Les inégalités sociolinguistiques dans le DDF sont analysées à travers la politique du Dictionnaire des francophones, mettant en lumière les discriminations au sein de la francophonie. L’article aborde la notion d’« élargissement de la variation légitime » pour promouvoir une norme linguistique inclusive.
C- « L’élargissement de la variation légitime »: principe de non-discrimination
Dans cette partie, nous nous proposons d’analyser la politique du DDF sous l’angle des discriminations sociolinguistiques détectées dans la francophonie. Pour ce faire, nous mobiliserons – en creux de notre réflexion – la notion « d’élargissement de la variation légitime », proposée par François Grin et définie de la sorte : « […] on élargit la norme de la variation légitime en disant : “Vous pouvez écrire “maitrise” avec ou sans circonflexe, vous pouvez écrire “nénuphar” avec ph ou avec f, mais l’important est que vous soyez entièrement libre” » (2022, p. 29). Face aux inégalités sociolinguistiques, le DDF a mis en place une dynamique similaire :
[…] de la même manière que l’élargissement de la variation légitime, la richesse lexicale présente dans le DDF est quelque chose qui constitue un ensemble de ressources. La normativité qu’il peut y avoir derrière ne s’inscrit pas dans une logique de remplacement ou de hiérarchisation. C’est simplement montrer que l’on peut recourir à des tournures, à des ressources lexicales de différentes provenances et qui sont, pour autant, toutes légitimes. (Grin, 2022)
1. Nommer les inégalités sociolinguistiques : passage en revue des concepts
Afin d’analyser la place occupée par le DDF dans les mécanismes de domination linguistique, il convient d’adopter en premier lieu une approche théorique. Dans ce cadre, les disciplines de la linguistique et de la sociolinguistique apparaissent être pertinentes. Selon Véron et Candea, l’un des principes directeurs de la linguistique est d’identifier « les tensions entre les groupes sociaux, les rapports de pouvoir qui se manifestent dans le clivage des pratiques linguistiques, les stratégies des équipes des dictionnaires et des commissions officielles. » (2019, p. 40) En se fondant sur leur lecture, il est opportun de vérifier si le DDF a élaboré une tactique pour aplanir les rapports de forces linguistiques. La distinction entre
l’espace francophone du Nord et du Sud – évoquée dans la Première partie – témoigne des altérités et rapports de force parcourant le monde francophone.
Deux concepts fondamentaux sur lesquels s’appuyer sont ceux de « marché linguistique » et de « violence symbolique ». Cette dernière est apparue avec l’ouvrage La reproduction (1971), co-écrit par Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron. Elle désigne l’opposition par le langage des dominants et des dominés, sur base de leurs positions sociales. Elle consiste en une forme de violence immatérielle et indicible, par laquelle on impose à une population dite dominée, un mode de pensée présenté comme légitime.
La violence symbolique est véhiculée par l’intermédiaire des structures sociales, des médias, de l’éducation et des normes érigées au sein d’une société, de telle sorte que les individus dominés n’ont pas conscience de la structure en place, qu’ils considèrent comme un ordre qui va de soi et qu’on ne peut, de fait, ni questionner, ni contester.
Ignorant ses mécanismes, la population dominée offre un soutien implicite au modèle hégémonique, condition sine qua non de son maintien. On retient de cette grille de lecture qu’une scission s’effectue entre le groupe dominant, qui impose sa norme, et le groupe dominé, qui y est subordonné. Laélia Véron et Maria Candea ont revisité la thèse de l’effet social du langage pour rappeler les rapports de force symboliques s’instaurant lors d’un échange linguistique (2019, p.
88). Elles ont invoqué l’impossible neutralité du langage, véritable instigateur des rapports inégalitaires entre locuteurs francophones. En ce sens, la langue française se fait « reflet de nos représentations sociales » (Idem). Klinkenberg fait également de ses travaux le relai de la vision bourdieusienne, selon laquelle parler de la langue permet de toucher « aux règles sociales en vigueur, règles de distribution du pouvoir d’autant plus impérieuses et intériorisées qu’elles ne sont pas écrites » (2007).
Quant à la notion de « marché linguistique », elle est également conçue par Pierre Bourdieu dans Ce que parler veut dire (1982). Dans son intention d’analyser les structures sociales, il emprunte au champ économique la notion de marché. L’analogie établie entre l’économie et le langage sert à démontrer qu’une interaction verbale n’est pas neutre, et que chaque discours renferme un capital social, plus ou moins important.
Trimaille et Vernet le rejoignent et expriment que « tout ce qui se dit véhicule des données relativement précises quant au poids socio-économique des locuteurs » (2021). Ainsi, le marché linguistique qualifie les relations de pouvoir qui se dévoilent pendant une interaction linguistique au sein d’un milieu socio-politique donné. Lors d’une communication, le locuteur manifeste, dans sa manière de s’exprimer, la classe sociale à laquelle il appartient.
Un rapport de force naît, révélant quel locuteur est économiquement et socialement dominant. Si chaque discours est le fruit de conditions sociales particulières, les rapports de force linguistiques agissent comme des thermomètres des rapports de force
sociaux. Par conséquent, la mise en lumière d’une variété langagière faible socialement contribue à la perpétuation des inégalités sociales. Le marché linguistique peut donc se définir comme « la valeur d’un parler dans une situation d’échange langagier » (Véron et Candea, 2019, p. 230). Les deux autrices distinguent les « marchés libres, où la valeur des parlers sera peu régulée » des « marchés tendus, régis par des normes institutionnelles » (Idem).
Un autre concept sociolinguistique éminemment considéré est celui de « diglossie ». La notion a été établie par le linguiste américain Charles Ferguson en 1959. Empruntée au terme grec signifiant « bilinguisme », elle désigne la cohabitation verticale, au sein d’une même communauté, entre une variété linguistique dite « haute » et une variété linguistique dite « basse », génétiquement parentes ou non. À titre d’exemple, l’opposition entre l’arabe littéral et dialectal peut être avancée. Tandis que la première connote un certain prestige, l’autre couvre un usage plus prosaïque, ce qui amène à classifier les locuteurs dont le poids du capital linguistique sera plus ou moins fort selon la variété parlée. (Tabouret-Keller, 2006) La cohabitation entre les deux langues est ainsi inégalitaire. Chacune n’a ni le même statut, ni le même prestige, ni la même fonction – économique notamment – , bien qu’étant parlées sur un même territoire. La notion pourrait être appliquée au monde francophone, théâtre de rapports diglossiques entre ses différents pays.
Il est également possible de se saisir de la notion d’« insécurité linguistique », comme l’ont fait Francard, Geron and Wilmet (1993) lorsqu’ils parlent des communautés périphériques. L’insécurité linguistique a été développée par le sociolinguiste américain William Labov en 1966, dans le cadre d’une étude portant sur la stratification sociale de la langue anglaise à New York. Darbelnet (1970, dans Messaoudi, 2020), Calvet (1993, dans Messaoudi, 2020),
Ledegen (2000, dans Messaoudi, 2020) et Blanchet et al. (2014, dans Messaoudi, 2020) s’accordent à la définir comme la conscientisation par le locuteur de l’écart existant entre une variété qu’il considère comme légitime et son sociolecte. Son discours, perçu comme étant illégitime et fautif, fait croître son manque de confiance et son embarras (Bourdieu, 1982).
Source de stigmatisation, mépris, moquerie, il peut engendrer un mutisme chez le locuteur (Blanchet, Clerc Conan, 2018, dans Messaoudi, 2020). Calvet scinde l’insécurité linguistique en trois catégories : l’insécurité statutaire, identitaire et formelle (1999). La première est relative au statut accordé à une variété de langue (patois, dialecte, régionalisme, etc.). La deuxième concerne la variété en usage dans la communauté linguistique où le locuteur vit ou qu’il souhaite intégrer.
La troisième se rapporte aux variétés à mobiliser selon le contexte social. L’insécurité linguistique s’imbrique dans la structure sociale en vigueur : c’est le sentiment d’appartenir à un groupe social dominé qui fait naître un état d’insécurité
linguistique (Francard, 1997, dans Messaoudi, 2020). Cette dimension côtoie également un facteur géographique : « […] on peut s’attendre à ce que, dans un champ centralisé, l’insécurité linguistique frappe les communautés périphériques » (Klinkenberg, 2007). En résumé, une prise de parole, lorsqu’elle se distance de la norme en vigueur, pâtit d’une dévalorisation. Ernoult (2021) et Nadeau (2021) estiment qu’une des missions du DDF serait de légitimer les usages locaux pour réduire l’insécurité linguistique. Une des conséquences de l’insécurité linguistique est « l’hypercorrection ». Selon le dictionnaire en ligne Le Robert,
« l’hypercorrection » désigne le fait de produire des formes linguistiques erronées dans un souci de faire valoir sa maîtrise de la norme standard de français. L’erreur réside dans la tentative d’utiliser une forme excessivement correcte. Calvet précise que le locuteur « […] tombe dans l’erreur par souci de se conformer aux règles du bon usage énoncées notamment par les grammairiens, les académies, etc., mais dont il n’a pas une maîtrise suffisante. » (1993, dans Messaoudi, 2020) Ces usages fautifs sont majoritairement produits lorsqu’un locuteur essaie de pallier l’insécurité linguistique dont il est victime. Pierre Bourdieu définit l’hypercorrection comme le « phénomène caractéristique du parler petit-bourgeois » (1982).
Enfin, les notions de « glottophobie » et d’ « hégémonie » ont été empruntées pour construire notre grille de lecture. La « glottophobie » est une notion introduite par le sociolinguiste français Philippe Blanchet dans son ouvrage Discriminations : combattre la glottophobie (2017). Elle désigne toute discrimination – mépris, rejet, haine, exclusion – exercée en raison de l’utilisation de formes linguistiques considérées comme inférieures ou incorrectes.
Cela peut concerner un accent s’éloignant de la norme standard, l’utilisation d’un lexique propre à une variété de français, etc. Il s’agit de refuser qu’un locuteur s’approprie la langue qu’il a en usage, sous prétexte que seule la norme véhiculée par des discours prescriptifs est acceptable. Le rejet qu’un locuteur subit en raison de sa manière de s’exprimer peut engendrer chez lui une infériorisation de ses compétences linguistiques, cause première de l’insécurité linguistique.
La glottophobie est permise par l’instauration d’une « hégémonie ». Pour Blanchet, l’« hégémonie » se décrit comme
[La mise en place d’] une domination d’une partie de la population sur l’ensemble de la population en inculquant à l’ensemble de la population – notamment via le système scolaire, les discours médiatiques et politiques – l’idée que cet ordre social là est le seul ordre possible, et donc que finalement, y’a pas d’alternative à ça, que c’est normal que ce soit comme ça, de telle sorte que même les dominés acceptent leur domination et y coopèrent. (2022, p. 106)
Les notions de « marché linguistique », « violence symbolique », « diglossie», « insécurité linguistique », « hypercorrection » et « glottophobie» sont donc complémentaires pour lever le
voile sur la position hégémonique du français de référence vis-à-vis des autres variations de la langue. Nadeau l’affirme, le français de Belgique est « souvent représenté comme un sous-français, comme une variante dégradée du français » (2021). Notre posture est donc que
« Toute interaction linguistique porte les traces de la position sociale des personnes impliquées et de la structure sociale dans laquelle elles s’inscrivent. » (Candea et Véron, 2019, p. 90) Une doctrine également défendue par Calvet :
[…] les formes linguistiques utilisées situent le locuteur : nous reconnaissons nos semblables à ce qu’ils parlent comme nous, nous rejetons ceux dont le grégaire est trop différent du nôtre. De la même façon en effet qu’un Anglais qui, à la manière cockney, ne saurait pas aspirer les H, un Français doté d’un accent trop évidemment provincial ne pourrait pas faire carrière dans « le monde ». Tous deux vont alors s’appliquer, pour se garantir une possibilité d’ascension sociale, à perdre leur accent, à se conformer à une norme centrale prétendue véhiculaire alors qu’elle n’est que le grégaire du pouvoir. (1999, p. 93)