La femme algérienne dans La Grande maison est représentée à travers des personnages féminins qui incarnent la lutte pour la survie face à des conditions sociales et économiques difficiles. Cette étude met en lumière leur marginalisation et leur souffrance, tout en explorant leur rôle dans l’imaginaire collectif.
- Présentation des personnages féminins de La Grande maison:
La Grande maison est un univers féminin qui met en scène la coexistence de plusieurs femmes dont Aïni est le personnage principal. Toutes ces femmes de Dar Sbitar sont soumises aux mêmes conditions sociales et économiques. Occupés par la survie quotidienne, ces personnages doivent survivre coûte que coûte pour lutter contre la faim et le souci d’une peine sociale qui est semble-t-il l’origine de leur marginalisation et de leur souffrance.
– Aïni : c’est le premier personnage féminin principal dans le roman, puisqu’en fait c’est elle qui occupe plusieurs fonctions et reflète plusieurs images de la femme algérienne. Ainsi, c’est par rapport à elle que les autres personnages féminins agissent et réagissent dans toutes leurs actions. Son nom signifie en arabe l’œil et la source, symbole de la douceur et d’amour. Cependant, une telle charge sémantique du personnage ne se manifeste qu’épisodiquement ou de façon passagère dans le roman.
Aïni est une jeune femme, veuve, illettrée et mère responsable d’une famille qui se compose de trois enfants ; deux filles et un garçon et d’une mère handicapée. Aïni doit travailler jour et nuit pour subvenir aux besoins de sa famille qui ne dépassent pas le souci de la nourriture. Elle a changé plusieurs fois de travail, cependant elle ne gagne jamais de quoi se suffire. Ces dures constances sociales12 et économiques font d’Aïni une femme dure, malheureuse loin de tout charme féminin. C’est ainsi qu’elle était décrite par l’auteur :
Elle était devenue anguleuse, toute en gros os. Depuis longtemps, tout ce qui fait le charme d’une femme avait disparu en elle. Efflanquée, elle avait aussi la voix et le regard durs. (G.M p.131)
Ce qui distingue Aïni c’est son psychisme : en effet, la pauvre femme se met constamment en colère et de temps en temps elle devient agressive. Ses rapports avec tous les personnages sont fortement marqués dès le début de l’histoire par l’agressivité et la méchanceté. Ce caractère agressif est coléreux de Aïni se manifeste essentiellement dans sa conduite envers tous les éléments de son entourage surtout par les insultes qu’elle lance à l’égard de ses voisines à Dar Sbitar ; c’est ainsi qu’elle s’adresse à la propriétaire de la grande maison :
Moi, vieux garagouz ! Tu crois que je t’envie, moi ? Rétorqua celle-ci. Plutôt, je te plains. Tes joies, je ne les gêne pas, mais Dieu les gênera. Pense que chaque jour te rapproche de la tombe ; tu n’attends pas la mort alors qu’elle est en toi déjà. Et tu passes ton temps à contempler les murs de ta maison ; qu’ils tombent sur toi. Misérable ! Mets Dieu dans ton cœur et sache que la mort est suspendue au dessus de ta tête. Tfou ! Crapaud malfaisant. (G.M p.106)
Ni sa mère handicapée, ni ses petits enfants ne peuvent échapper à sa rage ; même son mari mort a sa part de ses imprécations :
Voila tout ce que nous a laissé ton père, ce propre à rien : la misère ! Explosa-t-elle. Il a caché son visage dans la terre et tous les malheurs sont tombés sur moi. Mon lot a été le malheur. Toute ma vie ! Il est tranquille dans sa tombe. Il n’a jamais pensé à mettre un sou de côté. Et vous vous êtes fixés sur moi comme des sangsues. J’ai été stupide. J’aurais dû vous lâcher et fuir sur une montagne déserte. (G.M p.30)
Et bien que les enfants refusent la maltraitance d’Aïni envers sa mère, Aïni se voit comme raisonnable, du fait qu’elle travaille durement et se fatigue pour en fin de compte, ne rien gagner. Elle voit dans la mort une couverture d’or si cette mort veut d’eux. D’ailleurs, son cœur n’aura rien regretté, ils ont vécu des malheurs que nulle joie ne peut effacer, et dans ce cas là, il n’y a que la mort pour que tout soit dans l’ordre.
J’ai travaillé jusqu’au bout. Vous le voyez à mon visage (…) à mon corps. Et vous voyez au bout du compte, rien : seulement plus de fatigue (…). La mort pour nous est une couverture d’or. Mais si cette mort n’arrive pas (…) c’est nous qui devons aller à elle. (G.M p.143/1444)
À vrai dire, la veuve Aïni a le cœur gros, plein du chagrin et du malheur. En effet, la mort de son mari, la mort de son fils Djilali âgé de huit ans après deux ans de la mort de son mari et les circonstances difficiles qu’elle vit lui ont affligé le cœur et ont fait d’elle une femme rebelle. C’est donc l’ensemble de ces influences extérieures, voire sociales de misère et de responsabilité qui ont façonné la psychologie de Aïni :
Aïni avait eu tant de malheurs dans sa vie, une misère qui durait depuis tant d’années que ses nerfs s’étaient usés dans la lutte quotidienne. (G.M p.111)
Par ailleurs, et malgré les circonstances dures et difficiles, Aïni a pu garder un peu de cette tendresse féminine et maternelle. Elle est convaincue que son travail, sa fatigue et son malheur font le bien de ses enfants, ce bien que personne ne pourra le leur enlever.
Je dis que je travaille pour eux, ajouta Aïni. C’est sûr. Je me fatigue, je me tracasse, je me casse la tête…Mais c’est leur bien. Le bien qui leur est dû. Il arrive jusqu’à eux, à leur bouche même. Personne ne pourra le leur ôter. (G.M p.59)
Elle pense même à aller à Oujda pour apporter des coupons de soieries sans prendre en considération le danger auquel elle peut s’exposer, et malgré les conseils et les avertissements de Tante Hasna, Aïni espère-t-elle parvenir à Oujda seulement pour le bien de ses enfants.
Certainement, la grande maison s’est élargie pour plusieurs personnages féminins, toutefois, Aïni demeure le premier personnage féminin par excellence qui a réussi à concrétiser plusieurs facettes et aspects de la femme algérienne à l’époque.
– La Grand-mère Mama : c’est la mère d’Aïni, une vielle paralytique. C’est ainsi qu’elle est décrite dans le roman :
Grand-mère Mama était paralytique. Elle conservait néanmoins sa lucidité ; son regard bleu, net, brillait de son ancien éclat : presque enjoué. Pourtant, malgré le rayonnement de bonté qui en émanait, ses yeux se figeaient en une expression froide et dure à certains moments. Son visage, un joli petit visage de vieille, rose, propre, était encadré d’une gaze blanche. (G.M p.31)
Mama passait des années comme domestique au service de son fils et de son épouse. Elle a beaucoup souffert, et quand elle est devenue paralytique, son fils l’a jetée chez Aïni. Et depuis ce temps-là, la vieille doit passer trois mois chez chacun de ses enfants. Toutefois, la grand-mère n’est pas encore la bienvenue chez sa fille Aïni, qui l’a traitée comme une bête. Aïni voit dans la grand-mère un poids, une autre bouche qu’elle doit nourrir, c’est pourquoi qu’elle s’adresse souvent à elle en ces termes :
Tais-toi, je ne veux pas t’entendre. Je ne veux pas entendre le son de ta voix ! Tais-toi ! Dieu vous a jetés sur moi comme une vermine qui me dévore. (G.M p.32)
La vieille mourante passe des jours et des nuits dans la solitude à la cuisine avec ses gémissements et ses souvenirs, emplissant la nuit de ses plaintes douloureuses.
Elle bavardait pour rompre la lassitude, non cette bonne lassitude des corps vigoureux, mais celle de l’âge. Ses pauvres pensées se frayaient une voie à travers la peur, la maladie, mais surtout la vieillesse. (G.M p.140)
La seule personne qui semble aimait la grand-mère est Omar qui l’aide souvent à bouger. « Ah ! C’est toi, Omar? Je n’ai plus que toi. (G.M p.143)» s’exclame toujours la grand-mère.
- Aouicha : est la jeune fille ainée d’Aïni. Son nom est le diminutif de Aicha qui veut dire la vivante, toutefois il semble que Aouicha n’a de la chance de vie que son nom. Elle passe la plupart de son temps dans les travaux ménagers jusqu’à ce qu’elle souhaite la mort pour qu’enfin elle soit tranquille. « Toujours moi. Je me souhaite la mort. Peut-être après serai-je tranquille ! (G.M p.55) » s’exclame Aouicha. Aouicha travaille aussi dans une manufacture de tapis, elle apporte son gain de la semaine à Aïni pour l’aider.
- Meriem : est la petite fille cadette d’Aïni qui porte le nom d’une femme saine dans la religion islamique. Meriem aide sa sœur ainée dans les travaux de la maison. Meriem travaille avec sa sœur Aouicha dans la manufacture de tapis, pour aider leur mère Aïni.
- Zina : est une veuve dont le nom signifie en arabe la belle. Elle a trois fils et deux filles parmi eux Zhor et Hamadi, ce dernier qui doit travailler pour nourrir la famille. Il semble que Zina est la voisine la plus proche d’Aïni. Elle lui rend souvent visite pour lui parler de Saraj et de son mari mort. Zina apprécie sa voisine Aïni car elle est travailleuse et courageuse et c’est pourquoi elle est toujours polie avec elle.
- Zhor : c’est la jeune fille de Zina. Son nom qui signifie en arabe la chance et les fleurs n’est que le reflet de son jeune âge. Elle est liée à Omar une relation d’amitié.
Omar se trouvait souvent en tête-à-tête avec Zhor et chaque fois il découvrait cet univers de l’affection qui l’inquiétait. (…) l’affection qui liait Omar à Zhor poussait comme une fleur sur un rocher sauvage. (G.M p.81)
Omar a l’habitude d’accompagner Zhor à Bni Boublane, où elle passe des jours chez sa sœur l’épouse de Kara Ali. Un jour, Zhor revient de Bni Boublane en portant avec elle la nouvelle de l’arrestation de Saraj par les gendarmes français.
- Lala Zohra : c’est la mère de Minoune. Une brave vieille femme dont le visage porte toujours une expression de douceur souriante, à l’image de son nom qui signifie en arabe la fleur. La vieille passe tout son temps à s’occuper de sa jeune fille malade Minoune.
- Minoune : est une jeune femme répudiée, éloignée de ses enfants à cause de sa maladie. Minoune vouée à la mort demeure chez sa mère Lala Zohra. Elle a peur de mourir sans voir ses enfants. En fait, Minoune est un personnage investi de l’étrangeté, elle est souvent « très ébranlée, (…) comme un enfant (G.M p.46) », « elle délirait faiblement (G.M p.48) », « elle perdait conscience et ignorait ce qui se passait, (…) sans se rendre certainement compte du ce qu’elle disait. (G.M p.49) ». À l’invasion de la grande maison par les policiers à la recherche de Saraj, Minoune entame un chant lyrique, délirant et émotionnel reflétant son psychisme tourmenté.
-Tante Hasna : est une vieille femme qui aidait Aïni et ses enfants à surmonter les moments difficiles en leur portant des morceaux de pain, tout à l’image de son nom qui signifie en arabe l’aumône, comme il peut signifier aussi la belle. Toute la famille d’Aïni attend impatiemment la visite de tante Hasna. En effet, elle « était de ces personnages qui mangent tous les jours. Se rassasier chaque jour. (GM.95) ».
- Mansouria : est une pauvre femme dont le nom signifie en arabe la vainqueur. En fait quoique soit vieille, Mansouria a pu vaincre plusieurs choses en se tenant toujours souriante. Elle vainc son âge en se déplaçant d’une voisine à l’autre, ainsi cette faim qui semble tout occulté. Mansouria aime toute la famille d’Aïni, même la grand-mère, comme tout le monde l’aime encore. Elle appelle Aïni « ma petite cousine ». Pour sa part, Aïni aime appeler la pauvre « ma petite cousine » aussi. C’est ainsi qu’elle est décrite par l’auteur :
C’était une femme naine, la petite cousine, déjà vieille elle aussi. Ses cheveux crépus blanchissaient. Toujours souriante. C’est bien vrai qu’elle avait l’air d’une négresse. Un teint jaune, blafard plutôt. (…) un pauvre visage terni, les joues en trous. Elle n’avait sans doute plus de dents. (G.M p.167/170)
Ce qui caractérise la petite cousine Mansouria est son caractère sale. En effet la pauvre femme se rend rarement au bain et quand elle en sort, elle reste noire parce qu’elle remet les mêmes haillons sales.
- Yamina : une voisine d’Aïni. C’est une petite femme veuve aux jolis traits. En fait, son nom Yamina qui signifie en arabe l’assurée et la protégée n’est que le reflet de sa situation sociale et économique aisée : elle revient chaque matin du marché avec un couffin plein de tout. Yamina demande souvent l’aide de Omar pour lui acheter du charbon, pour lui remplir le seau d’eau et lui porter le pain au four, elle le récompense ensuite pour son travail en lui donnant à manger. La veuve traite bien Omar et cela lui plaît beaucoup.
- Zoulikha : est une autre voisine d’Aïni qui porte le nom d’une femme sainte. Zoulikha est une pauvre femme qui doit nourrir ses enfants. Comme Aïni, la pauvre femme passe son temps à tromper la faim.
Elle prenait alors une poignée de haricots secs qu’elle semait à toute volée dans la chambre. Se jetant sur le sol, les marmots les cherchaient et dès qu’ils découvraient un des grains blancs éparpillés, ils se mettaient à le grignoter. Les petits se calmaient et la mère avait la paix pour un moment. (G.M p.56/57)
- La propriétaire : l’épouse de Si Salah le propriétaire de la grande maison est « une vieille à figure chafouine (G.M p.12) », « une créature naine et ronde (G.M p.105) » qui est en désaccord avec Aïni.
- Sennya : l’une des habitants de Dar-Sbitar dont le nom signifie en arabe la splendide. Elle se présente dans le roman comme une femme courageuse. D’ailleurs, c’est elle qui a eu le courage d’ouvrir la grande porte de Dar Sbitar le jour où les policiers français venaient chercher Hamid Saraj, un homme cultivé et respecté de tous. « Elle se maîtrisa et leur demanda ce qu’ils venaient chercher ici. Cette Sennya, elle avait du courage ! (G.M p.43) ».
- Attyka : est une pauvre femme possédée, dont les crises sont vues comme des prédictions. En fait, son nom signifie en arabe l’ancienne, ou la plus âgée ce que lui donne une certaine sagesse et une certaine expérience.
- Fatima est la sœur de Hamid Saraj. Elle porte le nom de la fille du prophète qui signifie en arabe l’éveillée.
- Aicha est une vieille femme, reflétant ainsi son nom qui veut dire la vivante. C’est encore une désignation religieuse qui renvoie à l’une des épouses du prophète.
- Amaria est une femme travailleuse dont le nom signifie la plus âgée.
- Saliha est une autre femme travailleuse, dont le nom signifie la vertueuse.
- Khediouj est une habitante à Dar-Sbitar. Son nom est le diminutif du nom Khadidja, une désignation religieuse qui renvoie encore à l’une des épouses du prophète.
La présentation et la description ainsi faites nous campe des personnages féminins confinés dans leurs soucis quotidiens, et enterrés dans une vie faite de tâches et de préoccupations centrées purement sur la lutte contre la faim et la pauvreté, où les rapports agressifs et les injures font la règle à la moindre occasion. Une vie qui modèle tous ces personnages sur un seul moule, du fait qu’ils partagent un nombre de leurs traits physiques et moraux au point qu’ils peuvent faire l’objet d’un portrait collectif, enfoncé dans des préjugés, des stéréotypes et des jugements soutenus par l’ignorance et l’enferment de ces personnages, notamment en ce qui concerne leur statut. De même il apparaît que le personnage féminin présenté s’inscrit tantôt dans la positivité, tantôt dans la négativité, c’est-à-dire que Dib mis en scène le personnage féminin dans tout ce qu’il a de fort ou de faible, du mal ou du bien.
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1 G. FERREOL, N. FLAGEUL, Méthodes et Techniques d’expression écrite et orale, Paris, Armand Colin, Coll. « Cursus », Série « Sociologie », 1996, p.104. ↑
2 Roland BARTHES cité in, Jean-Philippe MIRAUX, Le Personnage de roman (genèse, continuité, rupture), Paris, NATHAN, Coll. « 128 », 1997, p.29. ↑