Chapitre I :
LES ELEMENTS DE LA PROBLEMATIQUE
Définition du problème
À toi et à ta race après toi, je donnerai le pays où tu séjournes, tout le pays de Canaan, en possession à perpétuité, et je serai votre Dieu2.
(Genèse 17, 8)
Le constat de l’étalement de l’agglomération de Port-au-Prince a été fait par les acteurs urbains et les chercheurs. La mobilité résidentielle définie comme le déplacement par lequel un ménage change durablement de logement en raison, notamment, de facteurs professionnels, familiaux, sociaux ou environnementaux (Da Cunha et al.,2007), constitue le moteur principal de ce phénomène qui transforme morphologiquement cette ville.
Au cours des dernières décennies, on est en phase à des mutations territoriales liées à la mondialisation. Dans les pays du Nord comme dans les pays du Sud3 de nombreuses agglomérations urbaines évolue en mégalopoles ou « villes tentaculaires ».
Cette réalité traduit le processus de métropolisation, qui renvoie à l’insertion de la ville dans la mondialisation (Bourdeau-Lepage, 2011, cité par Darbouze et al. 2018 : 44). La métropolisation est la forme contemporaine d’un processus d’urbanisation séculaire qui a d’abord vidé les campagnes de leurs populations et qui tend aujourd’hui à réduire le poids relatif des villes petites et moyennes pour former de nouveaux ensembles territoriaux (Da Cunha et al. 2007 :33).
Mondialisation rime avec mondialisation : il ne s’agit pas d’un slogan mais d’une réalité. Le processus de métropolisation est animée par une triple dynamique en relations les unes aux autres, selon Bahr (2010, cité par Darbouze et al. 2018). Il s’agit de la concentration de richesses et d’emplois comme dynamique économique, une dynamique de ségrégation spatiale et de concentration des catégories donnant à la ville son pouvoir symbolique et une dynamique spatiale d’étalement urbain et d’enchevêtrement des populations et des activités.
Dans le cas de l’agglomération de Port-au-Prince, s’intégrant dans la mondialisation, elle accueille vers les années 1960 et 1970 l’industrie de la sous-traitance, des parcs industriels y sont construits ainsi que des nouveaux équipements (port, aéroport…). L’implantation de ces équipements attire de plus en plus de ruraux (Lucien, 2018) : l’agglomération de Port-au-Prince est renforcée, et est au cœur des mouvements résidentiels sur le territoire national, c’est le lieu d’accueil privilégié des migrants internes.
James Darbouze et al. (2018) affirme que « la métropolisation de la capitale haïtienne renforce un certain nombre d’enjeu d’aménagement et d’urbanisme, notamment la gouvernance, les inégalités sociospatiales et l’équité en matière d’habitat et d’accès aux infrastructures et services ».
D’après Georges Eddy Lucien (2018), les jalons de cette dynamique territoriale de métropolisation de l’agglomération de Port-au-Prince ont été posés pendant l’occupation américaine de 1915. Il a de démontrer, non sans argument, que Port-au-Prince a été le lieu de prédilection sous les auspices des occupants entre 1915-1934 d’un ensemble de transformations (politique, économique et sociales qui tout en le renforçant, sèment les graines de ses dysfonctionnements contemporains (Lucien, 2013).
Grace à un ensemble de transformations réalisées, marquées par des logiques de centralisation par les occupants à Port-au-Prince, celui-ci est renforcé au regard du système urbain national. En effet, tout est misé sur la capitale au détriment de la province, car c’est elle qui attire plus que toute autre partie du pays l’attention des Américains.
Les investissements affectés au département de l’Ouest, dont la majeure partie est réalisée dans la capitale, s’élevaient entre 1921 et 1930 à près de 70% des budgets totaux (Lucien, 2018 : 64). Ces privilèges budgétaires et fiscaux accordés à Port-au- Prince et à son port, par rapport au réseau urbain haïtien et la suppression de l’autonomie budgétaire des communes et des régions, favorisent à ce que la capitale émerge progressivement en tant qu’une structure macrocéphale.
Georges Eddy Lucien (2018 : 64) ajoute en ce sens que : « cette attraction accroît le déséquilibre avec le reste du pays et nourrit un mouvement migratoire interne ». La croissance de la capitale résultant de l’arrivée massive des migrants et d’un accroissement naturel significatif de la population urbaine, génère l’étalement de la ville et des dysfonctionnements urbains majeurs. 50% des équipements hospitaliers, 2/3 des banques, 3/4 de l’enseignement supérieur se retrouvaient dans la trame urbaine de Port-au-Prince en 2012 (Théodat, 2012 :6).
Entre 1950 et 2012, le taux de croissance annuel lié à la croissance et l’expansion spatiale de Port-au-Prince était de 4,8% (Tamru et Milian, 2018 : 5). Bezounesh Tamru et Johann Milian (2018 :5) ajoutent qu’en 2015, le territoire urbain de Port-au-Prince était d’une superficie de plus de 40 000 ha alors qu’en 1915, soit exactement un siècle avant, celui-ci se mesurait à 700 ha: Port- au-Prince s’avance au Nord vers Cabaret et dans la plaine du Cul de sac et vers le Sud jusqu’à Léogâne.
L’aire métropolitaine de Port-au-Prince concentre environ 4 millions d’habitants en 2018 (Lizzarralde et al. :150, 2018), c’est-à-dire 55% de la population urbaine du pays (Théodat, 2018 :5). Cette croissance de la population de l’agglomération port-au-princienne s’explique d’après Jean Marie Théodat (2012), d’un côté par l’exode rural : la capitale haïtienne reçoit entre 75 000 et 100 000 migrants par année. Et de l’autre côté, le croît démographique des faubourgs (Cité soleil, Cité de l’Eternel, Carrefour, etc.), qui s’apparentent à celui des populations rurales.
L’expansion récente de l’agglomération urbaine de Port-au-Prince concerne principalement trois zones : la zone ouest dans les communes de Gressier et de Léogâne, la zone sud dans les communes de Pétion-Ville et de Kenscoff et la zone nord dans les communes de Croix-des-Bouquets, de Thomazeau, de Ganthier et de Cabaret. Ce sont les « nouvelles périphéries ».
L’étalement de l’agglomération ou l’étalement résidentiel est surtout marqué par l’habitat individuel, le lotissement et l’autoconstruction dans un contexte de déni total des règles d’urbanisme.
Le séisme du 12 janvier 2010 fut un tournant dans la croissance spatiale de la ville et en même temps participe à fragiliser davantage le tissu urbain4. Celui-ci a causé la mort de 220 000 personnes environ (Etienne, 2019). Le nombre de sans-abris était de 1.3 millions. 105 000 logements ont été détruit et 208 000 endommagés.
Le manque en matière de logement est exacerbé : d’ailleurs avant le séisme la demande de logement s’estimait à 200 000/an (Tamru et Milian, 2018, citant PNUD). Fritz Pierre Joseph (2014 : 120) parle d’un déficit d’un million de logements en 2009. Après la date du 12 janvier 2010, les camps de déplacés fusaient partout dans la capitale.
Le séisme a intensifié les mouvements résidentiels sur le territoire national. Certains ménages sinistrés partaient s’installer dans la périphérie de Port-au-Prince. Cela participait à une redistribution de la population.
L’apparition de Canaan vise à répondre au prime abord le déficit de logement après le tremblement de terre du 12 janvier 2010. Canaan était un camp d’hébergement. Il allait être déclaré d’utilité publique vers la même année, soit en mars 2010 par l’administration Preval-Bellerive.
En 2015, selon l’UCLBP, cette nouvelle zone urbaine située à 18 kilomètres du site historique de Port-au- Prince comptait 250 000 habitants, selon l’UCLBP. Ces citadins occupent ce territoire sans aucune planification de l’Etat et en toute illégalité. Ce territoire urbain est confronté à ce qu’appelle Bezounesh Tamru et Johann Milian (2018 :9), une « urbanité vulnérable ». Le site support du bâti de ces nouveaux arrivants se trouve très exposé face aux phénomènes naturels.
En fait, la population de Canaan n’est pas exempte de ce que soutient Gonzalo Lizzaralde et al. (2018 :150) pour l’ensemble de l’aire métropolitaine de Port-au-Prince : Certains citoyens trouvent une solution résidentielle faisant appel au secteur informel du foncier, de l’immobilier, du crédit et de la construction.
Instinct de survie et résilience conduisent la population à relever elle-même les principaux défis posés par l’habitat. Phénomène omniprésent, l’informalité de ce fait s’enchevêtre aujourd’hui dans le tissu urbain de la métropole, souvent dans les interstices laissés par une géographie inhospitalière. Il en résulte une trame urbaine disloquée et fragmentée, révélant un déséquilibre de densités, et de grandes disparités économiques et sociales.
Les mouvements résidentiels intéressent peu les décideurs politiques. De fait, les politiques publiques liées au logement et à l’urbanisme sont quasi inexistantes. Les actions de l’UCLBP comme organisme étatique se versant dans le domaine de la construction de logement publique ne se font pas sentir. C’est l’anarchie urbanistique.
Pourtant, la croissance démographique de Canaan ne cesse d’accélérer. Les nouveaux cananéens arrivent au jour le jour. Canaan n’est plus un lieu d’hébergement : celui-ci est habité (Pierre, 2013). Il reçoit des nouveaux arrivants venant de l’aire métropolitaine de Port-au-Prince aussi bien que des migrants externes, alors que ce dernier reste géo-administrativement non reconnu et isolé des services et sources d’emploi de la capitale.
Alors, qu’est-ce qui favorise les mouvements résidentiels vers le site de Canaan ? Quels sont les facteurs qui influencent l’attractivité de Canaan pour ces nouveaux arrivants ? Quelles sont les motivations qui sous-tendent le choix de résider à Canaan? Pour quel lieu, quel cadre de vie, quel type de logement, d’habitat déménagent-ils ? Canaan répond-il à leur aspiration ? Comment l’espace du quotidien des Cananéens s’est évolué de 2010 à 2020 ?
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2 Le site tire son nom directement d’une église baptisée Canaan, se trouvant sur la cime de l’une de ses mornes, où réunissait bon nombre de fidèle bien avant qu’il soit urbanisé. Ce nom vient de la bible, le livre sacré des Chrétiens. Dans le livre de Genèse, premier texte de la Bible, il est fait mention de ce lieu comme terre promise aux peuples d’Israël. Le site dont fait référence la bible se localise le long de la rive orientale de la mer de Méditerranée. Il s’agit d’un territoire ou le lait et le miel coule en abondance selon la Bible. Canaan en ce sens représente un nouvel espace de vie, cette « terre promise » et conquise pour les sinistrés qui s’y installait immédiatement après le tremblement de terre du 12 janvier 2010.
3 Selon le site spécialisé Géoconfluence (2018) la métropolisation désigne le mouvement de concentration de populations, d’activités, de valeur dans des ensembles urbains de grande taille. Comme processus, il doit son ampleur et son originalité à la concentration spatiale des fonctions stratégiques du nouveau système productif. Le mode d’inscription du processus de métropolisation peut varier suivant que l’on soit au Nord ou au Sud. En l’inscrivant dans les réseaux de l’économie mondiale, la métropolisation modifie l’ancrage local, régional ou national d’une ville. Il est question d’un processus multiscalaire : à l’échelle mondiale, il tend à renforcer les hiérarchies urbaines en faveur des grandes villes ; à l’échelle métropolitaine, on assiste à des dynamiques sociales et spatiales différenciées de fragmentation et de ségrégation. L’on doit noter que l’emploi du terme a été imparti au prime abord au pays du Nord. En d’autres termes, le concept a été élaboré a propos des terrains du Nord. N’a-t-il pas son applicabilité aux terrains du Sud, voire de Port-au-Prince. Selon Guy di Méo (2010, cité par Darbouze et al. 2018) les grandes agglomérations du Sud présentent cependant des caractéristiques spécifiques d’une « métropolisation paradoxale » qui se manifestent par l’accroissement des inégalités, la ségrégation socio-spatiale, mais aussi l’innovation. En Asie, en Afrique ou en Amérique latine ou dans les Caraïbes, certains pays voient leur territoire se disloquer et se fragmenter en micro-espaces apparemment déconnectés les uns aux autres. Devant leur poids grandissant à la mondialisation, ces métropoles du Sud sont insérées dans des réseaux de villes, parfois régionaux mais souvent dominés sur le plan économique par le Nord.
On parle du couple métropolisation-bidonvilisation pour expliquer la non-linéarité du développement au Sud. Ces disparités sociales et spatiales sont liées au fait que la ville ne peut pas fournir du travail et un logement a tout le monde. Les « sans » des métropoles n’ont pas le choix que la débrouille pour leur survie. Elle prend chair entre autres dans l’auto-construction de logement et l’économie populaire.
4 Cet état dégradation de la trame urbaine de la capitale est la conséquence d’un manque de souci spatial d’ensemble car bien des initiatives urbanistiques ont été mise en branle mais sans aucune viabilité (Tamru et Milian, 2018 :12). La loi du 19 mai 1963 obligeant toutes les communes de plus de 2 000 habitants à l’élaboration d’un projet d’aménagement, d’embellissent et d’extension ou la création de la direction de l’aménagement du territoire et de la protection de l’environnement dans les années 70, la loi de 1982 mettant l’emphase sur les régions sont entre autres mesures visant à mettre en œuvre une certaine planification urbaine mais sans véritable matérialisation. Il existe aussi une structure devant s’occuper de la question du logement en l’occurrence l’Unité de Construction de Logements et de Bâtiments Publics depuis 2012, toutefois les résultats tardent à venir.