L’influence économique sur le Dictionnaire des francophones

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🏫 Université Jean Moulin Lyon 3 - Institut international pour la francophonie
📅 Mémoire de fin de cycle en vue de l'obtention du diplôme de Master - 2021-2022
🎓 Auteur·trice·s
Florine CHATILLON
Florine CHATILLON

L’influence économique du DDF est analysée à travers les dynamiques économiques et les déclarations d’Emmanuel Macron, mettant en lumière les opportunités et les soupçons néocolonialistes qui entourent la concertation francophone. Cet article interroge également les implications de ces enjeux sur la gouvernance linguistique.


1. Contrebalancer les forces économiques de l’espace Nord : objectif plausible ?

Concernant le DDF, une interrogation réside dans l’influence qu’exercent les dynamiques économiques. Les déclarations faites par Emmanuel Macron confirment la présence active d’intérêts économiques. Lors de sa venue à Ouagadougou en 2017, il énonce les « opportunités économiques » qui peuvent émaner d’une concertation francophone. Des soupçons néocolonialistes ont également été soulevés par Pascal Paradou, responsable de la partie francophonie au sein du média RFI, à l’occasion d’une interview accordée à TV5Monde, dans le cadre de l’émission Quelle place pour la langue française dans le monde ? (2018b). Il s’interroge sur les intentions officieuses d’Emmanuel Macron, qui aurait tout intérêt à défendre la Francophonie afin d’entériner son influence diplomatique et économique sur le continent africain.

Candea et Véron font écho au rapport de Jacques Attali La Francophonie et la Francophilie, moteurs de croissance durable, paru en 2014, où l’idée que le monde francophone est « un instrument économique majeur pour la France » est développée (2019, p. 150). En ce sens, et pour paraphraser le linguiste allemand Jürgen Erfurt, la stratégie pour la langue française dont le DDF est issu serait « imprégnée de l’idéologie néolibérale » (Ibid., p. 151).

Le DDF peut également être analysé sous un autre angle : celui de son portage économique. S’il s’agit d’une entreprise collective, tous les pays francophones n’ont pas contribué économiquement à part égale. Le poids économique investi dotent les pays d’un ascendant plus ou moins fort au sein de l’entreprise. Pour illustrer cela, Maxime Somé mobilise l’expression « no contribution, no chop » (2022, p. 73). Particulièrement usitée en Côte d’Ivoire, elle signifie en français « pas de contribution, pas de côtelette » :

Dans cette histoire de dictionnaire dont nous parlons, quelle est la réalité ? L’apport financier des pays francophones. Si vous voulez payer quelque chose, vous contribuez, donc tout repose financièrement sur les épaules de la France. Qui paie, contrôle ! Donc pour moi ce n’est pas notre affaire à nous, les francophones, qui avons mis zéro franc dans l’affaire. (Idem)

Influence économique du DDF : enjeux et perspectives

Malgré la promotion du décentrement de la langue, les contributions sont majoritairement le fait des pays de l’espace Nord, ce qui rend l’espace Sud de nouveau tributaire des pays occidentaux :

Si les contributions de la francophonie reposent sur le Canada, la France, la partie francophone de la Belgique et, dans une certaine mesure, la Suisse, alors ces pays auront plus de poids que des pays plus petits. Donc ça pose un problème. Il y a, aussi, des différences au sein même du bloc Sud. La parole de la Côte d’Ivoire ou du Cameroun va peser plus que celle du petit Burkina Faso. Entre les pays africains aussi, il y a des disparités. Au final, on manque d’un véritable espace où l’on puisse s’exprimer librement. (Ibid., p. 75)

Pour Klinkenberg également, la gestion d’un projet est aux mains du pays « prêt à mettre de l’argent dedans » (2022, p. 34). L’investissement de la France se démarque alors, puisqu’elle est à la source de l’initiative dictionnairique – y compris financièrement –. Une analyse nuancée par Lucas Lévêque. Bien qu’il reconnaisse le poids économique de la France, il mentionne la présence d’autres partenaires financiers.

Jean-Tabi Manga n’est pas du même avis. Selon lui, les inégalités économiques ne prévalent pas, supplantées par « la loi de la complémentarité et de la solidarité au niveau politique et culturel » (2022, p. 54). Afin d’établir une véritable gouvernance partagée, il s’agirait alors « de faire émerger une Francophonie économique au niveau des programmations. » (Idem)

En résumé, bien que l’État mette en avant une vision culturelle de la langue française, les relations internationales continuent à se poser en termes économiques (de Saint-Robert, 2000, p. 22). L’avenir du DDF est ainsi fortement lié au portage financier de l’outil. La France, bien qu’elle s’en défende, continue à peser de son capital monétaire. Pour Klinkenberg, les orientations données dépenderont « de ce qu’on voudra bien investir comme moyens dans l’opération à l’avenir ». (2022) :

Vous ne faites pas de dictionnaire du français de Suisse, par exemple, si vous n’avez pas derrière vous un réseau universitaire, si vous ne décrochez pas de subvention pour pouvoir mener des recherches. Le nerf de la guerre est toujours là derrière. Donc si l’on a encore des États, si c’est toujours la France qui est aux manettes et s’il y a toujours la volonté d’investir, ça va se renforcer. (Klinkenberg, 2022)

2. Une entreprise française ou francophone ?

Afin de clore notre analyse-fleuve sur les fondements socio-politiques du DDF, nous avons posé à nos interlocuteurs la question suivante : Percevez-vous le DDF comme une entreprise francophone ou comme un projet français auquel vous collaborez ? La piste explorée est que le projet a été conçu par la France, dans une optique d’action concertée sur la langue. Nous postulons également que l’équipe lyonnaise n’est imputable d’aucune stratégie de soft power. Pour cela, il apparaît nécessaire de distinguer la politique linguistique – impulsion du sommet de l’État – de la planification linguistique – mise en œuvre ancrée dans le réel –.

Notre hypothèse est confirmée par Maxime Somé. S’il reconnaît la place centrale occupée par la DGLFLF, il estime que l’époque ne permet pas d’exclure les autres territoires francophones de l’opération. Néanmoins, cette ouverture à la francophonie demeure, selon lui, un moyen pour la France d’asseoir sa politique (2022, p. 69). L’OQLF, François Grin, Jean Tabi-Manga et Adeline Simo-Souop font le même distinguo entre politique et planification linguistique. Le fait que la France a conçu le projet en première instance est reconnu : « Le DDF est, au départ, un projet français qui découle de la Stratégie internationale de la France » nous communique l’OQLF (2022, p. 81). L’entreprise est « à l’initiative du Président français, sous l’égide du ministère de la Culture », témoigne Adelin Simo-Souop (2022, p. 64). Dans un même ordre d’idées, François Grin considère l’instigation « clairement impulsée par la France » (2022, p. 18).

Toutefois, tous s’accordent à attribuer la gestion du projet à la Francophonie. Pour Simo-Souop, « tout le monde s’y implique » du fait du soutien de l’OIF (2022, p. 64). L’Office québécois indique avoir « été sollicité très tôt pour y participer, tout comme d’autres organisations de la francophonie » (2022, p. 81). Pareillement, Jean Tabi-Manga conçoit le DDF comme un « projet francophone qui englobe la composante française » (2022, p. 53). De la même manière, il est qualifié de « panfrancophone » par l’OQLF, de par l’instauration du Conseil scientifique et des partenariats institutionnels (2022, p. 81). Une logique qui, selon François Grin, « ouvre réellement la multipolarité » (2022, p. 18).

Afin d’attester la dimension francophone du projet, Lucas Lévêque établit un comparatif avec l’équipe « très française » du Wiktionnaire (2022, p. 50). Le « consortium international » du DDF est pris en exemple. Le Conseil scientifique, le Comité de relecture, l’implication de l’AUF et de l’OIF sont autant de preuves fournies pour témoigner de l’investissement francophone : « On a tout de suite intégré des linguistes et spécialistes de différents pays, continents. Donc, il est beaucoup plus francophone que le Wiktionnaire, qui est très franco-français. » (Idem) Interviewé en qualité de président du Conseil scientifique, Bernard Cerquiglini corrobore ses propos : « la francophonie s’est inscrite tout de suite dans le pilotage technique, scientifique » (2022, p. 13). Ni étiqueté français, ni francophone, il est, pour lui, un savant mélange des deux.

Paul Petit nous fait part d’un avis plus tranché, puisqu’il considère que le DDF est taillé par et pour la Francophonie :

[…] le discours du président de la République pour la langue française et le plurilinguisme s’inscrit dans une dynamique de renouveau de la francophonie. Il y a peu de mesures qui parlent de la France elle-même. Il n’y a aucune mesure relative à la loi Toubon. Ce n’est pas un discours sur la place du français en France. Il s’agit plutôt d’une démarche en faveur de la promotion du français, de son rayonnement, de son partage […]. (2022, p. 92)

L’organisation internationale, après s’être éloignée de la langue au profit de sujets transversaux comme la démocratie, le respect des droits de l’homme ou le développement durable, a remise « la langue au coeur des préoccupations » suite à l’élection, en 2018, de Louise Mushikiwabo en tant que Secrétaire générale (2022, p. 92). Selon lui, cette volonté de revaloriser la langue français était pensée par la France, mais également par le gouvernement du Québec.

Une posture qui exclut toute dynamique de soft power de la part de la France. Nous avons pourtant établi que l’accroissement du nombre de locuteurs sur le continent africain fait de la francophonie une priorité pour la politique étrangère française. Au regard des éléments de réponse apportés, nous ne pouvons contester l’origine française du projet. Concomitamment, nous reconnaissons sa véritable ouverture à la francophonie. Par ailleurs, si l’équipe en charge du développement du DDF, basée à Lyon, est exclusivement française, aucune intention néocolonialiste ne leur est imputable. C’est l’opinion développée par Michel Francard, et que nous rejoignons :

Je connais des pilotes de l’opération qui ne sont certainement pas dans cette logique que vous venez de décrire, j’en suis sûr. Ce sont des personnes qui travaillent vraiment avec beaucoup de sincérité sur le français et les gens qui le parlent, ça ne fait aucun doute. (2022, p. 133)

Ainsi, le projet du DDF ne peut ni échapper au constat d’une corrélation avec la politique étrangère française, ni être réduit à sa conception française. Reste alors, pour se départir de toute suspicion, à travailler sur l’aspect collectif du projet. Pour qu’il se décentre définitivement de la France et devienne, de facto, « un projet commun » (Francard, 2022, p. 134).

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