La compétence universelle et immunité sont au cœur des défis juridiques rencontrés par la Cour pénale internationale dans le mandat d’arrêt contre Omar El Béchir. Cet article analyse les tensions entre le droit régional africain et les principes universels de justice pénale.
B.- La compétence universelle et la question du statut de chef d’Etat d’Omar El BECHIR
La Cour kenyane est partie de l’obsevation selon laquelle, ̏ under the principle of universality, any State is empowered to bring to trial persons accused of international crimes regardless of the place of the commission of the crime, or the nationality of the offender [and the official capacity of the defender] ̋1. De ce constat, il ressort que celle-ci peut exercer une compétence universelle à l’égard des crimes graves de droit international et ce, quel que soit le lieu où ils ont été commis et surtout, quelle que soit la qualité officielle du défendeur.
Ainsi, la Cour kenyane a invoqué deux textes pour justifier la non prise en considération des immunités d’Omar El BECHIR et la possibilité de connaître des faits qui lui sont reprochés. Il s’agit du Statut de Rome et de l’ICA. En effet, la Cour kenyane a reconnu que ̏ the International Crimes Act, 2008 like the Rome Statute, does not recognize immunity on the basis of official capacity ̋ 2.
Pour justifier la possibilité pour les chefs d’Etat d’être soumis à la compétence universelle des juridictions nationales étrangères, la Cour kenyane cite maladroitement la jurisprudence de la Chambre des Lords britanniques dans l’affaire Pinochet3. En effet, la Cour kenyane a essayé de faire une transposition de la situation de Pinochet sur celle d’Omar El BECHIR, qui ne sont pourtant pas similaires d’un double point de vue. D’abord, au moment où Pinochet faisait l’objet de poursuites devant certaines juridictions nationales européennes (Espagne, France, Italie, etc.), il n’était plus en fonction.
Ensuite, ces juridictions agissaient au titre de la compétence personnelle passive (certaines victimes des crimes de Pinochet étaient des ressortissants de certains Etats européens comme la France, l’Espagne, etc.). Or, en l’espèce, Omar El BECHIR est un chef d’Etat encore en fonction. Il est également admis que les victimes des faits qui lui sont reprochés sont de nationalité soudanaise et non kenyane, même si des kenyans vivent au Soudan.
Le fait pour la Cour kenyane de rappeler le cas d’Augusto PINOCHET devant la justice britannique, peut laisser croire que les chefs d’Etat en fonction et les anciens chefs d’Etat ont le même statut4 et peuvent être soumis à des poursuites devant n’importe quelle juridiction nationale étrangère en cas d’atteintes graves aux droits de l’homme5. Or, ce faisant, la Cour kenyane opère un amalgame entre, d’une part, un chef d’Etat en exercice qui bénéficie des immunités solides en droit international et un statut particulier et, d’autre part, un ancien chef d’Etat, qui n’en jouit plus et dont les faits répréhensibles peuvent être soumis à la compétence universelle des juridictions nationales étrangères6.
Une telle position ne peut aussi être admise, dans la mesure où la Cour kenyane a oublié que le principe de la compétence universelle a comme principale limite, la qualité de chef d’Etat en exercice, à laquelle se greffent des immunités qui le mettent à l’abri des poursuites devant les tribunaux des autres Etats7.
C’est donc à tort que la Cour kenyane revendique une quelconque compétence universelle sur les faits qui sont reprochés au chef de l’Etat soudanais. Même si, une partie de l’opinion considère que lorsqu’un chef d’Etat est soupçonné de crimes graves de droit international, il ne bénéficie plus d’immunités8 et peut être soumis à n’importe quelle juridiction tant nationale qu’internationale conformément au principe de la compétence universelle. Ce point de vue que semble partager la Cour kenyane ne peut prospérer. Car, si Omar El BECHIR doit faire l’objet de poursuites devant une juridiction nationale étrangère, il appartient aux autorités soudanaises de lever d’abord son immunité. Cette condition a d’ailleurs été posée par la CIJ dans l’affaire du Mandat d’arrêt du 11 avril 2000 qui a opposé la RDC à la Belgique.
En effet, cette Cour mondiale a assené que les hauts responsables d’Etat en fonction « ne bénéficient plus de l’immunité de juridiction à l’étranger si l’Etat qu’ils représentent ou ont représenté décide de lever cette immunité »9. D’autant que, si une telle exigence est admise et pratiquée pour les anciens chefs d’Etat, qu’en est-il a fortiori pour les chefs d’Etat encore en fonction ?10
De ce qui précède, l’on a constaté qu’il est difficile que la Cour kenyane exerce la compétence universelle aux faits reprochés à Omar El BECHIR alors qu’il est encore en fonction. La Cour kenyane semble avoir aussi minimisé les problèmes techniques que pose l’exercice de la compétence universelle qu’il convient à présent d’analyser.
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1 Voir International Commission of Jurists v. Attorney General and Minister of State for Provincial Administration and Internal Security, op. cit. (note n° 2), p. 13. Voir les articles 27 du Statut de Rome et de l’ICA, qui excluent toute possibilité pour un défendeur d’invoquer sa qualité officielle. ↑
2 Ibid., p. 8. Voir aussi Ghislaine DOUCET, « La responsabilité pénale des dirigeants en exercice », Actualité et Droit International, janvier 2001, http://www.ridi.org/adi200101a2.htm (consultée le 21 mars 2013). ↑
3 La Chambre des Lords britanniques avait pourtant jugé que, si Pinochet était encore en fonction au moment où il était poursuivi, il aurait bénéficié certainement des immunités et les Lords britanniques ne se seraient jamais prononcés sur la demande de son extradition émise par la justice espagnole. Voir à ce sujet Isabelle FICHET / David BOYLE, « Le jugement de la Chambre des Lords dans l’affaire Pinochet. Un commentaire », Actualité et Droit International, décembre 1998, http://www.ridi.org/adi199812a1.html (consultée le 24 mars 2013) ; voir aussi Anne MUXART, « Immunité de l’ex-chef d’Etat et compétence universelle : quelques réflexions à propos de l’affaire PINOCHET », op. cit. (note n° 461). ↑
4 François RUBIO note pourtant que, « nul ne conteste la légitimité d’un tel statut [celui du chef d’Etat en exercice] du fait de la nature de la fonction exercée par un citoyen qui a cessé d’être un citoyen ordinaire ». Voir de cet auteur, « Chef de l’Etat, immunités et privilèges judiciaires : la peau de chagrin. Un chef d’Etat bénéficie-t-il d’un statut particulier devant la justice ? », in : SOS Attentats / Ghislaine DOUCET (dir), Terrorisme, victimes et responsabilité pénale internationale, op. cit. (note n° 302), pp. 293 – 306 (spéc. p. 293). Sur le statut de l’ancien chef d’Etat, voir Emmanuel DECAUX, « Le chef d’Etat déchu », AFDI, vol. 26, 1980, pp. 101 – 139 ; voir aussi Sophie PAPILLON, « Has the UN Security Council implicitly removed Al Bashir’s immunity », op. cit. (note n° 120), p. 275. Cette dernière relève en effet que l’immunité personnelle ne s’applique qu’au chef d’Etat en fonction. ↑
5 L’on rappellera ici la jurisprudence de la Cour de cassation française dans l’affaire KADHAFI. Dans cette espèce, la Haute juridiction française en matière civile et pénale s’est fondée sur la coutume internationale pour conclure à l’impossibilité pour les chefs d’Etat en exercice d’être soumis à des actions pénales devant les juridictions nationales étrangères. Voir Cour de cassation française, Chambre criminelle, arrêt n° 1414 du 13 mars 2001, op. cit. (note n° 58). La CIJ a énoncé les limites de la compétence universelle (même si elle ne s’est pas prononcée expressément sur la question), en posant les conditions dans lesquelles un ministre des affaires étrangères peut faire l’objet de poursuites devant une juridiction nationale étrangère. Voir CIJ, Affaire du mandat d’arrêt du 11 avril 2000, op. cit. (note n° 17), §61. ↑
6 Le cas d’Hissène Habré devant les CAE offrait un bel exemple à la Cour kenyane. En effet, Hissène Habré est accusé d’avoir commis des crimes de torture et des crimes contre l’humanité au moment où il dirigeait le Tchad entre le 7 juin 1982 et le 1er décembre 1990. Après avoir été chassé du pouvoir par les troupes de l’actuel Président, Idriss DEBY ITNO, il a finalement trouvé refuge au Sénégal, après un bref séjour au Cameroun. Il faut rappeler que, le Sénégal le juge, non pas parce qu’il y a commis les crimes qui lui sont reprochés, ni même parce que ses victimes sont de nationalité sénégalaise, mais parce qu’il y réside. Et selon la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, adoptée et ouverte à la signature, à la ratification et à l’adhésion le 10 décembre 1984 et entrée en vigueur le 26 juin 1987 que le Sénégal a ratifiée le 21 août 1986 et conformément au paragraphe 1 de l’article 7 de cette Convention, « [l]’Etat partie sur le territoire sous la juridiction duquel l’auteur présumé d’une infraction visée à l’article 4 est découvert, s’il n’extrade pas ce dernier, soumet l’affaire, dans les cas visés à l’article 5, à ses autorités compétentes pour l’exercice de l’action pénale ». Le Sénégal l’ayant donc découvert sur son territoire et étant donné qu’il n’était plus en fonction, il avait donc l’obligation juridique de le juger ou de l’extrader (obligation aut dedere aut judicare). Pour une analyse de l’affaire Hissène Habré au Sénégal, voir Etienne KENTSA, L’ordonnance de la C.I.J. en l’affaire relative à des questions concernant l’obligation de poursuivre ou d’extrader (Belgique c. Sénégal), demande en indication des mesures conservatoires, op. cit. (note n° 84). ↑
7 Il est difficile, si ce n’est impossible d’appliquer le principe de la compétence universelle sur les faits reprochés à un chef d’Etat encore en fonction. Les multiples tentatives pour le faire se sont révélées infructueuses. Samuel DIMUENE PAKU DIASOLWA relève avec beaucoup d’humour et d’ironie que, « la justice belge [a] condamné aisément des commerçants ou [des] religieux rwandais mais [a] rencontré des difficultés pour poursuivre les dignitaires impliqués dans le même génocide ». Voir de cet auteur, L’exercice de la compétence universelle en droit pénal international comme alternative aux limites inhérentes dans le système de la Cour pénale internationale, op. cit. (note n° 440), p. 75. Les immunités constituent un frein aux actions judiciaires initiées à l’étranger contre les chefs d’Etat en exercice. Voir à ce titre Télesphore ONDO, « Réflexions sur la responsabilité pénale internationale du Chef de l’Etat africain », op. cit. (note n° 15), p. 198. Voir aussi James MOUANGUE KOBILA, « L’Afrique et les juridictions internationales pénales », op. cit. (note n° 67), pp. 20 – 23. ↑
8 Pro : Andrea BIANCHI observe au sujet de l’ineffectivité des immunités des chefs d’Etat en cas de crimes graves de droit international que, ̏ the very notion of crimes of international law is inconsistent with the application of jurisdictional immunities and domestic doctrines of judicial abstention, particularly as regards crimes which by their very nature either presupose or require such action. If immunity were granted to state officials or courts refused to adjucate cases on the merits, prosecution of such crimes would be impossible and the overall effectiveness of international law irremediably undermined ̋. Voir de cet auteur, ↑
9 CIJ, Affaire du mandat d’arrêt du 11 avril 2000, op. cit., §61. ↑
10 Voir Samuel DIMUENE PAKU DIASOLWA, L’exercice de la compétence universelle en droit pénal international comme alternative aux limites inhérentes dans le système de la Cour pénale internationale, op. cit. (note n° 440), p. 78. Pour refuser la compétence de la CPI à l’égard des citoyens américains, les Etats-Unis d’Amérique ont invoqué la souveraineté de leur Etat en matière de lutte contre les violations graves de droit international. Ils n’ont pas voulu voir leurs citoyens jugés par une juridiction étrangère ou remis à celle-ci par un autre Etat. Il est certain que d’autres raisons justifient leur refus de ratifier le Statut de Rome. Voir Adrien TOMARCHIO, Les Etats-Unis et la Cour pénale internationale : les fondements d’un refus, Mémoire de fin d’études, Institut d’Etudes Politiques de Lyon, Université Lumière Lyon II, 2003, 95 pp. (spéc. pp. 30 et 37ss). Voir aussi Julian FERNANDEZ, La politique juridique extérieure des Etats-Unis à l’égard de la Cour pénale internationale, op. cit. (note n° 497). ↑