Les présomptions en droit fiscal jouent un rôle crucial dans l’établissement de l’impôt en Tunisie, permettant à l’administration fiscale de recourir à des moyens de preuve même en l’absence de rejet de comptabilité. Cet article analyse les implications de cette admission généralisée sur la charge de la preuve.
Paragraphe II : L’admission généralisée des présomptions comme moyen de preuve
En droit fiscal tunisien, l’admission généralisée des présomptions comme moyen de preuve découle du fait que la loi autorise l’administration de recourir aux présomptions d’une manière générale, même sans rejet de comptabilité.
D’une part, l’article 6 du C.D.P.F. donne à l’administration fiscale un droit général de recours aux présomptions, pour l’établissement de l’impôt et la rectification des déclarations1, sans distinguer entre le contribuable tenant une comptabilité et celui qui n’en tient pas.
Le conseil économique et social a attiré l’attention sur le fait que le recours de l’administration aux présomptions, pour les contribuables tenant une comptabilité ne doit se faire qu’après un rejet motivé de la comptabilité2.
D’autre part, l’article 38 du C.D.P.F., plus explicite, donne expressément à l’administration fiscale un droit général de recours aux présomptions même en cas de tenue de comptabilité. Aux termes de cet article : « La vérification approfondie de la situation fiscale (…) s’effectue sur la base de la comptabilité pour le contribuable soumis à l’obligation de tenue de comptabilité et dans tous les cas sur la base de renseignements, de documents ou de présomptions de fait ou de droit ».
L’expression « dans tous les cas » est significative. Elle confère à l’administration fiscale la possibilité de déterminer la base d’imposition en se basant sur des présomptions même en cas de tenue de comptabilité régulière3.
A vrai dire, les articles 6 et 38 du C.D.P.F, à travers l’admission généralisée des présomptions, mettent en échec du même coup deux règles fondamentales : la règle de l’opposabilité de la comptabilité régulière à l’administration fiscale (A) et la règle de la supériorité de la preuve comptable sur la preuve extra-comptable (B).
A- La mise en échec de la règle de l’opposabilité de la comptabilité régulière à l’administration fiscale
La règle de l’opposabilité de la comptabilité régulière à l’administration fiscale était consacrée par la charte contribuable qui prévoyait que : « L’administration est tenue de prendre en considération les données contenues dans votre comptabilité au cas où cette dernière remplit les conditions légales de fond et de forme ».
Conformément à cette règle, les données d’une comptabilité déclarée régulière s’imposent à l’administration. C’est dans ce sens que s’est prononcée la commission spéciale de taxation d’office4.
Il est regrettable que le code des droits et des procédures fiscaux n’ait pas repris cette disposition et qu’il ait consacrée, en revanche, la règle inverse à travers l’article 38.
B- La mise en échec de la règle de la supériorité de la preuve comptable sur la preuve extra-comptable
La jurisprudence française a clairement affirmé qu’une comptabilité régulière prime sur toute autre preuve extra-comptable. Cette position empêche l’administration de déterminer la base d’une imposition en se basant sur des éléments extérieurs, tels que les présomptions, lorsque la comptabilité est régulière5. C’est dans ce sens, que s’est prononcé le C.E. dans plusieurs arrêts. Il a considéré que « Lorsque le contribuable tient une comptabilité régulière et probante, l’administration ne peut pas substituer au bénéfice résultant de cette comptabilité un résultat qu’elle calcule selon une méthode extra-comptable, même si l’intéressé encourt la taxation d’office pour défaut de déclaration »6. Dans le même sens il a précisé qu’« Aucune méthode extra-comptable ne saurait prévaloir sur les résultats ressortant d’une comptabilité probante »7. « Que cette méthode (extra-comptable) ne saurait prévaloir sur les données ressortant d’une comptabilité qui est régulière ; que la société « Duret Fontaine automatique » apporte, ainsi, au moyen de sa comptabilité, la preuve, qui lui incombe, de l’exagération des bases des impositions, dont elle demande la réduction »8.
Ainsi, la jurisprudence française exclut la possibilité de recours aux présomptions en cas de comptabilité régulière.
De même, la jurisprudence belge, comme on l’a déjà précisé, considère que lorsque la comptabilité est régulière, l’administration ne peut pas recourir à la preuve par présomptions, tel que la preuve par comparaison9.
De son côté, la jurisprudence tunisienne a consacré explicitement10 cette solution dans un arrêt très important du T.A. du 23 octobre 1995 : « Considérant que l’article 59 ne peut s’appliquer que lorsque la comptabilité du contribuable est irrégulière, ce qui permet à l’administration fiscale de recourir aux présomptions de l’article 58 du code de la patente »11. A travers cet arrêt, le T.A. considère, fort heureusement, que le recours aux présomptions ne peut avoir lieu qu’en cas de comptabilité irrégulière12. A contrario, si la comptabilité est régulière, ce qui est le cas en l’espèce, l’administration ne peut pas recourir aux présomptions. En effet, la comptabilité régulière bénéficie d’une valeur probante et elle joue un rôle important en matière de preuve13.
Mieux, le T.A., dans un récent arrêt inédit du 13 novembre 2000, considère que « si le rejet de la comptabilité n’est pas motivé d’une manière claire, le recours aux présomptions devient douteux et inadmissible »14. On peut déduire qu’à fortiori le recours aux présomptions est inadmissible lorsqu’il n’y a pas du tout rejet de comptabilité (comptabilité régulière).
D’ailleurs, le T.A. dans cet arrêt décide explicitement que lorsque la comptabilité est déclarée implicitement régulière l’administration est tenue de se baser sur elle pour fixer les bases d’imposition.
Cet arrêt consacre ainsi d’une manière non équivoque, la supériorité de la preuve comptable sur la preuve extra-comptable. La lecture de cet arrêt permet de saisir toute la subtilité et la prudence du tribunal.
Mieux encore, l’administration fiscale tunisienne, dans la fameuse note commune n°16 de 1967, s’est efforcée de consacrer une certaine supériorité de la preuve comptable sur la preuve extra-comptable et ce même en cas rejet de cette comptabilité. Aux termes de cette note commune : « Après rejet de comptabilité : Au cas où malgré tout un vérificateur se trouve en présence d’une comptabilité ne présentant guère des garanties de régularité et de sincérité requises, il écartera les résultats accusés par la dite comptabilité et s’efforcera de rétablir les bases d’imposition à partir des documents mêmes qui lui sont présentés »15. Cette position présente le mérite de limiter le recours aux présomptions comme moyen de preuve, et de privilégier plutôt les documents tenus par le contribuable.
Par ailleurs, dans une récente note commune n°10 du 13 mars 200216, l’administration fiscale, a consacré une solution en faveur du contribuable. Il s’agit de la primauté de la preuve écrite sur la preuve par présomptions. Aux termes de cette note commune : « Les dispositions de l’article 48 du code des droits et des procédures fiscaux prévoient que la taxation d’office est établie, en cas de défaut de dépôt de déclaration de l’impôt, sur la base de tous les éléments de droit dont notamment :
- Les preuves littérales et écrites, si elles existent,
- Les présomptions de droit ou de fait,
- Les sommes portées sur la dernière déclaration déposée par le contribuable ».
Cette note commune constitue un « retour à la raison ». En effet, l’article 48 du C.D.P.F. ne cite pas les preuves écrites parmi les moyens auxquels l’administration fait recours pour établir la taxation d’office17. Par cette doctrine administrative, l’administration semble consacrer la supériorité de la preuve écrite sur la preuve par présomptions. Les preuves écrites, « si elles existent », l’administration se base sur elles pour établir la taxation d’office. A défaut de preuves écrites, l’administration fait recours aux présomptions. Il s’agit d’une solution heureuse, en dépit de la légalité douteuse de cette note commune18. Cette solution présente le mérite de limiter les abus de l’administration fiscale dans le recours aux présomptions.
Il est regrettable de constater qu’en pratique l’administration n’a pas manqué à faire usage des présomptions même lorsque le contribuable tient une comptabilité19, et que malheureusement le législateur, à travers le C.D.P.F., vient autoriser une telle possibilité20.
L’usage abusif des présomptions laisse beaucoup de contribuables considèrent que le montant de la dette fiscale dépend non pas d’une application mathématique de la loi, mais en grande partie de la volonté arbitraire des agents du fisc, dont la malveillance éventuelle pourrait causer leur ruine ; la fraude et la dissimulation leur apparaissent dès lors comme des moyens de légitime défense21.
Face aux pouvoirs exorbitants de l’administration fiscale dans la recherche et l’administration de la preuve, les garanties dont bénéficie actuellement le contribuable ne constituent pas un véritable contrepoids.
________________________
1 L’article 6 du C.D.P.F. dispose que l’administration fiscale : « peut établir l’impôt et rectifier les déclarations sur la base de présomptions de droit ou de présomptions de fait formées notamment de comparaisons avec des données relatives à des exploitations, des sources de revenu ou des opérations similaires ». ↑
2 Dans son avis concernant le projet de loi relatif à la promulgation du C.D.P.F., p. 8, le conseil a proposé une autre formulation à l’article 6 du C.D.P.F., comme suit : « L’administration fiscale peut, dans le cadre du contrôle ou de la vérification prévus par l’Article 5 du présent code, demander tous renseignements, éclaircissements ou justifications concernant la situation fiscale du contribuable. L’administration peut établir l’impôt et rectifier les déclarations sur la base de présomptions de droit ou de présomptions de fait concernant les contribuables qui ne tiennent pas une comptabilité. En revanche, concernant les contribuables qui tiennent une comptabilité, l’administration peut recourir à la taxation d’office sur la base de présomptions après rejet motivé de la comptabilité » C’est l’article tel que proposé par le conseil, mais cette proposition n’a pas été retenue. ↑
3 Voir aussi la réponse du Ministre lors des débats parlementaires concernant la question n° 101 relative à l’article 38 du C.D.P.F. : « Les dispositions de l’article 38 du C.D.P.F. permettent à l’administration fiscale de recourir aux présomptions dans tous les cas, y compris en cas de tenue d’une comptabilité régulière ». ↑
4 Selon la C.S.T.O. ; décision n°161 publiée au BODI n°5- 1er trimestre 1970, p.19 : « Les énonciations d’une comptabilité complète s’imposent à l’administration qui a la charge de prouver leur inexactitude ». ↑
5 Dalbies BERANGERE, « La preuve en matière fiscale », thèse, université d’Aix Marseille III, 1992, p.402. ↑
6 C.E., 14 novembre 1984, req. n°40807, BOUTHIERE, R.J.F. 1/ 1985, 80. Voir C. DAVID, O. FOUQUET, M-A LATOURNERIE, B. PALGNET, « Les grands arrêts de la jurisprudence fiscale », préface de M.Long et G. Vedel, thème 47 « La charge de la preuve », p.444. ↑
7 CE : 18 février 1987, req. n°49986, R.J.F. 4/87, n°436. ↑
8 CE, 20-03-1989, req. n°66877, D.F. 1989, n°26, comm. 1345. ↑
9 Bruxelles, 16 mars 1966 – Liège, 2 mars 1972, in Th. AFSCHRIFT, « Traité de la preuve en droit fiscal », larcier 1998, p.288. Voir supra partie II, chapitre I, section II, §1. ↑
10 Dans d’autres arrêts, on peut déduire cette solution implicitement : Le T.A. rappelle, dans ces arrêts, que l’article 58 du code de la patente, ( permettant à l’administration de recourir à la taxation d’office sur la base de présomptions), s’applique en cas de comptabilité irrégulière. On peut déduire a contrario, cet article ne s’applique pas en cas de comptabilité régulière. -T.A., 20 avril 1992, req. n°1027 ; -T.A., 20 avril 1992, req. n°1028 ; -T.A., 10 mai 1993, req. n°1055. ↑
11 T.A., 23 octobre 1995, req. n° 1186 (inédit), arrêt précité. Voir annexe n°2 de ce mémoire. ↑
12 Voir dans le même sens T.A. 20 avril 1992, n° 1028. ↑
13 Voir le jugement fiscal rendu par la chambre fiscale du T.P.I. de Sfax : jugement n°69, en date du 3 juillet 2002 (inédit), voir en annexe n°2 de ce mémoire. ↑
14 T.A., 13 novembre 2000, req. n° 32434 (inédit), voir annexe n°2 de ce mémoire. ↑
15 Note commune n°16, 2 mai 1967, annexe I, modèle de notice de vérification d’une entreprise tenant une comptabilité, p.5. Voir annexe n°3 de ce mémoire. ↑
16 Note commune, n°10 / 2002 : 13/03/2002 relative au Commentaire des dispositions des articles 47 à 52 du code des droits et procédures fiscaux relatives à la taxation d’office, B.O.D.I 2002, texte n°DGI 2002/23. Voir annexe n°3 de ce mémoire. ↑
17 L’article 48 du C.D.P.F. dispose que : « La taxation est établie d’office dans le cas prévu par le deuxième paragraphe de l’Article 47 du présent code, sur la base de présomptions de droit ou de fait ou sur la base des sommes portées sur la dernière déclaration, et ce, avec un minimum d’impôt non susceptible de restitution de 50 dinars par déclaration ». ↑
18 Sur la question de la doctrine administrative, on consultera avec profit : – Marc BALTUS, « Morale fiscale et renversement du fardeau de la preuve », article précité p.129. – Ahmed EL FERCHICHI, « Les directives fiscales et les garanties du contribuable », in actes du colloque organisé par la faculté des sciences juridiques, politiques et sociales de Tunis les 24 et 25 février 2000, p.60. ↑
19 Neila CHAABANE, « Les garanties du contribuable devant le juge fiscal », in actes de colloque sur le contentieux fiscal, faculté des sciences juridiques de Tunis, le 21 et 22 avril 1995, p.36. ↑
20 D’ailleurs, lors des débats parlementaires, le ministre des finances a précisé que le recours aux présomptions est possible même en cas d’existence d’une comptabilité. Les présomptions peuvent être un moyen pour prouver le caractère non probant de la comptabilité. Voir les débats de la chambre des députés concernant le projet de loi relatif à la promulgation du C.D.P.F., n°39, séance du mercredi 26 juillet 2000, p. 1924. voir aussi les réponses du ministre des finances aux questions des députés concernant le projet du code des droits et procédures fiscaux, p.27. En Belgique, la solution inverse est consacrée. Il faut noter que la jurisprudence belge considère que la preuve du caractère non probant de la comptabilité ne peut pas se faire par présomptions mais à partir d’éléments intrinsèques à la comptabilité. Ainsi, dans un arrêt très important du 12 novembre 1980, la cour de cassation belge a décidé que la preuve du caractère non probant d’une comptabilité ne peut résulter de la comparaison avec les résultats de contribuables similaires. Cass, 12 novembre 1980, in Th. AFSCHRIFT, « Traité de la preuve en droit fiscal », larcier 1998, p.289 et 300. Voir dans le même sens, Marc DASSESSE, « Droit fiscal, principes généraux et impôts sur les revenus », Bruxelles, Bruylant 1990, p.114. « Le défaut de valeur probante de la comptabilité, condition d’application de la taxation par comparaison, doit résulter d’éléments intrinsèques à cette comptabilité et non du résultat de la comparaison ». ↑
21 Marc BALTUS, « Morale fiscale et renversement du fardeau de la preuve », article précité p.129. ↑