Les critiques adressées à la notion de société créée de fait

§2) Les critiques adressées à la notion de société créée de fait
285. – Les critiques adressées à la notion de société créée de fait tiennent aux difficultés suscités par son intégration au sein des classifications traditionnelles.
En effet, force est ici de constater qu’il est impossible de recourir au contrat de société pour expliquer ce mécanisme (A).
De même, si en réaction, certains auteurs ont tenté de l’intégrer au sein de la catégorie quasi-contractuelle, il nous faudra montrer que cette proposition ne saurait perdurer en l’état actuel des choses (B).

A) L’impossible recours au contrat de société

286. – Par principe, on enseigne traditionnellement en droit français, que tout contrat trouve à sa base un accord de volontés. On ajoute ensuite que cette volonté ne saurait être conçue que comme la volonté psychologique des parties à l’acte. Or, on voit ici poindre la critique s’agissant de la société créée de fait.
En effet, nous avons montré qu’à son propos, la volonté réelle de ceux qui revêtiront la qualité d’associé, ne pouvait être tendue vers la création d’une société (V. supra n°121 et s.).
Néanmoins, nous n’avons pas souhaité alors franchir le pas de la disqualification de la société créée de fait de la catégorie des actes juridiques, pour l’insérer au sein de celle des faits juridiques, car il nous semble que deux conséquences opposées peuvent découler de cette situation.
287. – On peut d’abord considérer qu’eu égard à l’analyse traditionnelle, l’élément volontaire du contrat fait défaut. On ne saurait alors admettre que la société créée de fait puisse se voir appliquer une telle qualification, et il conviendrait donc de la requalifier en fait juridique. Il s’agit là de l’opinion de nombreux auteurs255.
Mais on pourrait également inverser ce schéma, tout en partant de la même base, en remarquant que malgré le fait que la volonté psychologique des prétendus associés ne soit pas en adéquation avec cette conséquence, c’est néanmoins la qualification d’acte juridique que le Droit lui applique. Il en résulterait que le Droit ne saurait alors s’attacher à la volonté psychologique de ses sujets.
288. – La conception contractuelle ne pourrait donc être maintenue, s’agissant de la société créée de fait, qu’au prix d’une évolution de la notion de volonté. Or, c’est à une telle évolution qu’invite Monsieur Jacques256, suivant en cela les pas de Georges Rouhette257, après avoir constaté une multitude d’autres inadéquations avec le principe selon lequel le Droit s’attacherait à la volonté réelle des parties à l’acte258.
Et l’auteur de proposer une nouvelle définition de la notion : « en ce domaine, la volonté de contracter peut s’entendre de la représentation individuelle d’un intérêt, arbitré (de l’extérieur), par le droit. »259 En effet, Monsieur Jacques estime que « si le droit des contrats ne s’occupe pas de cette volonté psychologique, « fugitive et inconnaissable », il connaît en revanche des « intérêts de ses sujets ».
Cet intérêt s’entend d’un « avantage pécuniaire ou moral, ou d’une « utilité », ou, plus juridiquement, [d’une] amélioration de la condition juridique ». Plus avant, la détermination de cet intérêt constitue une question « de politique législative », qui peut être résolue « en des sens divers, sans toucher la notion même d’intérêt ». » 260
289. – La question se pose alors de savoir si à la lumière de cette nouvelle conception, la société créée de fait serait de nature à conserver sa qualification d’acte juridique, étant entendu qu’en cas de réponse négative, plus rien ne nous semblerait s’opposer à sa requalification.
Or, à la base de ce nouveau critère, est placée la notion d’intérêt exprimé par les parties en présence. Ainsi que nous l’avons déjà exposé, l’analyse objective du comportement des parties, dans le cadre de la situation qui donnera lieu à la reconnaissance d’une société créée de fait, montre que l’intérêt que chacune poursuit, est la recherche d’un bénéfice à travers la mise en œuvre de l’activité commune aux différents protagonistes.
La particularité de cet intérêt est donc qu’il est partagé à l’identique par tous les acteurs en présence, ce qui conduit à le rapprocher de l’intérêt social, tel que naissant du contrat de société (V. supra n°226 et s.). Pour autant, cela est-il suffisant pour admettre l’existence d’un tel contrat ?
290. – Il nous faut ici ajouter que pour se déterminer en ce sens, encore faut-il tenir compte de l’arbitrage qui sera fait de cet intérêt par le Droit. En effet, si l’arbitrage en est extérieur à l’individu, on est dès lors conduit à estimer que le Droit lui-même, après que l’individu ait exprimé un intérêt, détermine in fine la substance de cette volonté.
Par suite, il déterminera également si celle-ci sera le support d’un acte juridique, ou ne sera que la dimension d’un évènement, seul pris en compte au titre des faits juridiques. Or, l’observation du droit positif montre que c’est dans le sens de l’admission du contrat de société que se fait l’arbitrage actuel, si tant est que les caractères en soient réunis, ce que par hypothèse on admet.
291. – Pour autant, est-ce adapté ? En effet, derrière cet arbitrage, et la considération de l’intérêt animant les parties, il y a l’idée d’une appréciation non figée, et donc susceptible d’évolutions, ce que la considération de la volonté psychologique des individus ne permet pas d’admettre. Il est donc envisageable de faire varier l’arbitrage, et les conséquences auxquelles il conduira. Or, il semble qu’à la base de celui-ci, il y ait la considération propre à identifier si cet intérêt serait mieux servi par un contrat, ou par un fait juridique.
En d’autres termes, le Droit déterminerait l’arbitrage en fonction des effets qu’il souhaiterait voir produits. Il s’agit d’un mouvement que certains auteurs ont déjà mis en lumière, à travers le constat de ce que dans certaines situations, « la volonté de s’obliger chez les parties [ici entendue au sens psychologique] […] fait défaut, ce qui devrait conduire logiquement à les exclure de la catégorie des actes juridiques.
Mais la qualification de fait juridique, a priori uniquement concevable, se révèle inadaptée pour faire produire à ces situations les effets recherchés et seul le recours à la qualification d’acte juridique, en raison des obligations qui peuvent en découler, permet de parvenir à ce résultat. »261
292. – Est-ce le cas s’agissant de la société créée de fait ? Le résultat recherché dans ce cadre trouvant comme support l’intérêt commun des parties dont il constitue le prolongement, semblerait être celui du partage du résultat issu de l’exploitation. Or, l’arbitrage du Droit dans le sens du contrat de société ne serait alors justifié que dès lors qu’il permettrait pleinement d’atteindre cet objectif.
Ainsi, le recours au contrat de société paraît s’éclairer, en ce qu’à travers lui se dessine la possibilité de bénéficier de la procédure de liquidation qui y est afférente, ce qui permettrait également d’expliquer le fait que cette société n’accède à la vie juridique que pour disparaître.
293. – Néanmoins, ainsi que nous l’avons déjà esquissé, (V. supra n°235 et s.), cette présentation peut souffrir de critiques. En effet, il a été montré par un auteur262, que l’application de cette procédure était incompatible avec la situation de société créée de fait, et ne pouvait intervenir qu’au prix de substantielles dérogations. A ce titre, Madame Vacrate note en premier lieu qu’il est impossible de trouver un fondement juridique à la liquidation de la société créée de fait263.
Elle rattache cela au fait que cette société « est insusceptible d’obéir à un processus de formation et à des modalités de fonctionnement puisqu’elle ne fait l’objet d’aucun régime juridique. Dès lors, l’édiction de conditions de validité et de fonctionnement assortie de sanction est incompatible avec l’idée même de société créée de fait. »264
294. – A cela elle ajoute que « la procédure de liquidation des sociétés créées de fait est encore une fois marquée par la marginalité et l’isolement par rapport à la norme légale. L’absence de personnalité morale engendre ainsi, un remplacement des différentes étapes de liquidation par un simple règlement des comptes entre les associés.
Au vrai, il nous semble que le terme « liquidation » soit inapproprié, et ne puisse être appliqué aux sociétés créées de fait car il renvoie forcément au droit commun. Or, le dispositif légal nous est apparu étranger aux sociétés créées de fait tant au niveau du fondement juridique de leur disparition, que des modalités techniques de leur anéantissement. »265
295. – Dès lors, nous sommes forcés de constater que le contrat de société n’est pas apte à assumer l’objectif que le droit positif lui impose à travers l’accueil de la situation de société créée de fait. L’intérêt exprimé par les parties ne peut donc pas être servi par son biais, et par voie de conséquence, l’arbitrage du Droit ne devrait pas se faire en sa faveur.
Ainsi, au terme de notre démarche, nous aboutissons au constat selon lequel ni la volonté réelle des protagonistes à la relation, ni leur volonté juridique, si tant est qu’on admette qu’elles puissent être distinctes, ne sont tendues vers l’effet de droit qui leur est appliqué : la création d’une société. Il y a donc une incompatibilité de cette situation avec la logique de l’acte juridique.
Dès lors, il nous faut plaider en faveur de la disqualification de la société créée de fait de cette catégorie, pour la faire entrer dans celle des faits juridiques, dont elle épouse davantage les traits. Prenant acte de ce constat, certains auteurs ont alors suggéré de faire entrer ce mécanisme au sein de la catégorie des quasi-contrats. Mais force est de constater que cette tentative ne saurait perdurer en l’état actuel des choses.

B) L’impossible assimilation à la notion traditionnelle de quasi-contrat

296. – Certains auteurs œuvrant pour l’insertion de la société créée de fait au sein de la catégorie des faits juridiques, ont pu manifester le souhait de voir ce mécanisme inclus au sein de la catégorie quasi-contractuelle.
Ainsi, l’un d’eux a pu estimer qu’au sein de la situation de société créée de fait, « s’il n’y a pas contrat, on feint de ne pas s’en apercevoir. Au nom de l’équité on maltraite les notions et l’on qualifie de société ce qui n’en est pas.
Ce manque d’égards pour le contrat de société est d’autant plus regrettable qu’il est inutile. L’équité, qui conduit à solliciter la théorie des sociétés créées de fait pourrait en effet fort bien trouver son compte si l’on avait recours à d’autres mécanismes juridiques et en particulier aux quasi-contrats. »266 Et l’auteur d’ajouter : « cette bizarrerie qu’est la société créée de fait, société d’associés qui s’ignorent, cesserait d’émarger à la catégorie des sociétés pour devenir un quasi-contrat, une quasi-société précisément. »267
297. – Néanmoins, il ne nous semble pas que cette intégration puisse jouer en l’état actuel des choses. En effet, l’extension de l’analyse que nous avons développée s’agissant de la gestion d’affaires, à l’échelle de la notion de quasi contrat, dément une telle possibilité.
298. – Ainsi, nous avons eu l’occasion de montrer que la situation de gestion d’affaires reposait sur le constat de l’appauvrissement du gérant consécutivement à l’exercice de sa gestion, nécessitant alors une réaction commutative du Droit, dans le but de lui permettre d’obtenir de la part du maître la compensation de la perte ainsi subie (V. supra n°242 et s.). Or, il semble que ce schéma puisse être étendu à l’ensemble des quasi-contrats, si on raisonne cette fois au niveau de la notion.
299. – Cette dynamique repose toutefois sur la réserve de mise à l’écart préalable du quasi-contrat spécifique de loteries publicitaires, qui met en œuvre une logique autre, dont nous avons exposé les raisons nous conduisant à ne pas en tenir compte en tant que telle (V. supra n°274 et s.).
Mais, si on s’en tient aux cas classiques, on note alors que la même démarche sera à l’œuvre, en ce que chacun des quasi-contrats s’inscrivant au sein de la notion reposera sur le constat d’un appauvrissement spontanément consenti et sans cause au bénéfice d’autrui, nécessitant une intervention du Droit ayant pour objet et pour effet d’en opérer la compensation.
D’où, chacun des quasi-contrats traditionnels a pour conséquence d’instaurer une commutation, un transfert de valeurs destiné à faire disparaître l’appauvrissement ainsi subi du fait de l’absence de cause le justifiant268.
300. – Or, il n’y a rien de tel s’agissant de la société créée de fait, en ce que nous avons montré que si l’intervention du Droit en l’occurrence avait pour effet de compenser un appauvrissement spontanément consenti et sans cause, ce n’était pas son objet, qui consistait dans la répartition de valeurs communes. En d’autres termes, nous avons mis en valeur le fait que la société créée de fait avait vocation à réaliser une distribution (V. supra n°223 et s.).
301. – Ce faisant, nous avons touché les limites de la démarche de convergence nous animant ici, à travers la mise en lumière de la part irréductible d’opposition entre la gestion d’affaires et la société créée de fait. Ainsi, elle fait obstacle à l’intégration de la société créée de fait au sein de la catégorie quasi-contractuelle actuelle, en ce qu’on ne saurait intégrer un mécanisme distributif au sein d’un ensemble articulé autour de commutations.
Mais, nous avons déclaré à ce sujet que cette opposition était toute relative, et en réalité, davantage formelle que réelle, en ce sens qu’elle repose sur une divergence de situation (V. supra n°222 et s.). Ainsi, elle ne permet pas de dénier l’apport en termes de cohérence, qui interviendrait par l’unification de la gestion d’affaires et de la société créée de fait.
Lire le mémoire complet ==> (Gestion d’affaires et société créée de fait, essai de convergence à propos d’un antagonisme)
Mémoire de fin d’études – Master 2 Contrat et Responsabilité
Université de Savoie Annecy-Chambéry

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