La reconnaissance en pédiatrie clinique est essentielle pour légitimer la présence du clown dans les services de santé. Cet article analyse les mécanismes de cette reconnaissance à travers des retours d’expériences et des observations, soulignant l’importance de l’interaction dans ce contexte spécifique.
Reconnaissance et légitimité : l’œuf et la poule ?
De la reconnaissance
Analogiquement au phénomène qui se produit dans le champ de la communication, que nous pourrions appeler grossièrement « une fatalité relationnelle d’échange d’informations » et que l’Ecole de Palo Alto caractérise par son sans doute plus célèbre axiome, celui dit d’impossibilité (Watzlawick et al, 1972), l’hypothétique absence de reconnaissance, soit de « non reconnaissance », relève, elle aussi, d’une « forme de message » (Brun, Dugas, 2005:84) qui échappe à la volonté des individus dans des espaces où ceux-ci sont amenés à se rencontrer physiquement (la scène type de collègues réunis autour de la machine à café), ou par l’intermédiaire d’incarnations matérielles communément accessibles (l’imposant portrait photographique du directeur général soulignant le poids de la hiérarchie), voire via l’expression d’une symbolique individuée (la minuscule taille d’un bureau semant chez son unique occupant le doute quant à une probable déconsidération éprouvée à son attention par ladite hiérarchie).
Selon pareille approche, la notion d’indifférence se soustrait ainsi en tout à la question de la reconnaissance, imposant aux individus, tels les noeuds d’un réseau, de prendre position les uns à l’égard des autres.
Et même lorsque, entre deux de ces noeuds, l’objet de la reconnaissance diffère, le principe d’interactivité s’applique. Par exemple, la personne qui se voit reconnue pour ses compétences intrinsèques par une organisation reconnaîtra ou aura préalablement reconnu celle-ci pour le modèle, l’autorité ou, plus largement, les valeurs qu’elle incarne à ses yeux ou, de façon indirecte, aux yeux d’une tierce référence.
« (…) la reconnaissance (…) est mutuelle et dépend en grande partie de la place respective de chacun (…) » La reconnaissance s’opère également entre pairs, avec ou sans hiérarchisation : « (…) si reconnaître une chose, c’est l’identifier par ses caractères génériques ou spécifiques, reconnaître une personne, c’est au contraire prêter attention aux traits individuels. » (Halpern, 2004 :79) – reconnaître, dans le sens de différentiation, donc, a contrario, ou pouvant mener à « l’état de fusion et de communion (…) où deux êtres peuvent ‘se perdre l’un dans l’autre’ sans se perdre. » (Bourdieu, 1998 :118). Mieux : la reconnaissance se révèle nécessaire car vectrice du désir, lui-même condition sine qua non de l’investissement dans l’agir (Dejours :1995).
A cette reconnaissance qu’il qualifie d’« objet insaisissable » car applicable aussi bien au groupe qu’à l’individu, voire au travail lui-même, Jean-Pierre Brun (2008) associe les notions de respect et de dignité. Tantôt formelle, tantôt informelle, s’exprimant en privé ou en public à travers des rites comme au quotidien, ou encore se traduisant par une rétribution pécuniaire et, ou symbolique, la reconnaissance serait constituée de quatre dimensions principales :
« reconnaître la personne : une conception existentielle », « reconnaître les résultats : l’approche comportementale », « reconnaître l’effort : la perspective subjective »,
« reconnaître les compétences : la perspective éthique ». Autant d’approches dont la constante tient dans l’importance accordée au relationnel : « La reconnaissance est d’abord une réaction constructive au sens où elle crée un lien à la fois personnalisé, spécifique et à court terme (…)
».
Une conception que l’on retrouve appliquée à la notion d’identité en sociologie des organisations où « Chacun se construit aujourd’hui subjectivement en ’’ bricolant ’’ (…) Mais cette construction individuelle ne peut se faire sans reconnaissance par autrui et sans une forme d’adhésion dans sa vie à du collectif (…) » (Scieur, 2013:32) Appliquée à l’identité du clown et, dans la mesure où celle-ci contribue par essence à sa légitimité, cela peut se traduire par une co-construction sociale, une co-construction de la norme qui s’articule autour d’une « communauté de valeurs » (Honneth, 2000:149).
A partir de la théorie développée d’Axel Honneth sur la reconnaissance et en particulier le principe de réciprocité et de lutte entre individus qui la caractérise (2004a) – ainsi qu’à travers deux enquêtes sur le terrain de l’entreprise, Yanita Andonova et Béatrice Vacher (2009:140-141) rappellent que l’investissement dans le travail est lié à la reconnaissance dans trois sphères. La sphère privée, la sphère publique et, la troisième, qui concerne « la coopération sociale » où « la solidarité déployée par chacun au sein de la communauté correspond à la reconnaissance accordée à la contribution de celles et ceux qui façonnent la société, et a pour résultat l’estime de soi (la conviction de sa fonction sociale)». (Andonova, Vacher, 2009:139)
De la légitimité
Si, à « reconnaissance », nous retrouvons dans les Dictionnaires de français Larousse (2017) et celui du CNTRL (2017) des verbes d’action qui convoquent les notions d’exploration, d’identification, d’attestation ou encore de hiérarchisation, celles-ci sont en outre liées voire dépendantes d’une tierce notion : « la légitimité ». Un terme qui, selon ces mêmes sources, peut voir son emploi restreint à ce qui a légalement de la valeur et à ce qui est conforme. Et « légitimité », de ne pas renvoyer, en sens inverse, à « reconnaissance ». Ce qui est « reconnu » pourrait donc s’avérer, sinon une condition, a minima un argument de ce qui est « légitime ».
Les définitions académiques autour de « légitimité » demeurent relativement peu explicites, associant tantôt ce terme à la raison, tantôt à la morale, à ce qui est juste et ou ce qui relève de la (notion de) « justice » (Guéguen, 2014/4:67), ou encore à ce qui est équitable. En amont de son existence, elle nécessite une reconnaissance, aussi menue soit-elle : « Nommer celui ou celle qui travaille, c’est d’abord lui octroyer une place et donner du sens à son activité. » (Andonova et Vacher, 2011:2) En aval, elle convoque la notion d’imputabilité.
La légitimité est-elle affaire d’héritage ? « (…) pour agir, l’individu doit se sentir autorisé par une figure qui fait autorité pour lui ». Confortant l’idée de cette condition avec différents résultats d’études sociologique et philosophique investis par Weber, Boltanski et Thévenot, Habermas, et Bourdieu, Najoua Mohib et Michel Sonntag (2004:4) présentent la légitimité comme « une action ou un usage reconnu et autorisé par un groupe, c’est-à-dire un acte qui répond à un certain nombre de règles établies (formelles ou tacites) et qui obtient le pouvoir de s’accomplir ». Par « règles établies », il convient de comprendre une certaine « conformité ». Et par « groupe », « une communauté de pratiques », voire des pairs – l’héritage revêt ici un caractère d’autorité exercée par une hiérarchie plus nominale qu’ordinale. Pratiquement, la légitimité léguée participe de l’engagement de son héritier dans les actions qu’il se voit autorisées. Et, accessoirement, de sa motivation à les accomplir (Lamontagne, 2006).
Cette légitimité, non absolue car contextuellement socialisée, s’inscrit dans la pratique à travers un processus de reconnaissance au cours duquel « les êtres humains se donnent les uns aux autres confirmation de leur légitimité sociale » (Honneth, 2004b:144). Une légitimité sociale correspondant, pour chaque individu qui l’ambitionne ou la revendique, ou encore la conteste à son égard ou à l’égard d’un tiers, à « un rôle de type social spécifique ». Honneth convoque à ce niveau les termes d’ « invisibilité » (2004b:137) et de « visibilité » (2004b:138), distinguant l’acception optique de celle plus métaphorique renvoyant à l’égard social accordé par un individu à un autre. Honneth parle en ce sens d’« identification » et de « connaissance » (2004b:137), ainsi que de « reconnaissance » en tant qu’ « acte expressif » (2004b:141) qui consacre cette dernière.
A ce stade, nous remarquons la gradation possible pour passer de l’invisibilité à la reconnaissance. Mais nous pouvons aller plus en avant en considérant en outre une acception plus performatrice de ce dernier terme : « (…) la reconnaissance entendue comme attestation de valeur (…) reconnaître la légitimité de… » (Akremi et al., 2009:670).
L’individu est en ce sens reconnu dans ses caractères distinctifs au sein de normes néanmoins communes, en l’espèce, celles régissant une organisation donnée. Atomisé dans l’agir par un nécessaire degré de conformisme, il n’en demeure pas moins unique dans son être et perçu, à la fois comme tel (« Reconnaissance de distinction ») et, à la fois, comme un parmi d’autres protagonistes (« Reconnaissance de conformité ») (Akremi et al., 2009:674).
Nous pouvons donc retrouver autant de constructions et d’expression de la légitimité qu’il n’y a d’individus : « (…) la reconnaissance au travail désigne ainsi un jugement de la spécificité de la personne et de son individualité. » (Demazière et Dubar, 1997:49)
De quoi envisager la légitimité sous un angle plus subjectif, comme un « sentiment psychosocial » (Guéguen, 2014/4:81) qu’il convient d’interroger via une approche systémique incluant l’étude de la relation de l’individu à lui-même, de celles qu’il entretient avec les autres, de l’organisation même en tant qu’actrice déterminante dans « le déploiement d’une reconnaissance mutuelle et d’une solidarité », à la faveur d’une « justice sociale », et, enfin, à un échelon supérieur, du « système de référence propre à une société » (Guéguen, 2014/4:81-82).
La compétence comme médium transactionnel
Comme nous l’avons entrevu à travers les deux sous-points précédents, les rapports entre reconnaissance et légitimité s’inscrivent dans une réflexion plus complexe que l’apparente causalité suivante : telle partie étant reconnue par telle autre, la première et son action deviennent légitimes aux yeux de la seconde. Voire, sinon inversement, réciproquement.
Le risque de se satisfaire de cette interaction serait d’en oublier l’existence d’un inéluctable début, à savoir ce énième élément qui induira en amont reconnaissance et, ou légitimité. D’où cette question prosaïque : qu’est-ce qui engendre ou, à tout le moins, favorise les conditions de la reconnaissance ou la légitimité ?
Dans le champ économique et, plus spécifiquement celui de l’entreprise, une des réponses, sous l’angle de l’objet social et des objectifs à atteindre, convoque la notion de compétence, en l’espèce, comme maillon constitutif majeur de l’intelligence collective car, si celle-ci est plutôt intangible, à l’instar de la culture de l’organisation, elle n’en demeure pas moins « la seule source d’avantage concurrentiel durable, dans la lesure où celle-ci est imparfaitement copiable » (Crévieaux, 2014-2015, Chap. VII, Part. 1). Et c’est en cette unicité que la compétence, originellement individuée, se voit conglomérée au sein d’un écosystème transactionnel où elle concourt à deux buts complémentaires et, sans doute, indissociables.
D’une part, la maturation d’une émulation mutuelle et la construction d’un savoir, d’un savoir- être et d’un savoir-faire (Carré et al, 1999), l’ensemble à la faveur d’un bénéficiaire commun. D’autre part – c’est notre présomption empirique au regard de nos observations personnelles – une médiation de la légitimité et, ou la reconnaissance entre les différents protagonistes participant audit écosystème.
La compétence serait le cas échéant productrice de sens plus que simple condition ou cause potentielle.
Au-delà de « l’auto-habilitation » (Gaxie, 2007/6:750), soit l’individu qui estime lui-même la valeur de ses compétences, à ce qu’elles lui permettent de faire, c’est l’instance ayant autorité sur celui-ci (hiérarchie professionnelle, sociale, juridique ou encore spirituelle) qui va les évaluer selon des critères déterminés. La rétroaction de cette évaluation alimente la médiation évoquée plus haut et permet à cet individu de connaître son profil de compétences personnel et, donc, dans une certaine mesure, de mieux se connaître, de « se reconnaître »1 et, idéalement, d’être en cascade reconnu par ses homologues.
Retour aux hypothèses
La reconnaissance, telle qu’abordée à travers plusieurs définitions et associée à la notion de réseau et à celle communication. La première se présente comme un ensemble de liens possibles dans un espace limité, la seconde comme un moyen d’activer ces liens pour aboutir à des relations, passage obligé vers la question de la légitimité, via notamment la compétence, comme critère d’identification relativement objectivable, mais, surtout, comme médium transactionnel entre l’ensemble des principaux acteurs présents en pédiatrie. Afin de vérifier nos hypothèses, dans la conclusion de ce travail, ce sont ces éléments que nous envisageons de confronter aux pratiques observées et relatées dans la partie suivante, mais également ceux de la partie préparatoire de notre travail.
1 « <l’objet culturel> fait médiation entre les sujets, les groupes, les générations et les cultures qu’il contribue à identifier. » (Diet, 2010/1 :51) ↑