Valoriser les variétés de français dans le Dictionnaire des francophones

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🏫 Université Jean Moulin Lyon 3 - Institut international pour la francophonie
📅 Mémoire de fin de cycle en vue de l'obtention du diplôme de Master - 2021-2022
🎓 Auteur·trice·s
Florine CHATILLON
Florine CHATILLON

La valorisation des variétés de français constitue un enjeu central du Dictionnaire des francophones, servant d’outil politique pour promouvoir une langue française polycentrique. L’article aborde les implications de cette valorisation dans le cadre de la gouvernance linguistique et de la lutte contre la glottophobie.


B-Valoriser les variétés de français : fil conducteur du DDF

  1. Placer la variété en référence : état de l’art

Au sens large du terme, on entend par variété, variation ou variable l’« ensemble de caractéristiques linguistiques qui ont la même distribution sociale ou/et géographique » (Hudson, 2022). Les variétés correspondent aux formes distinctives d’une même langue et sont les retombées de son continuel mouvement. Cette définition est

corroborée par Calvet, qui avance que « la manière dont chaque individu, chaque famille, groupe, strate sociale, sexe, classe d’âge, et aussi clan, nation, empire… exploite les pouvoirs d’une langue y inscrit des différences. » (1999, p. 249) Alors que la langue connote une norme standard et les dialectes des formes « fautives », la variation rend compte avec neutralité des différences linguistiques perceptibles entre les locuteurs d’une même langue. Klinkenberg évalue la variété linguistique comme « nécessaire » et dénonce « la manœuvre idéologique de construction qui consiste à [la] refouler » (2007). Il postule que « le français comme singulier est un être fictif » (Idem)

D’autres typologies des variations que celle de Hudson ont été établies. Philippe Blanchet distingue les axes de variation d’ordre historique (diachronique), géographique (diatopique), social (diastratique) et communicationnel (diaphasique) (2021a). Louis-Jean Calvet dénombre quant à lui trois variables : l’espace, la société et le temps (1999, p. 249) , – classification à laquelle Klinkenberg s’associe –. Il mentionne, dans ses travaux, les variations géographiques, sociales et chronologiques. Le linguiste avance toutefois que les catégories sont imbriquées les unes dans les autres :

La variation géographique […] s’articule parfois aussi avec la variation sociale. Par exemple, en Belgique, si quelqu’un prend un accent parisien, on repère-là une variation régionale, mais on sait également qu’adopter cet accent peut être une manière de se couper de l’interlocuteur. C’est dans ce cas une variation sociale. (2022, p. 32)

Valorisation des variétés de français dans le DDF

Le DDF retrace la variation selon l’axe de l’espace, nommée géographique, diatopique ou

topolectale (Klinkenberg, 1999). Jean Pruvost prête la formulation « variation diatopique » à

F. Hausmann (2021, p. 183). Il en donne la définition suivante : « cette variation est celle qui fait observer le lexique dans des espaces différents au sein d’une même langue » (Idem). Au cours de notre entretien, Philippe Blanchet nous a informé sur la construction chronologique des variations géographiques :

On emprunte des mots à la langue dite régionale et on les francise et ça, ça va faire tout un lexique familier, qui est un lexique d’origine locale et francisé. C’est cela qui fait la variation lexicale du français. Il y a aussi le fait que, comme le français est la langue d’une partie de l’Europe du Nord, y’a pas les mots pour dire des réalités qui n’existent pas en Île-de-France (2022, p. 110).

Klinkenberg tâche de rappeler les connexions qui s’établissent entre chaque variable. Il est, par exemple, fréquent que la variation dans l’espace soit corrélée à la variation temporelle. C’est le cas du latin qui, à travers son évolution chronologique et spatiale, a donné lieu aux dialectes romans tels que le picard ou le wallon (1999). Qui plus est, une variété peut être tout autant topolectale que diastratique, à l’instar de la norme de français véhiculée au sein du XVIe

arrondissement de Paris. Par ailleurs, une variation géographique peut tirer sa source de

« l’archaïsme des zones latérales » (Idem). Klinkenberg explique que le centre d’une linguasphère est le carrefour d’innovations linguistiques, lesquelles mettent un certain temps à se propager dans « les zones les plus éloignées » où l’« on pratique encore, pendant un certain temps, les formes que le centre a déjà abandonnées » (Idem). L’archaïsme latéral est vecteur des trois types de variations énoncées par Klinkenberg :

[…] c’est parce que le centre (terme géographique) est porteur du prestige linguistique (terme social) que ses innovations (terme chronologique) se répandent en direction de la périphérie (terme géographique), laquelle reste plus longtemps fidèle à des pratiques archaïques (terme chronologique). (2007)

Au sein de notre mémoire, les termes de « variation dans l’espace, diatopique, topolectale et géographique » sont mobilisés de manière indifférenciée. Nous tenterons, néanmoins, d’employer le plus possible la dénomination « variété géographique », qui, de par son apparente clarté, permettra à tous les lecteurs – y compris ceux n’étant pas issus de la (socio)linguistique – de comprendre instantanément sa portée.

Il est utile de rappeler qu’il n’est pas souhaitable de faire appel au substantif « régionalisme ». Bien qu’encore utilisé dans certains dictionnaires tel Le Petit Robert (Francard, 2022, p. 124), nous nous devons de relever sa connotation parfois négative (Klinkenberg, 2022, p. 32). Il n’apparaît pas aussi neutre que le mot « variation » et cantonne les français à des bornages territoriaux arbitraires.

Pour cette raison, nous avons pris le parti de l’omettre.

  1. Un traitement des variations contrasté : approche géo-historique

S’il apparaît que « Les grandes langues de civilisation […] sont toutes métissées » (Rey, 2007, p. 8), la reconnaissance des variétés de français ne s’est pas effectuée dans les mêmes temps selon les territoires. À l’issue de nos entretiens, nous situons l’élargissement des variétés de français dans les années 1920, correspondant à l’appropriation du français par la population française : « Alors les gens se l’approprient à leur façon, ce n’est pas leur langue première.

Ils transforment donc le français sous l’influence de leur langue première et c’est ce qui va donner les accents. » (Blanchet, 2022, p. 110) Cette adaptation s’effectue à plusieurs niveaux. D’un point de vue phonétique et phonologique, d’abord, sur le plan syntaxique, ensuite. Le troisième niveau est celui lexical, caractérisé par l’emprunt de mots locaux.

Il remédie au français trop scolaire inculqué à l’école et, par conséquent, peu adapté aux usages du quotidien :

On emprunte des mots à la langue dite régionale et on les francise et ça, ça va faire tout un lexique familier, qui est un lexique d’origine locale et francisé. C’est cela qui fait la variation lexicale du français. […] la langue va se diversifier par le fait que les gens se l’approprient pour en faire, petit à petit, leur langue d’usage. (Blanchet, 2022, p. 111)

Une seconde vague de diversification a lieu lors de l’accession à l’indépendance des pays colonisés par la France. Dans la seconde moitié du XXe siècle, nous relevons une appropriation du français par des populations demeurant bi-plurilingues :

Cette cohabitation entre plusieurs langues va transformer le français. Va se confirmer un français d’Algérie, du Sénégal etc. Dans cette période des années 50 à 70, des tas de populations différentes vont s’approprier le français, ce qui va créer une grande diversité au sein de la langue, en même temps que cela crée la francophonie. C’est corrélé. C’est parce que le français se répand dans les populations qu’il se diversifie. C’est d’ailleurs la condition à sa diversification. S’il ne s’était pas diversifié, les gens n’auraient pas pu se l’approprier puisque le français standard de l’école ne correspondait pas à leurs besoins en communication. (Idem)

L’expansion des variations du français s’effectue donc à plusieurs vitesses. À ce critère temporel s’ajoute la dimension géographique. Les variations sont plus ou moins importantes selon les territoires. Ainsi, Michel Francard nous informe que les québécismes sont davantage nombreux que les belgicismes ou les helvétismes. Un contraste numéraire qui se retrouve dans Le Petit Robert :

[…] lorsque Le Petit Robert ouvre ses colonnes à des régionalismes ou à des formes spécifiques aux régions de la francophonie, il offre royalement 400-500 entrées pour les belgicismes, la même chose à peu près pour les helvétismes ; mais c’est plus de 1 000 pour le Québec. […]. Donc la variété du français au Québec est nettement plus distincte de la variété du français central que ne l’est la variété de Belgique ou de Suisse. (2022, p. 124)

De même, le portage dictionnairique des variétés de français a été réalisé par vagues. Notre enquête détermine que, dans un premier temps, les variétés de français extérieures à la France ont été priorisées sur les variétés intrinsèques au territoire. De surcroît, il ressort de nos lectures que le prestige attribué à chaque variété n’est pas égalitaire (Rey, 2007, p.

262). À titre d’exemple, nous supputons que le français parlé au Québec bénéficie d’une image plus élogieuse que celui employé au Cameroun. De même, dans l’imaginaire collectif, les québécismes, belgicismes, helvétismes ne sont pas estimés au même rang que le français de France (Rey, 2007, p. 270). La littérature scientifique émise par Michel Francard tend à le démontrer.

En 2018, il établit dans son article Le français d’ici est-il du français ? que la reconnaissance des normes endogènes en est encore à un stade élémentaire. Il justifie cette posture par la présence de la marque reg au sein de dictionnaires tels que Le Petit Robert. Les belgicismes, acadianismes, louisianismes, etc.

sont donc présentés au sein d’un « marché

linguistique restreint » (Idem). Un autre élément corroborant cette hypothèse est la différence de traitement relevée entre les variations présentes dans les communautés francophones de

« premier cercle » – correspondant à l’espace francophone du Nord – et les variations présentes dans l’espace francophone du Sud (Idem.). Nous constatons une certaine invisibilisation de ces dernières dans les ouvrages dictionnairiques – DDF exclu –. Le bilan apporté par l’article étudié est celui d’une reconnaissance des normes endogènes.

Néanmoins, il apparaît que l’hégémonie de la norme parisianiste demeure prépondérante, et qu’une équité entre les variations n’est pas encore d’actualité. Un constat confirmé par le témoignage de Joseph Incardona, invité sur TV5 Monde le 14 février 2015 à l’occasion de la Conférence pour la langue française et le plurilinguisme. Il apparaît que lors d’une résidence organisée autour de la francophonie en Pologne, l’écrivain suisse a vu sa légitimité à parler français remise en question sur critère de sa non-appartenance à la nation française.

Si jusqu’à la fin du XXe siècle, les variations ont donné lieu à une chasse à la sorcière, elles tendent au XXIe siècle à être davantage acceptées. Nos interlocuteurs nous ont fait part des chasses aux belgicismes, aux helvétismes ou encore aux québécismes ayant sévi dans les pays francophones : « Toutes les francophonies périphériques, jusqu’à la fin du XXe, ont été prises dans ce mouvement de déni, de refus des particularismes – notamment lexicaux –.

» (Francard, 2022, p. 126) Notre état de l’art détermine que les variations géographiques ont été mal accueillies puisque perçues comme un danger pour la vitalité du français de référence (Francard, 2018). Leur marginalité demeure avérée jusqu’à la fin des années 1990, malgré une reconnaissance partielle amorcée dès la fin des années 1970, avec les travaux de Doppagne sur les « belgicismes de bon aloi », par exemple (1979, dans Francard, 2018).

Dans un même temps, nous relevons chez Le Petit Robert une ouverture aux normes exogènes – au sens d’extérieures à la France – : « Il est paradoxal que des dictionnaires consacrés au français moderne négligent totalement la réalité langagière de communautés francophones importantes et influentes. » (Petit Robert, « Présentation du dictionnaire », 1977, dans Francard, 2018) Dès la fin du siècle dernier, les variations sont en passe d’être de plus en plus acceptées.

Pour Francard, l’avènement du XXIe siècle correspond à l’essor d’une méthodologie comptabilisant les variations de français dans leur entièreté (2018). Notre entretien avec Philippe Blanchet renforce ce constat :

Par contre, ce qui a bougé ces dernières années […], c’est l’acceptation de la variation du français, avec très probablement l’idée que si on lâche du lest sur la variation du français, ça nous permettra de garder le pouvoir sur la domination du français. C’est une façon de dire : « Ok. On veut bien reconnaître une certaine dose de diversité, mais pas toute la diversité, on la reconnaît à l’intérieur de la langue française » (2022, p. 116).

Pour Michel Francard, il est dorénavant possible d’assumer son français « sans se sentir écrasé, sans se sentir en état d’illégitimité » (2022, p. 136). Ses enquêtes de terrain révèlent que les Belges sont très conscients que leur variété de français n’est pas celle de Paris (Idem). En témoigne cette capture d’écran d’une des publications Instagram de l’influenceuse belge Jill Vandermeulen, alias Silent Jill. Cette dernière explique à sa communauté – suite à la critique d’un abonné – que la variété lexicale de français qu’elle emploie n’est pas fautive :

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Source : Chatillon, F. (2022b, 17 mai). Exemple de glottophobie ordinaire [Capture d’écran d’un post Instagram].

Ainsi, pour reprendre les conclusions dressées dans le dossier spécial consacré au 50e anniversaire de la Francophonie par la revue Historia, « il est à noter qu’au cours des dernières décennies l’unité de la Francophonie s’est enrichie de créations linguistiques plurielles en accueillant canadianismes, africanismes et maghrébismes. » (Frandjis, 2020, p. 124) L’auteur de la notion de « francopolyphonies » se fait ainsi le porte-parole du basculement en faveur d’ « un jardin polyphonique » francophone (Ibid., p. 125).

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