La Commission des recours des réfugiés en France

B : La Commission des recours des réfugiés

La description détaillée du déroulement des audiences devant la Commission des recours des réfugiés sera l’occasion de voir ce qui se joue derrière les apparences. Nous commencerons par le détail de ces audiences en examinant le sort réservé à chaque acteur pour ensuite nous attacher à la spécificité de ce contentieux unique en son genre. Le caractère public des audiences a facilité notre observation en ce que nous avions la possibilité de rentrer et sortir plus ou moins librement. Cela n’a pourtant pas empêché que notre présence soit rapidement remarquée.

L’audience correspond à la phase orale de la procédure devant la Commission qui est, pour le reste, essentiellement écrite, et permet au requérant de faire valoir ses explications, le cas échéant à l’aide d’un avocat, devant trois « juges ». Ce moment n’en est pas moins crucial et déterminant car incarné. En effet, « (les) dossiers des personnes qui ne se sont pas présentées sont examinés (à la fin de l’audience). Celles-ci n’ont quasiment aucune chance de se voir reconnaître le statut, la Commission n’annulant en général pas une décision de rejet de l’O.F.P.R.A. sans avoir auditionné le requérant. » (VIANNA : 186).

Vingt-deux affaires sont inscrites au rôle d’une séance de Commission, soit une demi- journée de quatre ou cinq heures. Au moment de l’ouverture d’une séance, le requérant se trouve face aux membres de la formation de jugement telle que décrite plus haut, ainsi qu’au secrétaire et au rapporteur. A ses côtés et le cas échéant, un interprète et un avocat sont présents. La parole est alors donnée par le président au rapporteur qui lit son rapport (une courte présentation du dossier en quelques minutes) sur l’affaire et le conclut soit par un rejet de la demande et confirme la décision prise par l’OFPRA, soit par la recevabilité36 de la demande.

La formule généralement utilisée pour le rejet est la suivante : « En l’état actuel du dossier et sous réserve des observations (des éclaircissements) qui pourront être faites en audience (ou devant vous), je vous propose le rejet du dossier. » Avant cela, il est « proposé » par le rapporteur de « revenir » ou de « s’expliquer » sur les passages du récit du requérant à propos desquels un doute subsiste et qui sont donc susceptibles de fournir des éléments capables de fonder une annulation, par la CRR, de la décision de l’OFPRA. Il arrive également que le rejet soit « proposé avec une certaine hésitation ». Lorsqu’elles le sont, seules les dernières observations du rapporteur sont traduites.

Ce rapport est souvent celui d’une première prise de connaissance des éléments du dossier pour la formation de jugement. Il arrive toutefois que certains présidents « consciencieux » demandent à voir le dossier quelques heures avant. En plus du rapport et de ses conclusions, la formation de jugement dispose, pour se prononcer « en connaissance de cause », de « dossiers-pays » préparés par le service de documentation de la Commission.

Notons que chaque élément a ici son importance pour bien comprendre la dynamique des acteurs que nous allons développer dans la deuxième partie. Attardons nous donc un instant sur ce service.

36 La procédure belge est caractéristique à ce point de vue car elle distingue deux phases dans la procédure : la recevabilité de la demande et l’examen au fond. (CARLIER : 75-76) En France, la recevabilité d’une demande s’entend de la satisfaction à l’ensemble des conditions que la Convention de Genève met à la reconnaissance du statut. (CARLIER : 402-404 ; TIBERGHIEN, 1988)

Le service de documentation de la CRR a un double rôle. Il a, comme nous l’avons dit, pour but de constituer des « dossiers-pays » devant éclairer la formation de jugement.

Ces dossiers comportent les éléments suivants :

  •  des cartes générales du pays et des principales villes, des cartes démographiques, etc.,
  •  une présentation historique du pays, en général, de l’indépendance à nos jours d’une demi douzaine de pages,37
  •  une fiche-pays d’une vingtaine de pages reprenant la situation générale d’un pays, la ou les langues qui y sont parlées, les religions pratiquées, la composition « ethnique » de sa population, son économie, ses structures politiques et judiciaires, le système électoral, les partis politiques, la situation des femmes, des enfants et d’autres éventuels groupes vulnérables, le système éducatif,…,
  •  une fiche chronologique précise d’une quinzaine de pages,
  •  une ou deux fiches thématiques38 selon les spécificités de chaque pays, comme par exemple le LTTE au Sri-Lanka, le PKK en Turquie, l’excision au Mali, …,
  •  et enfin une bibliographie reprenant revues, rapports de presse, sites web, etc. qui renferment d’autres éléments qui pourraient s’avérer pertinents.

Ces dossiers se sont constitués au départ d’un fonds documentaire assez pauvre il y a une dizaine d’années. Des sommes de plus en plus importantes ont ensuite été injectées afin de l’augmenter39. L’internet est actuellement une des sources principales d’information et a « aussi » constitué une véritable révolution dans ce domaine. Il a facilité les contacts avec de nombreux services sur place, qu’il s’agisse d’ambassades, de consulats ou d’organismes internationaux et non gouvernementaux.

37 On retrouve le caractère profondément national mentionné au point précédent. L’explication donnée par les rédacteurs de ces dossiers est aussi que si la présentation historique commence à l’indépendance, c’est parce que la plupart des pays d’origine des demandeurs sont d’anciennes colonies. On pourra évidemment craindre que soit ainsi annihilé toute possibilité de compréhension d’une situation de conflit actuel, le sens des actes étant ainsi quasiment totalement évacué au profit du simple référent normatif fondant le jugement de ces actes. Cela contribue à stigmatiser des sociétés et leur culture lorsque des jugements qui deviennent des jugements de valeur se fondent sur un idéal qui nous est propre. Le cas du Rwanda est éclairant tant la situation est incompréhensible à débuter son étude à l’indépendance.

38 Les fiches thématiques peuvent être élaborées en liaison avec les « sections réunies » qui sont destinées à faire le point sur une question de droit ou de fait. Cela a été le cas de l’excision dans certains pays d’Afrique, des Kurdes Yezidi en Géorgie, …

L’élaboration de ces dossiers doit son orientation aux questions ponctuelles que posent les rapporteurs au moment de l’instruction d’une affaire. C’est là le second rôle du service de documentation. Et les renseignements tirés des recherches effectuées y sont, selon leur caractère généralisable ou non, incorporés.

Il semble donc que les principes de GOODWIN-GILL aient été suivis à la lettre. En effet, celui-ci assure qu’« (u)ne bonne décision dépend d’une bonne information. Les décideurs ont besoin d’accéder aux sources d’information les plus exhaustives, les plus précises et les plus à jour sur les conditions régnant dans le pays d’origine, mais ce type d’information est rarement déterminant pour savoir si le demandeur est bien réfugié.

Les données de ce genre ont plutôt pour rôle de constituer la toile de fond dont le décideur a besoin pour appliquer les critères de définition du statut de réfugié à l’affaire concernée. Etant donné les ressources technologiques modernes, il n’existe guère de limites à la quantité d’informations que l’on peut ainsi se procurer ; les problèmes rencontrés tiennent plutôt à la qualité et à l’objectivité des infos, ainsi qu’à leur surabondance, et il convient de présenter données et analyses sous une forme utile, mais condensée. » (26)

Nous voici confronté à un délicat problème. Nous verrons que même si la décision appartient, dans les formes, au juge, l’avocat a aussi son rôle à jouer et y prend une part plus importante de ce qu’il laisse entendre dans son discours.

Mais alors, si « une bonne décision dépend d’une bonne information », pourquoi cette dernière n’est-elle pas contradictoire ? En effet, la meilleure information, la plus « objective » n’est-elle pas issue de la confrontation des sources, de leur éventuel questionnement comme le veut toute discipline scientifique et moins scientifique prétendant arriver à un savoir objectif, vrai (LECLERC), qu’il s’agisse d’une règle de méthode comme en histoire ou de déontologie comme en journalisme. Et, peut-on encore cacher qu’en droit des réfugiés, c’est quasiment une vérité absolue et objective (LE MASSON : 27) qui est recherchée, celle de la « réalité » du réfugié ?

Réservant le traitement de ces questions pour les chapitres suivants, elles mettent tout de même en exergue le rôle primordial de l’audience où le caractère crédible du récit va être apprécié, l’importance des affects qui doivent donc être basés sur une raison incarnée. L’intime conviction du juge est-elle autre chose que du « feeling », ce terme anglais qui traduit si bien ce que l’on « ressent », ou doit ressentir, face à une personne requérant une protection le plus souvent pour sa vie ou celle de sa famille ?

39 De nombreux problèmes se posent néanmoins et notamment en raison de la dépendance budgétaire de la CRR à l’égard de l’OFPRA.

Mais revenons à notre audience. Après le rapport, le président, exerçant ainsi tout son pouvoir par la capacité qu’il a de donner, de refuser ou de reprendre la parole, soit laisse la place à la plaidoirie de l’avocat ou commence immédiatement lui-même à poser les questions au client. Ce dernier cas constitue une exception devant la Commission. Il n’existerait qu’un seul président décidant ainsi de précéder les avocats, ce que ceux-ci n’apprécient guère.

« Nous, n’aime pas trop que le président intervienne avant. Car après, il ne nous reste plus rien à plaider. » (Entretien du 26.04.2002)

« (Me A 🙂 Alors, ici, il y a plusieurs techniques d’investigation pour essayer d’arriver à découvrir la vérité de la part des juges et… Vous êtes allé dans la salle numéro 3 là, aujourd’hui ? Celle de l’angle.

MOI : Non.

Me A : Eh bien, vous devriez y aller parce que c’est le seul juge de la Commission, je crois qu’il y en a deux, mais moi, c’est le seul que je connaisse, qui a une technique qui est différente, c’est à dire qu’il va faire euh… lire son résumé par le rapporteur, au terme duquel il va proposer soit le rejet, quasi systématiquement, c’est à dire d’avaliser la décision de l’OFPRA, soit l’annulation, et celui-ci, ce Président, qui s’appelle le Président Paul, il va, à l’issue de ce rapport, interroger directement le requérant, sans que l’avocat n’intervienne.

Alors que la typologie classique c’est : rapport, plaidoirie de l’avocat, plus, à l’issue de cette plaidoirie, questions directes, directement posées à l’intéressé par le Président et les assesseurs. Lui, il fait autrement. Et alors, c’est très pervers parce que euh il peut poser pendant 20 minutes des questions au client.

Le client répond souvent mal, de manière approximative, et quand l’effet négatif s’est installé dans l’esprit du Président et des assesseurs, il est souvent trop tard au moment où l’avocat prend la parole pour rétablir la barre, parce que s’est ancrée, pendant 20 minutes à l’occasion des réponses du demandeur d’asile, une image très négative de la pertinence de sa demande.

(…) Donc, lui, c’est le Président Paul. Il fait comme ça. Et d’ailleurs, vous allez voir, ils vont finir à 20.30. Parce que ce n’est pas la même manière de procéder, c’est des audiences qui sont extrêmement longues. C’est d’ailleurs un des rares présidents qui a consulté les dossiers avant de venir. » (Entretien du 26.04.2002)

Pour reprendre les termes de Me A., dans la typologie classique, vient, après la plaidoirie de l’avocat (que nous tenterons d’analyser en détail dans la deuxième partie), le moment des questions posées directement au demandeur ou via son conseil ou l’interprète :

« Qu’a-t-il fait à ce moment-là ? », « Peut-il nous préciser les conditions de détention ? », « Combien de fois a-t-il été arrêté ? », « Peut-il nous expliquer précisément quel était son rôle dans le parti ? », « Pourquoi n’est-il pas parti plus tôt ? », … Le président se tourne ensuite vers les deux autres membres de la formation de jugement : « Avez-vous des questions à poser ? » Il arrive que le rapporteur intervienne également.

L’affaire est ensuite « prise en délibéré ». A huis clos, en présence du rapporteur qui n’a cependant pas voie délibérative, le président et ses assesseurs se prononcent sur le sort des demandeurs qu’ils ont vu défiler au cours d’une séance. Un très faible pourcentage, de l’ordre de 5 % (VIANNA : 189), des décisions de l’OFPRA sont annulées. « Environ trois semaines après les délibérations, les décisions sont adressées aux intéressés et affichées dans la salle d’attente sous forme d’un tableau mentionnant les identités et les nationalités. » (Ibid.), ainsi que le nom de l’avocat du demandeur.

Cette présentation nous aura permis de voir quelles sont les spécificités de ce droit et de cette procédure. Pour clore ce chapitre, nous insisterons sur les éléments principaux qui déterminent ce droit ; si besoin en est, en le comparant aux autres modes de règlement des conflits des sociétés modernes analysés par ROULAND (441-448).

Ce droit rentre en effet difficilement dans la typologie des modèle à somme nulle et modèle à somme positive dont fait état ROULAND. Il n’y a en effet qu’une seule partie devant le juge. Les avocats se retrouvent donc tous du même côté et ne sont jamais adversaires.

Si la véritable confrontation se trouve entre le demandeur et l’OFPRA qui lui refuse un statut qu’il réclame, la seule observable est celle qui se situe entre le demandeur et éventuellement son avocat, et la formation de jugement. Cet antagonisme est accentué par le fait que l’OFPRA n’est jamais présent en Commission et que celle-ci a un rôle de juge de plein contentieux. Ce dernier élément permet, comme nous l’avons déjà dit, au président et à ses assesseurs de poser des questions et de se fonder sur tous les éléments dont ils disposent au jour de leur jugement.

Là aussi, on voit difficilement comment faire rentrer ce contentieux dans la typologie mentionnée ci-dessus, car la solution imposée ne se base ni sur le passé (pour étayer un jugement), ni sur le futur (pour permettre les relations entre parties), mais bien sur le présent. Il s’agit d’apprécier une crainte subjective trouvant son origine dans des faits objectifs au moment où les membres de la formation de jugement sont appelés à se prononcer. L’aspect déclaratoire de l’octroi du statut renforce encore cette idée.

Ce droit est enfin un tissu de paradoxes. Il échappe à toute tentative de classement parmi d’autres droits plus « traditionnels », mais paraît, premier paradoxe, le plus juridique d’entre tous. En effet, alors que la fin des autres droits, ou ce qu’ils constatent pour paraphraser la formule du doyen Hauriou (cité par LE ROY, 1999 : 35-36), est la paix sociale, le droit des réfugiés n’a pour objet que d’imposer une vision du monde dans laquelle il y aurait des réfugiés et d’autres personnes qui n’en sont pas, même si elles le prétendent.

Et la définition du réfugié est donnée par une convention internationale, la norme juridique la plus générale et impersonnelle qui soit. Il n’est plus question de justice, mais de justesse de la qualification.

Proche du droit pénal, par la volonté de rechercher et de trouver la vérité, il s’en éloigne cependant par ses fondements en ce qu’il n’est pas question de protéger la société d’un individu qui la mettrait en péril, qui la menacerait. Même si c’est à l’évidence ce que pensent certains, cette position est absurde en ce qu’elle constitue la négation des valeurs que la société elle-même s’est obligée de défendre.

La menace ne vient pas des réfugiés mais de ceux qui refusent de les accueillir. C’est dénaturer l’esprit de Genève, si on veut bien y croire, que de dire : « La France ne peut accueillir toute la misère du monde. » (ROCARD, cité par RIVIERE : 95).

Le deuxième paradoxe découle du premier. Ce droit, le plus juridique, est le moins basé sur du droit, du moins en apparence. Une convention internationale semble constituer tout l’arsenal normatif de cette matière qui, parole d’avocat, se plaide surtout en fait.

Le dernier paradoxe que nous avons recensé a trait à la modernité de ce droit. Face à d’autres droits également modernes comme le droit social, l’Etat y est prépondérant voire exclusif en ne laissant aucune place à des négociations entre acteurs. C’est un mélange de modernité et d’archaïsmes hérités de la conception nationale.

Voici terminée la présentation de notre terrain. Il va donc maintenant être question d’en rendre compte en expliquant comment il rencontre les exigences de l’anthropologie juridique. Ce sera l’objet du chapitre suivant.

Pour citer ce mémoire (mémoire de master, thèse, PFE,...) :
📌 La première page du mémoire (avec le fichier pdf) - Thème 📜:
Pour une anthropologie juridique du droit des réfugiés
Université 🏫: Université Paris I Panthéon-Sorbonne - Ecole Doctorale De Droit Compare DEA - Etudes Africaines
Auteur·trice·s 🎓:
Hugues BISSOT

Hugues BISSOT
Année de soutenance 📅: Mémoire de DEA - Option : Anthropologie Juridique et Politique - 2001-2007
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