il donc advenu des rugissements du lion ivre ? Que craignait celui qui pouvait acheter et revendre le quartier, et avec lui ses habitants ? | – Amen. Très amen. Mais qu’était-ce donc cela qui m’habitait ? qu’elle faute devais-je expier ? mon père ne tenait décidément pas le vin. | |||
73-74 | Aziz- Noria- Fouzia | Nayla | Noria et Fouzia ne tardèrent pas à le découvrir dans la loggia. Vêtu de son seul caleçon, son, corps épais et velu coincé entre une caisse de pommes de terre et un jerricane d’eau, notre père dormait’ du sommeil du juste. Des bouteilles de vin vides roulaient à ses pieds. Une odeur de vomi montait de sa couche de fortune. Nos bruits le réveillèrent. Il cligna les yeux, les ouvrit avec peine.- | – Cette nuit il est allé jusqu’à tirer des coups de baroud, et ce matin il fait un gros dodo, dit- il. Tandis qu’il se lançait dans une véhémente diatribe contre les impuissants et les possédés de la terre entière, Khadija fit irruption. Des cernes bleus entouraient ses yeux, et ses lèvres diaphanes se fondaient dans la pâleur de son visage – Dieu est juste, je vais prier pour qu’il ait pitié de mon mari et de l’âme de ton enfant. Je la regardai monter l’escalier d’un pas d’outre- tombe. Que répondre au délire ? Qui de nous deux déjantait Quelle que soit la réponse, c’est ce jour-là que la folie fit une réelle apparition chez nous. | |||
77-78 | Samira- Yasmina- Amina- Fouzia-Noria | L’absence de Khadidja | Mon père fuma cigarette sur cigarette, but du café, avala son couscous au lait sans lâcher des yeux la maison de notre voisin d’où rien ne filtrait. À la nuit tombée, les réverbères ne s’allumèrent pas, et le quartier fut englouti dans une obscurité inquiétante. Lorsque mon père quitta enfin la terrasse pour s’enfermer dans la salle de bains, nous recouvrâmes la parole et je demandai à Yasmina d’aller s’enquérir du retour de mon frère. Elle revint quelques instants plus tard, Zanouba dans les bras. | – Moi non plus, che me schouviens de rien, lâcha-t- elle. Des visions d’épouvante, d’insaisissables réminiscences percutèrent mes lobes frontaux. Alors, durant un long moment, mes sœurs se mirent à tanguer, à vibrer, comme secouées par une force invisible. Quand je voulus intervenir, ne sachant qui secourir en premier, je m’écroulai, les braillements de Zanouba plein la tête | |||
79-80 | Aziz Samira | Le viol de Samira | Dans un miroir déformant, une fille en blouse blanche, qui me ressemble à s’y méprendre, dit à un homme, le portrait craché d’Aziz Zeitoun, mon père : | – Ils m’ont égorgé, répond alors la jeune fille. Sans ciller. L’homme se détend. Il applaudit longuement ; un frémissement de fierté enjolive sa moustache. Tout à coup, voilà qu’il se crispe. L’œil incrédule, le visage fermé, il observe avec ahurissement le…ventre de la fille qui grossit de façon surprenante. À travers sa chair, celle-ci semble voir ce qui l’emplit. Je voulus aussi regarder à l’intérieur de ce ventre qui n’en finissait pas de s’arrondir, mais la voix et les petites caresses de Yasmina mirent fin à ma curiosité | |||
80-82 | Samira- Yasmina + père | Demande de renseignements | Dans la faible lueur de la chambre, je distinguai à peine le visage de ma sœur et le rêve avait déjà joint les limbes de ma mémoire. | Sauve-moi, ma tante, dis-moi ce qu’il me faut faire Nous fîmes deux bonds en arrière et détalâmes, pourchassées par un spectre. | |||
82-85 | Samira Aziz | Visite chez Allouchi | Plus tard dans la nuit, alors que Yasmina et moi cherchions avec peine le sommeil, mon père surgit de l’ombre. Entortillé dans une serviette en éponge rasé de près, il fleurait bon l’eau de Cologne, comme dans les grandes occasions. | Un enlèvement ! c’est un enlèvement ! j’en aviserai qui de droit ! j’en aviserai qui de fait ! clamait-il. | |||
86-87 | Aziz Samira | Disparition d’Omar | Partie sur une onomatopée, je réussis à dire : | Réprimant un rire, je le talonnai, pressée de retrouver nos murs. De m’y enfermer et d’oublier. D’oublier les voisins et leurs sarcasmes. M’y réfugier du reste du monde et de ses horreurs. | |||
87-90 | Aziz la veuve | Disparition de Nayla | La femme mit du temps avant de nous répondre | Ne me rembourse pas, la veuve. Mais tu témoigneras quand j’aurai avisé qui de droit. Et qui de fait. | |||
91-94 | Aziz Imam | Disparition et adultère de Nayla | Il n’avisa pas qui de droit mais qui de fait. Il fit donc venir notre conseiller en affaires religieuses, lui offrit du thé, des pâtisseries et lui narra la disparition du couple adultérin | Combien t’a-t-il payé pour comploter avec lui cet enlèvement ? peut être t’es-tu seulement satisfait d’une lecture du coran en évitant soigneusement : La femme de ton voisin, tu ne toucheras point ? barrissait-il Mais notre père ne franchit pas le seuil de la porte. | |||
97- | Samira- Amina- Yasmina | Abandon des études | Notre réfrigérateur se vidait, nos repas devenaient frugaux, et, lorsque nous nous attaquâmes aux réserves prévues pour l’hiver, les tomates marinées dans l’huile d’olive, la graisse salée et séchée, je renonçai définitivement à ma formation de dactylo | Je dressai mes plans, puis les appliquai avec minutie. Je téléphonai aux copines qui entassaient draps et nappes, robes et caftans, en vue de leurs noces sinon prochaines du moins probables. | |||
100-102 | Amina- Yasmina Fouzia-Noria | L’adultère de la mère | Les jumelles finissaient de dresser la table ; Noria et Fouzia révisaient leurs cours pour les compositions de fi d’année ; je brodais, l’oreille tendue vers le couloir d’où les lamentations de notre déchu père se mouraient | Ce n’est pas la peine de le prendre comme ça, dit Amina en les rattrapant dans le couloir. Je voulais juste dire que maman n’a pas eu de besoin d’attendre une autre vie pour être dédommagée…. Ce soir-là, l’absence de ma mère nous pesa réellement, et, pendant longtemps, nous cessâmes d’évoquer jusqu’à son nom. | |||
103-104 | Amina- Yasmina | Rédaction de la lettre de cession des biens d’Aziz | A la fin du mois, des employés de mon père vinrent s’enquérir de la santé de leur patron, de leur avenir et de leur salaire. Nous les reçûmes sur le pas de la porte. Ne sachant que dire, nous leur demandâmes de repasser. Ce qu’ils firent dès le lendemain | Nous ne revîmes ni les employés de mon père. Ni les cageots de poisson. Mais nous avions la paix. C’était comme si la terre ne tremblait plus. | |||
107-109 | Amina- Yasmina Fouzia-Noria | Attentant de l’école | Un jour, Noria et Fouzia rentrèrent tôt de l’école. Noria zozota d’incompréhensibles mots, puis s’interrompit pour aller chercher du miel. | c’est Fouzia qui ne va pas bien, dit Yasmina. Alors, chacune à son tour, chacune à son rythme, nous nous précipitâmes sur la cuvette rendre le repas de midi</td |