La création d’une société : la conscience et le consentement

§2) Une induction contestable
121. – Par le prisme des critères évoqués, le juge a la possibilité d’effectuer le passage entre une volonté d’accomplir des actes matériels s’inscrivant dans l’ensemble plus global d’une entreprise commune, et une situation de société, à laquelle il attachera les effets de droit correspondants. Mais cela implique t-il réellement que la volonté des personnes en présence soit tendue vers ces effets de droit, la création d’une société ? Il s’agit ici, après avoir évalué la cohérence des critères pris en compte, et démontré qu’elle était réelle, d’évaluer la marge d’incertitudes quant à la survenance d’une rencontre de volontés, dont on peut estimer qu’elle est irréductible. Or, notre analyse nous amènera à constater que l’incertitude doive se muer en impossibilité, faisant vaciller l’édifice dogmatique détaillé auparavant. En effet, si on admet l’existence d’une corrélation entre la conscience et le consentement (A), on sera forcément conduit à en déduire l’inadéquation entre la volonté exprimée et la création d’une société (B).
A) La corrélation de la conscience et du consentement
122. – L’acte juridique en général, et le contrat en particulier, supposent à leur base et comme condition de leur validité un consentement sain des parties à leur origine. Cette exigence est posée en droit commun, par l’article 1108 du Code civil selon lequel « quatre conditions sont essentielles pour la validité d’une convention », l’une d’entre elles étant « le consentement de la partie qui s’oblige ». Le contrat de société ne fait pas exception à cette règle.
123. – Par voie de conséquence, celui-ci doit incarner en son sein l’idée selon laquelle « le contrat étant un accord de volontés, il faut donc autant de consentements qu’il y a de parties à l’acte, et des consentements concordants. Ainsi, le consentement apparaît-il comme l’élément fondamental de tout contrat. Alors que l’absence des autres conditions conduit seulement à vicier le contrat, à défaut de consentement, il y a le néant. »115
124. – Or, l’une des composantes du consentement semble être la conscience, qu’on peut définir comme l’« aptitude à comprendre ce que l’on fait, à être présent en esprit à un acte, [l’] intelligence élémentaire qui entre dans la définition du consentement et à défaut de laquelle est annulable, pour absence de consentement, l’acte accompli par celui qui en était à ce moment privé. »116 A travers cette définition, c’est essentiellement le cas du trouble mental de la partie à l’acte qui est envisagé comme viciant son consentement.
125. – Mais, au-delà, il semble que cette définition de la conscience, dont l’absence invaliderait l’acte, puisse être étendue au cas de l’associé de société créée de fait. En effet, celui-ci, par l’intermédiaire du comportement qu’il adopte, est amené à se retrouver partie à un contrat de société, dont son attitude révèlerait l’existence, alors même qu’il l’ignorerait. Il en résulterait donc que par les actes matériels qu’elle accomplit, cette personne exprimerait une volonté tacite de s’associer malgré le fait qu’elle n’en ait pas connaissance, et quand bien même elle l’aurait refusé ab initio.117
126. – La situation envisagée correspondrait donc clairement à celle d’un défaut de conscience de l’intéressé, qui n’aurait pas la compréhension de la portée de ses actes, au moment ou cette attitude engendrerait pour lui la passation d’un acte juridique dont il ne serait en mesure d’identifier ni l’existence, ni les conséquences qui en découleront en sa personne. En effet, on ne peut être « présent en esprit à un acte » que dès lors qu’on sait que l’on s’y retrouvera partie. La situation semble alors très proche, voire même similaire à celle de la personne atteinte d’un trouble mental, qui pourra ne pas avoir su qu’elle contractait un lien d’obligation, et en tous les cas, ne pas avoir évalué sa portée.
127. – Il en résulte ainsi que s’il y a bien une volonté exprimée par les protagonistes à l’origine des actes matériels qu’ils réalisent, on ne peut l’assimiler à celle de s’associer, en ce que les prétendus associés n’ont pu valablement consentir au pacte social.
B) L’inadéquation entre la volonté exprimée et la création d’une société
128. – Au terme de notre raisonnement, nous sommes forcés de considérer que si la situation donnant naissance à une société créée de fait repose bien sur des actes volontaires des différents protagonistes en présence, leur volonté ne peut pas être tendue vers les effets de droit que le juge leur attache. Les causes en ont déjà été soulignées : l’appréciation biaisée des éléments intentionnels que le juge est censé caractériser, affecte la cohérence de sa démarche.

117 V. à ce propos, Cass. Civ 1ère 9 juin 1971, Bull. civ. 1 n° 192 p 161, n°70-11518, qui décide que « si les intéressés n’ont pas voulu délibérément se placer, pour leurs rapports patrimoniaux dans le cadre juridique d’une société, cette communauté d’intérêts et ce but commun assortis d’apports personnels en espèces et en industrie constituent bien une véritable société de fait. »

129. – Mais, des difficultés surgissent quant aux conséquences devant être tirées de cette situation. Comment décrire alors la société créée de fait ? Si ce n’est pas à une rencontre de volonté recherchant cette conséquence que le juge fait produire des effets de droit, c’est donc plutôt à un évènement qu’il semble s’attacher : une relation entre deux personnes, qu’il identifie comme celle émanant d’une société. Cela rapprocherait ainsi la société créée de fait du fait juridique118.
130. – On pourrait alors estimer que ce soit à une apparence de contrat de société que le juge ait égard. Le mécanisme de l’apparence suppose un décalage entre celle-ci, et la réalité. Il fonctionne donc sur la base de l’illusion. Il s’agira alors de faire « prévaloir le fait sur le droit »119, afin de conforter en Droit la situation de fait inexacte, à laquelle les tiers ont pu légitimement accorder foi. Paradoxalement, le Droit prendra ainsi le parti de mettre la réalité en adéquation avec l’apparence, dès lors que celle-ci a engendré certaines conséquences à l’égard d’autrui.
131. – Or, dans le cadre de la société créée de fait, le juge utilise parfois le vocable d’ « apparence de société », s’agissant de l’exigence probatoire pesant sur les tiers à celle-ci, afin d’en établir l’existence. Or nous avons montré que la situation matérielle donnant lieu à la reconnaissance d’une société créée de fait correspondait bien à celle qui naîtrait d’une société pour un observateur extérieur, quand bien même la réalité serait autre. Mais cette vision ne saurait devoir être adoptée comme fondement général, car le mécanisme de l’apparence a pour seule vocation de protéger les tiers, extérieurs à une relation donnée, sur la matérialité de laquelle ils ont pu se fonder120. En d’autres termes, « On ne peut revendiquer pour soi-même l’apparence que l’on a contribué à créer, et même lorsque la situation juridique apparente n’a pas été encouragée par le comportement des différents acteurs, la théorie de l’apparence n’a pas pour vocation, ni raison d’être de créer des droits au profit du titulaire apparent »121. L’apparence ne peut alors être retenue, en ce qu’elle ne pourrait pas s’appliquer entre prétendus associés, ce qui forme la majorité du contentieux.

118 Sabine Vacrate s’inscrit en ce sens (V. S. Vacrate, th. préc. n°803.) Elle note en effet un parallélisme avec le mécanisme du quasi-contrat : « Le raisonnement est identique en matière de société créée de fait puisque c’est l’acte matériel accompli par le défendeur (participation à une exploitation, remboursement d’une dette d’autrui…) qui engendre le statut d’associé, et par suite, les obligations qui en découlent. »

119 M. Boudot, Répertoire Civil Dalloz 2009, v° Apparence, n°14.
120 Néanmoins, certains auteurs ont pu émettre des réserves quant à son utilisation dans le cadre de la société créée de fait : V. S. Vacrate, Que cache l’apparence derrière la société créée de fait ? LPA 27 février 2004 n°42 p.5. Elle énonce en effet que « pourtant, si les fondements classiques de la théorie de l’apparence résident dans l’équité et la protection des victimes, l’utilisation qui en est faite dans le contentieux des sociétés créées de fait suscite des doutes et laisse souvent présumer qu’il s’agit davantage de sanctionner le créateur d’apparence que de protéger celui qui en sollicite le recours. »
121 M. Boudot, op. cit n°17.
132. – On pourrait alors se tourner vers la notion de « relation contractuelle de fait »122. Selon son auteur, cette construction a vocation à offrir de la réalité matérielle « une traduction conceptuelle qui se distingue radicalement du contrat »123. Elle suppose alors la réunion de trois critères permettant de l’identifier124. Il s’agit d’abord de l’« élément d’effectivité » consistant dans la réalisation d’une ou plusieurs prestations matérielles soit contribuant à la réalisation de l’opération économique, soit réalisant en tant que telle cette opération. Il faut ensuite que cette relation perdure dans le temps, et enfin, qu’elle se caractérise par une coopération entre les parties. Or, on peut constater que l’ensemble de ces éléments sont identifiables dans la situation présidant à la reconnaissance de l’existence d’une société en général125 et de la société créée de fait en particulier126. L’auteur propose ainsi de requalifier cette situation en « relation sociale », trouvant sa source dans la réalité matérielle de la société, afin de marquer nettement la distinction établie d’avec le fondement inadapté du contrat de société. Il s’agirait alors, selon cet auteur, d’une illustration de la « fonction substitutive »127 qu’il attache à cette notion nouvelle, en ce qu’elle aurait vocation à trouver application comme fondement de remplacement, s’agissant de « notions à la qualification juridique inadéquate », catégorie au sein de laquelle il inscrit la société créée de fait. L’objectif serait ici de rétablir l’orthodoxie juridique dans certaines hypothèses où les concepts sont malmenés128. Par cela, cette fonction substitutive se veut donc également explicative.
133. – Mais, envisager ces mécanismes comme ayant vocation à se substituer au contrat de société nous paraît pour lors trop hâtif. En effet, l’apparence, comme la relation contractuelle de fait, dans l’hypothèse qui nous occupe, sont des faits juridiques129. Or, il ne nous apparaît pas souhaitable de franchir le pas de l’assimilation de la société créée de fait au fait juridique trop précipitamment. En effet, une chose est de mettre en valeur les similitudes de la société créée de fait avec le fait juridique, autre chose est de la détacher de la catégorie des actes juridiques. Nous y reviendrons ensuite130.
134. – Pour autant, le droit allemand nous offre une institution contractuelle proche, celle du « contrat de fait »131. Monsieur Witz nous fournit une synthèse éclairante de ce mécanisme :
« Selon un courant doctrinal célèbre, dont l’initiateur fut Günter Haupt, le contrat n’implique pas toujours la rencontre d’une offre et d’une acceptation : un « contrat factice » (faktischer Vertrag) peut naître d’un « comportement social typique » (sozialtypisches Verhalten). Les promoteurs de cette théorie l’ont principalement conçue pour qu’elle puisse servir de cadre juridique aux relations de masse (massenverkehr), ainsi qu’aux rapports nés d’un contrat successif nul, tel un contrat de société ou un contrat de travail. »132 Certaines personnes pourraient alors se trouver engagées dans les liens d’un contrat, sans l’avoir voulu, ou quand bien même elles l’auraient refusé, car elles se sont placées de par leur comportement, dans une situation objectivement contractuelle.
135. – Cette théorie semble alors très proche de la démarche adoptée par le juge dans le cadre du contentieux des sociétés créées de fait, mise à part la divergence liée au fait que ce mécanisme n’a pas vocation à trouver sa place dans les relations de masse. Faut-il pour autant voir dans la société créée de fait, la consécration de cette construction doctrinale allemande ? Nous ne le pensons pas. En effet, il nous faut souligner que cette théorie est aujourd’hui très contestée outre-Rhin, et abandonnée par la jurisprudence qui n’y fait plus référence. Or, de l’examen des critiques formulées à l’encontre de cette théorie en Allemagne, on peut, semble- t-il, tirer deux arguments déniant le recours par le juge français à ce mécanisme.

130 V. infra n°286 et s. En effet, la conséquence peut en être double : on peut soit considérer que la société créée de fait doive être classée parmi les faits juridiques, soit considérer qu’en classant au sein des actes juridiques un mécanisme pour lequel la volonté réelle des parties n’est pas tendue vers l’effet de droit attaché, le Droit ne prenne pas en compte la volonté réelle, mais l’érige en concept autonome, délié de toute dimension psychologique. La conception contractuelle ne pourrait être maintenue qu’au prix d’une évolution de la notion de volonté.

131 Sur la notion de contrat de fait, V. P. Ancel, Contrat de fait et comportements sociaux typiques, RDC oct. 2004, p1087 et s ; V. Forray, Le consensualisme dans la théorie générale du contrat, op. cit, n°416 et s ; Cl. Witz, Droit privé allemand 1) Actes juridiques, Droits subjectifs, Litec 1992, n°168 et s.
132 Cl. Witz, op. cit, n°168.
136. – L’un des griefs adressé à cette théorie résulte du fait que « la notion de contrat de fait, qui détache la conclusion d’un contrat de la volonté des parties, est en rupture totale avec le fondement consensualiste du droit des contrats dans le BGB, qui exige clairement, pour la formation du contrat, une offre et une acceptation »133. Or, il en irait de même en droit français. On peut donc douter de ce que le juge français introduise une institution étrangère conduisant à déformer les bases du droit des contrats actuel.
137. – Le second est lié au constat selon lequel on peut raisonnablement déduire de la désaffection pour cette théorie, le fait qu’elle ne réponde pas à un besoin tel que son application serait rendue indispensable134. Or, appliqué au droit français, il semblerait réaliste de considérer que le contentieux de la société créée de fait, même s’il présente une importance réelle, et des enjeux véritables, ne justifierait pas à lui seul l’introduction de toutes les dérogations inhérentes à la notion de contrat de fait.
138. – A ce stade de notre démarche, la qualification nous semblant la plus adaptée est celle de « situation contractuelle d’origine judiciaire »135. On peut ainsi reprendre la description qui en est faite par Madame Laude, qui correspond pour lors à l’état de notre réflexion : « Nous avons en effet relevé un certain nombre de cas dans lesquels le rapport contractuel tend à se former même si la création n’en est pas véritablement acceptée, c’est-à-dire en dépit d’une manifestation de volonté. Il apparaît suffisant, dans un certain nombre de cas pour que le juge affirme l’existence d’un lien contractuel, que la création de cette situation contractuelle ait seulement été tolérée par les parties. Le juge retiendra davantage le comportement général des intéressés pour établir ce rapport de droit, que l’expression de leur volonté. […] Ainsi, les situations de fait peuvent générer des situations contractuelles dont la particularité s’inscrit dans ce qu’elles apparaissent créées par l’intermédiaire du juge, sans la volonté des intéressés. C’est pourquoi il est possible, nous semble-t-il d’oser dans ces cas l’expression de « situations contractuelles d’origine judiciaire ». »136
139. – Cette description nous paraît la mieux à même de rendre compte de la société créée de fait telle qu’elle s’éclaire à ce moment du raisonnement. Encore rattachée au contrat, dont nous n’avons pas souhaité pour lors la délier, une telle conception permet de mieux cerner ses particularismes, et éclaircir une part de l’ombre qui l’entoure. « Or, cet élargissement de la sphère contractuelle pourrait également entrainer dans son sillage une certaine mutation du contrat vers la catégorie des faits juridiques. En effet, comme le souligne Monsieur Atias, « dans une acception large, le fait juridique peut être défini comme tout évènement emportant des conséquences juridiques, c’est-à-dire déclenchant l’un des effets d’une norme : création, transmission ou extinction de droits individuels ou collectifs…C’est ainsi que la conclusion d’un accord entre deux personnes peut, à ce titre, être un fait juridique ; il suffit qu’il ne soit pas indifférent à l’application de la règle de droit ». Certes, suivant cette acception large, les actes juridiques représentent également des faits juridiques. Mais si l’on tente de cerner, dans les situations contractuelles d’origine judiciaire le fait qui provoque la réalisation des effets de droit, on constate que ces situations reflètent l’idée selon laquelle le juge s’attache non pas à l’accord de volonté mais à la réalisation d’une opération concrète pour lui faire produire certains effets. »137
140. – Cette vision a pour conséquence d’ériger la société créée de fait en acte juridique imparfait. La gestion d’affaires n’est pas non plus exempte de particularités, si bien qu’on peut parler à son égard de fait juridique atypique.
Lire le mémoire complet ==> (Gestion d’affaires et société créée de fait, essai de convergence à propos d’un antagonisme)
Mémoire de fin d’études – Master 2 Contrat et Responsabilité
Université de Savoie Annecy-Chambéry

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