La société créée de fait, un acte juridique imparfait

Une opposition à relativiser – Chapitre second :
101. – Si la présentation classique, ainsi que nous l’avons exposée, semble nettement marquer l’opposition entre gestion d’affaires et société créée de fait, encore faudrait-il nous assurer que cette opposition formelle soit bien le reflet de l’opposition au fond de ces deux institutions.
Or, la déconstruction de ces deux mécanismes appelle à formuler des réponses nuancées. En effet, la société créée de fait apparaît alors comme un acte juridique imparfait (Section première), alors que la gestion d’affaires prend les traits d’un fait juridique atypique (Section seconde).
Section 1 : La société créée de fait, un acte juridique imparfait
102. – S’attacher à la structure de la société créée de fait, conduit à s’intéresser aux éléments constitutifs qui la caractérisent, donc à la logique du raisonnement du juge, conduisant, dans le cadre d’un litige particulier, à sa reconnaissance.
Or, dans cette hypothèse, le juge révèle l’existence d’un contrat de société au terme d’une démarche inductive (§1). Néanmoins, force est de constater que l’induction à laquelle il est procédé est, en l’espèce, contestable (§2).

§1) La révélation de l’existence d’un contrat de société au terme d’une démarche inductive

103. – A la base de la notion traditionnelle d’acte juridique, on fait figurer la volonté. On ne saurait donc entamer l’étude d’une de ses composantes sans évoquer au préalable le contenu de la volonté en matière juridique. La majorité de la doctrine s’accorde pour y voir le « fait de vouloir ; [un] acte de volition constitutif du consentement nécessaire à la formation de l’acte juridique, qui comprend un élément psychologique (volonté interne) et un élément d’extériorisation (volonté déclarée). »99
La volonté est donc majoritairement considérée comme un phénomène psychologique extériorisé lors de la formation de l’acte, et ainsi, l’office du juge, en une telle matière, serait de s’attacher à la volonté réelle des contractants. Nous nous inscrirons ainsi, pour lors 100 dans ce mouvement, participant des postulats du droit français.

99 Vocabulaire juridique, op. cit v° Volonté, deuxième sens.
100 Pour l’exposé de la conception matérialiste de la volonté en matière contractuelle, V. infra n°288 et s.

104. – Or, au moment où le juge est saisi, il est nécessaire de garder à l’esprit que cette concordance entre les volontés des différents protagonistes fait défaut. En effet, dans le cadre du contentieux de la société créée de fait, le juge est saisi par un demandeur se prétendant partie à un contrat de société avec une autre personne, ou prétendant qu’un tel contrat lie deux ou plusieurs autres protagonistes, ce que les autres acteurs réfutent.
Il lui faut alors s’interroger sur le fait de savoir si la situation de fait qui lui est soumise peut correspondre à l’existence d’un contrat de société, afin de déterminer si l’accord de volonté allégué, au moment où il a à en connaître, n’existe plus, ou n’existe pas, en ce sens qu’il n’est jamais intervenu.
105. – La question se pose alors de savoir comment le juge aurait la possibilité de s’en assurer, étant entendu que la réponse à cette interrogation dans l’abstrait, permettra d’évaluer le bien fondé la démarche actuelle adoptée par les juridictions. Or, de la cohérence ou non de cette dynamique dépendra la qualification de la société créée de fait au sein des sources d’obligations.
106. – Il nous faut souligner au préalable que le désaccord, ou à tout le moins la contestation intervenant entre les parties au procès quant à l’existence d’un contrat de société n’apparaît pas un obstacle sérieux à sa reconnaissance. En effet, d’après l’article 4 du Code civil, le juge se voit imposer de trancher le litige, et pour cela, l’article 12 du Code de procédure civile lui confère la maitrise de la qualification.
Néanmoins, encore devra-t-il motiver convenablement sa décision confirmant ou infirmant l’existence d’un contrat. Or, pour cela, la seule base de raisonnement qui apparaît envisageable pour lui, semble être le comportement des intéressés, qui doit révéler l’opération matérielle réalisée par le contrat de société (A), ainsi que s’identifier à celui d’associés (B). C’est bien ainsi que le juge opère.

A) Le comportement, reflet de l’opération matérielle du contrat de société

107. – La dimension du contrat conçu comme accord de volontés est celle à laquelle on accorde une place prépondérante en droit français, mais de ce constat on ne doit pas déduire qu’il soit sa seule caractéristique.
En effet, d’après un auteur : « de ce que l’accord de volontés est l’instrument d’opérations socialement utiles il résulte également que ce sont ces opérations elles-mêmes, au moins autant que les volontés instrumentales, qui constituent l’essentiel. Dans cette optique, on examinera l’opération concrète, que tend à réaliser le contrat, autant que les volontés qui déterminent ses conditions. »101
Le juge doit donc avoir égard à la matérialité des faits qui lui sont soumis, pour établir qu’elle correspond à celle présidant à l’existence d’un contrat de société.
108. – Il s’agit donc d’isoler l’opération ayant vocation à être réalisée par un contrat de société, pour déterminer si elle correspond à la réalité factuelle de la situation envisagée. Ainsi, la question se pose de savoir quelle est la traduction objective de l’exécution d’un contrat. Florent Viaud a tenté de cerner la réalité matérielle du contrat102. Au sein de sa démarche conceptuelle, l’auteur note une inadaptation des notions traditionnelles pour saisir cette facette du contrat.
En effet, après avoir écarté les notions de cause et d’objet du contrat, ne permettant que de saisir imparfaitement la réalité envisagée, il opte finalement pour leur agrégat au sein de la notion de fonction économique du contrat103, en précisant ensuite, que concernant le contrat de société, « rien n’interdit d’en identifier la fonction économique à la fois dans les apports des parties et dans la participation aux résultats de l’exploitation »104.
109. – Or, ces éléments sont pris en compte dans le cadre de la démarche du juge. C’est le cas des apports, qui forment l’une des exigences quant à la reconnaissance d’une société créée de fait. Mais celle-ci ne saurait se suffire à elle-même. En effet, ces apports sont forcément corrélés à une activité exercée en commun par plusieurs personnes, dont ils ont vocation à permettre l’exercice.
Ce faisant, on retrouve les trois caractéristiques prises en compte par le juge. Celui-ci doit non seulement déterminer l’existence d’apports, mais également, et au préalable, d’une pluralité de personnes et d’un objet social.
110. – Les choses sont moins évidentes s’agissant de la participation aux résultats de l’exploitation. En effet, le juge doit aussi s’attacher à ce caractère, mais dans la rigueur des principes, uniquement dans sa dimension intentionnelle. Pour autant, cela ne semble pas devoir entraver la logique de l’office du juge en la matière, ceci pour deux raisons principales. La première est liée à la définition même de l’intention, dont on admet qu’elle fasse référence à une « volonté tendue vers un but »105.
Il s’agirait alors ici d’une volonté tendue vers l’objectif de partage effectif des bénéfices ou des pertes issues de l’exploitation. Ainsi, l’intention semble étroitement liée à la réalité matérielle qui en constitue le prolongement. Il ne semble donc pas déraisonnable de considérer que l’admission d’une intention ait ainsi pour conséquence de rendre vraisemblable la survenance d’une réalité matérielle qui constitue ici l’objet du litige.
D’autre part, force est de constater que les juges tendent parfois à s’appuyer sur la réalité matérielle, pour en déduire l’intention à son origine, lorsque cela apparaît envisageable eu égard au cas d’espèce. Cela intervient généralement dans l’hypothèse dans laquelle le résultat positif avait déjà fait l’objet d’un partage entre les prétendus associés, avant qu’un désaccord entre eux n’engendre des difficultés quant à la répartition postérieure d’un bénéfice ou d’une perte, nécessitant alors le recours à la société créée de fait106.
111. – Eu égard à ces considérations, il semble donc que la démarche du juge apparaisse jusqu’à lors, cohérente, en ce que les critères dont il use permettent de saisir la réalité matérielle du contrat de société. Mais, Monsieur Viaud émet ensuite certaines réserves : « La volonté des parties doit, selon nous, rester le moteur de l’acte juridique.
Par conséquent, nous ne croyons pas non plus que la réalisation d’une opération matérielle typique ou d’un comportement spécifique puisse, sans aucune considération pour la volonté réelle des parties, donner lieu à un contrat. »107 Monsieur Ghestin se situe sur la même ligne, en estimant qu’on doit avoir égard à l’opération matérielle « autant [qu’aux] volontés qui déterminent ses conditions. »108
112. – En d’autres termes, ces deux éléments cumulatifs, la volonté et la réalité matérielle, font le contrat, dont l’existence ne peut être établie avec certitude sans que l’un comme l’autre ne soit avéré. On ne peut qu’approuver cette réserve.
En effet, il y aurait selon nous une incohérence à s’inscrire dans la logique de recherche d’une volonté psychologique, comme le postule le droit français, tout en éludant toute dimension subjective dans l’identification du contrat. Il faut ainsi en déduire que la simple opération matérielle du contrat de société ne saurait suffire à caractériser de manière certaine son existence.
Cela conduit donc à admettre que d’autres critères doivent être pris en considération, et la démarche du juge dans la reconnaissance de l’existence d’une société créée de fait semble tenir compte de cet écueil par la prise en compte d’éléments intentionnels.

106 V. notamment Cass. Com 16 juin 1998, Bulletin 1998 IV N° 203 p. 168, n°96-12337, qui a pu décider que « pour retenir l’existence d’une société créée de fait entre MM. Gilbert et Yvan X…, l’arrêt, après avoir constaté l’existence d’apports et de l’affectio societatis, relève qu’ils ont vécu des fruits de l’exploitation commune et incontestablement participé tous deux aux résultats positifs de leur exploitation agricole ; qu’en l’état de ces énonciations et constatations, desquelles il résultait que l’exploitation n’avait pas subi de pertes auxquelles les associés eussent dû contribuer, la cour d’appel a légalement justifié sa décision. »
107 F. Viaud, op. cit n°86.
108 J. Ghestin, Traité de Droit Civil, La formation du contrat, LGDJ, 3e ed 1993, n° 230 ; La notion de contrat, D. 1990 p 147. (Nous soulignons.)

Lire le mémoire complet ==> (Gestion d’affaires et société créée de fait, essai de convergence à propos d’un antagonisme)
Mémoire de fin d’études – Master 2 Contrat et Responsabilité
Université de Savoie Annecy-Chambéry

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