Les stratégies de communication sur la production du droit

Les stratégies de communication sur la production du droit

CHAPITRE II – L’AVOCAT EN SALLE D’AUDIENCE : UN PRODUCTEUR DE DROIT

A cause du fait que « (n)otre culture juridique est depuis plusieurs siècles dominée par l’écrit. » (ROULAND : 167), on a trop souvent tendance à oublier l’importance du langage qui joue un rôle essentiel de relais. Quel est le sens d’un document écrit s’il n’est accompagné d’un discours « probant » ? On peut lui faire dire n’importe quoi ou presque.

C’est d’ailleurs ce qui se passe en droit des réfugiés où toutes sortes d’attestations ou de certificats sont produits qui, en soi, ne disent rien des conditions de leur production ni du caractère « autorisé » de leur producteur.

Le cadre de la Commission des recours des réfugiés, parce qu’il crée un face-à-face entre des personnes, met en évidence l’oralité dont ROULAND dit qu’elle est le propre de certaines sociétés dont les logiques nous seraient étrnagères (Ibid.).

Nous avons privilégié dans cette étude ceux qui sont censés en être les « maîtres », les avocats. Cette maîtrise, que nous étudierons dans un premier point, implique une gestion dans le temps (durée des plaidoiries), dans l’espace (gestes et comportement), le fait de conférer une logique (celle du langage commun combinée à une maîtrise du langage juridique), et aussi de matérialiser la parole par le recours aux écrits. (I)

Nous terminerons par une réflexion sur l’incidence d’une situation de communication sur la production du droit, en insistant particulièrement sur les représentations, les croyances des personnes en communication, lesquelles font sens pour les acteurs mais ne permettent pas toujours la transmission d’un message lorsqu’elles sont trop différentes. Cela nous amènera, pour conclure, à examiner la question de la vérité en droit. (II)

Notre objectif est, dans ce dernier chapitre, de montrer l’importance des croyances dans ce domaine et de prendre ainsi nos distances par rapport à la norme. En effet, sur ce terrain de la conviction, on perd toute certitude ou assurance et on ne peut échapper à la question des croyances ou opinions politiques, tels sont les sens qu’a le mot conviction. Nous sommes donc proche des termes utilisés par les acteurs de « feeling » ou « intuition », qui admettent la possibilité d’une démonstration tendant à prouver le contraire, pourvu qu’on le prouve. Cela amène à « dé-croire », à se détacher de ses anciennes croyances.

Notre travail est bien là, comme le reconnaît POUILLON à propos de l’ethnologue qui ne doit pas déconsidérer ces croyances, mais s’interroger sur leur sens, leur logique.

« L’indifférence anthropologique est précisément de ne pas estimer pertinente, en ce domaine, la question de vérité, ce qui permet de reconnaître paisiblement la créativité de l’illusion, ici comme ailleurs. » (9-10).

I/ Les stratégies de communication

En Commission des recours des réfugiés, les avocats qui plaident en robe et, en général, avec de courtes plaidoiries, ont face à eux une formation de jugement qui se prononcera sur l’octroi ou non d’une qualité substantielle à la personne qu’ils sont chargés de défendre, le demandeur d’asile.

Les règles du rapport entre eux sont clairement définies : il s’agit pour les avocats de convaincre les membres de la Commission. Dans un premier point, nous aborderons donc les stratégies mises en place pour convaincre, qui visent toutes à la construction d’un crédit face au juge. Nous verrons que pour convaincre, il faut d’abord être convaincu. (A)

Nous nous pencherons ensuite sur ce que cela implique comme logiques sous-jacentes dans le chef des avocats. Nous évoquerons encore une fois l’idéologie sous-tendant la conception du réfugié selon la Convention de Genève. (B)

A : La construction du crédit

L’ensemble des techniques développées par l’avocat en audience, au moment des plaidoiries ont toutes un but unique : faire en sorte que le juge le croie. Il va donc se construire un crédit auprès du juge qu’il va, au fur et à mesure du temps et des passages devant les « juges » de la Commission, travailler à consolider, car celui-ci est en effet extrêmement fragile.

Les conditions qui ont rendu possible une construction du crédit tiennent aux spécificités du droit des réfugiés en France. Dans ce cadre qu’est la Commission des recours des réfugiés, avocats et membres des sections de cette commission se côtoient quotidiennement, et leur petit nombre d’un côté comme de l’autre fait qu’ils finissent par bien se connaître.

Il s’agit, comme un avocat l’a indiqué, de relations d’homme à homme, mais elles sont essentielles en ce qu’elles permettent, avec le temps, de se forger une opinion sur une personne et de se créer des représentations des croyances de cette personne que l’on a en face de soi. Cela vaut bien sûr aussi bien pour l’avocat que pour les « juges ».

Ce qui renforce encore cette possibilité de porter une appréciation sur les représentations de son vis-à-vis en audience est le caractère dualiste et relativement simple des enjeux de ce contentieux. En définitive, il s’agit de dire si oui ou non le demandeur d’asile est un réfugié.

L’avocat va dire une chose et, fonction de ce qu’ils savent (les informations fournies par le service de documentation), du dossier dont ils ont éventuellement pris connaissance avant l’audience, du rapport fait par le rapporteur en séance et des questions qu’ils poseront à l’avocat et à son client, les membres de la formation de jugement seront d’accord ou pas avec lui, le croiront ou pas.

L’avocat va donc s’efforcer de dire quelque chose de crédible et ne plaidera pas n’importe quoi. Sinon, lors de son prochain passage devant la même formation de jugement, ou même une autre – les bruits circulent vite dans ce petit univers où, comme nous l’avons dit, tout le monde se connaît – il partira avec un a priori négatif dans le chef des membres de la Commission et aura plus de chance d’obtenir une décision défavorable.

On assiste donc, devant la CRR, à une confrontation de représentations de croyances de vérité65 ou de représentations de représentations à propos du demandeur. S’agit-il d’un vrai ou d’un faux réfugié et qu’est-ce que l’avocat pense que le juge en pense ? De même que qu’est-ce que le juge pense que l’avocat en pense ?

65 Nous utilisons l’expression « croyance de vérité » car nous avons l’impression qu’elle reflète parfaitement, non seulement l’état d’esprit des acteurs de ce contentieux, mais aussi la réalité d’une certaine pratique. En effet, à la différence d’autres droits où la croyance est niée – on ne dit pas en droit civil ou en droit pénal : « je crois que vous avez raison et vous, tort », on l’affirme – ici, la croyance est explicite, on parle de récit « crédible », « vraisemblable », on y croit, ou alors de récit dans lequel « (…) on n’aperçoit pas de motifs sérieux et avérés faisant croire à un risque de violation de la Convention de Genève (…) » (Formule utilisée dans les décisions de rejet émanant du Commissariat général aux réfugiés et apatrides belge). A l’inverse, dans un litige classique, le juge et le droit, grâce au principe de l’autorité de chose jugée (MASSON : 22), se soutiennent pour nier toute croyance.

Il s’agit d’une croyance en une vérité absolue. S’il y a donc une seule vérité, il peut y avoir une bonne façon de croire et une mauvaise. Cela réintroduit la possibilité d’un recours sans toucher à la cohérence de l’édifice.

Ainsi, on dira dans son recours : « l’OFPRA a cru que … , mais il a mal cru car il n’avait pas connaissance de tous les éléments importants. En effet, l’OFPRA ne savait pas que, par exemple, le père du requérant a un passé politique et syndicaliste, et c’est la raison pour laquelle le requérant a reçu une éducation emprunte d’idées de gauche et révolutionnaires. En outre, son nom était connu, vu les antécédents familiaux.

Il a donc des raisons de craindre d’être persécuté et peut, à ce titre, réclamer la protection de notre pays et se voir reconnaître le statut de réfugié. » (Exemple tiré d’une plaidoirie en audience devant la CRR en mai 2002).

66 Par rapport au demandeur lui-même, ni l’avocat ni le juge ne cherche à se représenter la représentation qu’il pourrait avoir de lui-même comme réfugié. Cette problématique anthropologique que nous avons évoquée en première partie autour de la question de l’identité est absente devant la CRR où l’on reste au niveau de la seule représentation.

C’est à dire que, pour le juge aussi bien que l’avocat, le demandeur est censé détenir la vérité sur son identité, il est censé savoir s’il est un vrai réfugié ou un fraudeur ; il n’y a donc pas confrontation de représentations de croyances, la croyance n’est, en principe, que d’un seul côté, celui du juge et des avocats. On voit que s’amorce ici un rapprochement entre l’avocat et le juge alors qu’ils ont, au départ, été distingués, l’avocat se trouvant sous la figure emblématique du demandeur et le juge, sous celle de l’Etat.

Ainsi, après avoir essayé de pénétrer l’univers de leur client pour normativiser leur récit66, les avocats vont tenter de plonger dans l’univers des juges pour y instiller leur idée de vérité.

En ce qui concerne la représentation des demandeurs d’asile, elle est probablement identique dans le chef des membres de la Commission et dans celui des avocats, issue des médias67 et de leur expérience personnelle des cas précédemment traités.

Mais, c’est surtout le filtre par lequel passe cette image, cette représentation, qui va être pris en compte par l’avocat. Ce filtre est ce qui fait sens pour les membres de la formation de jugement, c’est à dire, justifie leur rôle à un moment donné, dans une société donnée avec des valeurs données.

On pourrait dire de ce filtre qu’il constitue la caractéristique commune des présidents de sections de la CRR. Il sont, nous l’avons dit, conseillers d’Etat faisant fonction ou honoraires. Les avocats les voient donc (se les représentent) comme des personnes d’une grande respectabilité, empruntent d’un très grand souci de cohérence, dont l’univers est dominé par le droit, la règle, la norme.68

67 Nous avons dit en première partie la part de responsabilité qu’avaient les médias dans une représentation en particulier de l’Afrique comme un continent « sauvage » et « barbare ». A cet égard, on peut se demander dans quelle mesure le renforcement de certains stéréotypes par les avocats en vue de faire reconnaître leur client comme victimes de ce monde violent et cruel ne dessert pas la cause des réfugiés dans le long terme. Rappelons-le, plus ce monde d’où viennent les réfugiés est présenté de façon négative, plus les réfugiés eux-mêmes deviennent suspects (AGIER).

68 L’incident que nous allons ici relater montre quelle peut-être cette représentation. « La vérité juridique est enfin rétablie ! » s’est exclamé un avocat après avoir entendu le rapport du rapporteur qui va dans le sens d’une annulation de la décision de l’OFPRA.

Ce rapport se basait sur un arrêt du Conseil d’Etat qui dit en substance que les motivations, politiques ou autres, ayant inspiré un acte du demandeur d’asile importent peu, pourvu que cet acte soit vu par les autorités comme une manifestation des opinions politiques du requérant.

Dans sa plaidoirie, l’avocat a donc fustigé l’OFPRA, l’accusant de prendre des libertés par rapport au droit. « Vous n’aurez donc, Monsieur le Président, Madame et Monsieur les membres de la Commission, aucune hésitation à suivre l’avis de votre rapporteur. », termina l’avocat. « En effet, les motivations ne me regardent pas, le droit est ce qu’il est ! », répondit le Président.

On voit donc ici comment l’avocat met en avant le droit comme système cohérent, une jurisprudence, une hiérarchie des normes en vue d’emporter la conviction de la formation de jugement. Il parle la même langue, la langue du droit.

Nous avons maintenant en main tous les éléments pour comprendre comment l’avocat va convaincre, c’est à dire, « (…) d’abord persuader qu’(il) est convaincu. » (BENSIMON : 17) et nous verrons que la conviction n’est pas toujours celle que… l’on croit.

En effet, convaincre, persuader que l’on est convaincu, c’est montrer ce que l’on croit. L’avocat a donc un message à faire passer aux membres de la formation de jugement ; ce message, c’est sa croyance de vérité, c’est à dire, s’il croit ou non que son client est un vrai réfugié.

BERTAUX nous faisait remarquer que, « (d)ans une conversation entre deux personnes, la communication passe par trois canaux simultanés : la communication non verbale (gestes, mouvements des yeux, expressions du visage), les intonations de la voix et les mots eux-mêmes. » (66). C’est donc par l’intermédiaire de ces canaux69 que l’avocat va montrer à celui ou ceux qu’il a pour mission de convaincre où se trouvent ses convictions à lui.

Il n’y a bien sûr aucune règle d’utilisation de ces canaux de la communication, bien que, si on le souhaitait, on pourrait identifier des constantes. Ce n’est donc qu’à l’occasion d’un commerce soutenu avec son interlocuteur, le destinataire du message que la communication veut transmettre, que ce dernier finira par découvrir les clefs de décryptage d’un message codé. En l’espèce, les membres de la Commission des recours des réfugiés seront capables, à terme70, de dire si l’avocat croit ou non à son dossier.

Ces clefs étant fonction des représentations idiosyncrasiques qu’ont les avocats des membres des formations de jugement71 et chaque avocat ayant son tempérament personnel, il en découle que chaque formation de jugement, mieux, chaque membre de chaque formation de jugement utilisera des clefs différentes en vue de déchiffrer le message donné.

69 Nous avons pu identifier, au cours de séances à la CRR, des regards d’avocats qui « en disaient long » et différents comportements, certains s’apparentant à des emportements, … A ce propos, un rapporteur nous confiait que « (…) tel autre (avocat) a plus de 50 % des dossiers à la Commission. Quand il n’a pas de bons dos siers, il fait du bruit. Ca ne marche pas toujours. »

70 … c’est à dire, au terme d’une fréquentation assidue de la CRR par l’avocat en question…

71 Il s’agit surtout ici des présidents de section dont « (l)e comportement et la personnalité (…) peut influer sur le sort des requérants : certains sont très respectueux et prennent le temps de fournir des explications, ils affichent une solide volonté de comprendre la situation qui leur est exposée, alors que d’autres sont expéditifs, irrespectueux et donnent l’impression que la décision est déjà prise. » (VIANNA : 185-186)

« Un membre de la formation de jugement : C’est à dire que selon les stratégies qu’on a pu identifier de chacun des avocats, quand il y en a un par exemple qui, au lieu de parler du cas, se met à parler de la situation générale dans le pays, on se dit, bon ben celui-là il a euh… et d’ailleurs, c’est repris par les présidents souvent en disant « oh, vous avez vu Me machin euh… oui, ben de toutes façons, ça se voyait, il n’avait rien à dire sur ce dossier… » En général, je n’ai rien à ajouter quand on entend ça. Donc, on repère dans la stratégie des avocats où est leur conviction à eux.

MOI : On pourrait dire qu’ils sont assez transparents.

Un membre de la formation de jugement : Pas tous, mais ceux qui sont vraiment des fidèles de la Commission oui. Et puis un avocat plus il en rajoute pour dire que c’est convaincant, moins il est convaincant. C’est un truc mais alors, c’est caricatural : (imitant les avocats) « Et ceci est d’autant plus vrai que … et… ». En réalité, ce qui marche le mieux, c’est les gens très sobres… qui ne cherchent pas justement à mettre des tartines pour dire : « il pourrait être … à ce titre là, mais il y a aussi ça et puis ça et puis ils sortent cinquante milles détails qui n’ont pas vraiment… ». » (Entretien du 02.04.2002)

« Me B : (Q)uand on vérifie la véracité des choses, c’est autant pour se protéger aussi soi-même que aussi pour protéger les clients. Mais euh tous les documents, je pense qu’il faut les traiter avec beaucoup de prudence.

MOI : Qu’entendez-vous par « se protéger soi-même » ?

Me B : On soutient ou on va soutenir un récit auquel on doit adhérer euh…à 100 % si on veut bien le défendre, mais auquel on doit également… On plaide aussi tous les jours, quotidiennement devant les mêmes personnes qui sont … pour les présidents, donc d’anciens conseillers d’Etat, des personnes qui ont quand même un certain background intellectuel, ce sont quand même des gens sérieux euh… et on a une crédibilité à conserver.

On a une réputation qui se fait aussi… qui peut se faire aussi très rapidement. Moi, j’y fais d’autant plus attention que je suis jeune. Et si à chaque fois que j’arrive devant les Commissions et que je me suis défoncé sur un dossier qui euh …n’en valait pas la peine en en faisant trop, dans le mauvais sens du terme, et que, à cause de ça, un bon dossier pourrait subir un a priori… C’est aussi pour ça qu’il faut trouver le juste milieu entre le droit de la défense et … que tout le monde a le droit d’être défendu, même une histoire à laquelle on ne croit pas, et euh…cette forme de crédibilité pour éviter que cela ne nuise à un dossier suivant.

C’est comme ça que je le vois. Et après, c’est vrai que les documents, bon, ils n’ont pas tous la même valeur. » (Entretien du 26.04.2002)

« Me A : (L)e crédit de l’avocat qui plaide souvent à la Commission, il est extrêmement fragile, et il faut savoir euh… ne pas euh… le mettre en danger . Alors après, il y a plusieurs écoles, hein. Mais moi, par exemple, quand j’ai des dossiers qui sont absolument nuls, euh… je ne les plaide pas avec la même véhémence qu’un dossier qui est bon, qui tient la route.

Parce que les juges ne sont pas complètement cons, donc faut pas leur faire prendre des vessies pour des lanternes, c’est pas la peine de faire une plaidoirie d’une demi-heure pour un dossier qui est, de manière manifeste, hors champ, de la Convention de Genève, ou un dossier dans lequel les documents sont manifestement des faux… (Interruption)

Le dossier de ce jeune homme par exemple, (il me montre un dossier qui se trouve devant nous, sur la table) c’est un jeune Kurde… Très franchement, moi, je ne comprends même pas pourquoi il est en France ; je l’ai interrogé en large et en travers, ça n’apparaît pas de ses explications qu’il ait véritablement des craintes. Il dit qu’il a des camarades qui ont été arrêtés, il est incapable de fournir le moindre document tendant à prouver que ses camarades sont toujours en prison trois ans après les faits.

Euh…je connais la psychologie du Président, je fais mon boulot d’avocat, mais je sais que si je m’investis trop sur un dossier comme ça, si je passe après avec un dossier qui est beaucoup plus nourri que celui-ci, avec le même Président, … les présidents, ils savent quand un avocat s’investit sur un dossier, ils se disent, : « Bon, attends, celui-là euh, s’il s’investit vraiment sur ce dossier, aujourd’hui, c’est que c’est …, bon, il y a quelque chose. » Donc, voilà, moi, vous l’avez vu, toute la semaine dernière, vous étiez là tous les jours, je crois, presque, vous avez vu que j’étais là tous les jours.

Donc, euh… C’est peut-être différent pour les avocats qui sont là moins souvent, euh… Alors, il y a des avocats qui plaideront tous les dossiers comme si c’était le…, comme s’il en allait du sort et de la vie de leur client.

Bon, en tout cas…alors c’est aussi peut-être une question de nature et tout ça, mais moi, je …bon, c’est pas ma politique à moi, quoi. Donc euh … Pour autant, des fois on obtient des bons résultats quand même, hein, mais euh… Sur un dossier comme ça, (il ouvre le dossier et commence à le parcourir rapidement, d’un geste désolé) moi je le vois, je reçois le client, je lui pose des questions euh…D’abord, je n’ai même pas matière …et avant toute chose, je n’ai pas matière, au niveau intellectuel, à faire 45 minutes.

(Il s’arrête un très bref instant pour jeter un coup d’œil sur les feuilles qu’il a sous la main à ce moment) Je fais…, j’ai deux pages de notes manuscrites, c’est tout. (Il me montre les pages), parce que le type n’a strictement rien à dire, et il n’a rien à dire parce qu’il n’a rien fait. Donc euh… quand bien même j’échafauderais un truc pour faire une plaidoirie de 40 minutes, lui serait incapable de suivre intellectuellement et il n’aurait pas le niveau pour répondre, quoi.

Donc, ça sert à rien, ça ne sert strictement à rien Puis alors voilà, donc ça c’est aussi des problèmes qu’on a. Et puis ici, l’aléa c’est que en fonction du président sur lequel on tombe, ou en fonction de la composition, parce qu’il n’y a pas que le président, il y a le rapporteur, mais il y a surtout la…, parce que c’est collégial, donc le rapport entre le président et les assesseurs.

C’est plus ou moins facile, en fonction du nombre d’avocats qu’il y a dans la salle, ce jour-là, en fonction des nationalités, … Si tu vas plaider dans une salle où tu as dix affaires de Kurdes, c’est beaucoup plus dur que si tu vas plaider dans une salle où il n’y a que des Africains et toi, tu défends un seul Kurde parmi tous ces Africains. Je veux dire, c’est des conneries, mais c’est des trucs pratiques, c’est hyper important…c’est hyper important.

Et puis, on a chacun nos têtes comme les présidents ont chacun leur tête parmi les avocats, ça aussi ce sont des données euh… on ne peut pas dire ça publiquement . Moi, je sais qu’avec tel(s) président(s) j’ai plus d’affinités. Ce sont, avant toute chose, des affinités d’homme à homme, je veux dire par là, c’est des trucs psychologiques, comme dans la vie de tous les jours, on se sent mieux avec telle personne ou avec telle autre.

Et je pense que d’une manière tout à fait induite, tout à fait sous-jacente, ça se retrouve dans les résultats. C’est à dire qu’il n’y aucune collusion, il n’y aucune complicité d’aucune sorte, il n’y a aucun coup de fil échangé avant une affaire, ce n’est pas du tout ce que je veux dire, mais je sais qu’avec un dossier moyen, avec tel président, j’aurai plus de chances d’aboutir qu’avec tel autre. C’est aussi la crédibilité qu’on a pu se forger au fil des dossiers qu’on a défendu devant eux . Donc, c’est tout ça.

Et c’est vrai que, d’une manière générale, je pense que les avocats qui viennent plaider régulièrement ici, ils ont plus de facilité à obtenir des statuts que l’avocat qui vient de province qui, euh, connaît pas comment ça marche, que personne ne connaît, qui ne connaît pas les usages et voilà.

Donc euh… ce qui fait qu’en pratique, ben, c’est une maison, il y a … faut connaître, quoi. On dit…, je crois qu’il y a un proverbe qui dit « Connaîs ton juge » ou un truc comme ça, c’est peut-être la moitié du proverbe, mais c’est valable pour tout, quoi, donc euh…Ce n’est pas une question de passe-droit, c’est une question que en pratique euh, c’est comme dans la vie euh… tous les jours euh… si tu vas dans un restaurant souvent, quand t’arrives, le serveur il va te choisir une bonne table, bon, même si c’est complet, il va toujours te trouver un truc.

Bon, ben, c’est un peu ça quoi… On n’est pas dans le…on ne viole pas la loi, mais bon euh… Je veux dire, si j’ai une demande de renvoi à faire avec tel président, je sais que ce sera plus facile qu’avec tel autre. Donc ça, ça joue, mais ça joue parce que sur une année, quand tu es là tous les jours, du matin au soir, pratiquement, bon, ben, ça a une incidence importante , quoi. Parce qu’un statut, tu peux le gagner, tu peux le perdre … un rien. » (Entretien du 26.04.2002) (C’est nous qui soulignons).

Comme le dit cet avocat que nous venons de citer, certaines choses ne se disent pas publiquement, il faut donc que le message soit « codé ». Nous l’avons vu, tout ne peut transparaître au risque de modifier la distribution des statu(t)s (LE ROY, 1999 : 51-53) et de troubler alors l’ordonnancement socio-juridique de la société. Le client ne doit pas savoir ce que l’avocat transmet.

Et pour que l’autre croie ce que l’on croit, il faut que l’on soit crédible. Tout cela nous montre finalement que plus que le cas particulier, circonstanciel de son client, c’est une idée générale du réfugié que l’avocat s’efforce de défendre. En vue de défendre ses clients, il mettra en évidence le fait qu’il n’est pas convaincu, qu’il ne croit pas ce que son client lui raconte, qu’il ne croit pas qu’il s’agisse là d’un vrai réfugié.

Il attache donc une certaine importance à la question de la vér(ac)ité substantielle du demandeur d’asile, vrai ou faux réfugié et ne l’évacue pas, comme il le prétend. A quelle(s) logique(s) correspond un tel comportement ? C’est ce que nous allons tenter de découvrir dans le point suivant.

B : Les logiques

A bien les analyser, on constate donc une discordance entre le discours de l’avocat et ses pratiques parmi lesquelles nous incluons la plaidoirie faite en audience. Nous pourrions aussi parler de double discours, d’une part celui fait au client, ou discours public, destiné au grand public, lequel, en définitive, est constitué de clients potentiels et d’autre part, celui tenu aux juges, ses interlocuteurs en audience.72

72 A cet égard, nous avons vu quelle incidence avait cette contradiction sur l’image des avocats, qui nous les faisait apparaître comme opaques, peu transparents,…

Derrière un dossier de requérant d’asile qu’il s’efforcera de défendre du mieux qu’il peut, mais en ayant soin de laisser « voir », « entendre » aux membres de la Commission des recours des réfugiés que, personnellement, lui, il « n’y croit pas », l’avocat signale son attachement à certaines valeurs.

Et ces valeurs qu’il défend se manifestent dans d’autres dossiers, ceux des « vrais » réfugiés qu’il ne faudrait pas mettre en péril sous prétexte d’un trop grand attachement au cas particulier73, ou alors en raison d’une méconnaissance des règles du jeu, ceux des réfugiés qui correspondent à la définition normative donnée par la Convention de Genève relative au statut de réfugié. C’est donc la norme et ses valeurs fondatrices (l’idéologie qui est la base de la Convention de Genève) que l’avocat défend.

En dernière analyse, cela n’a finalement, rien d’étonnant puisque, comme le signalait LEGENDRE, « (l)e juriste, c’est bien cela, le spécialiste , à sa place et selon sa part, d’une manipulation universelle pour l’ordre de la loi. Lui même l’ignore (ou feint de l’ignorer)74 car son savoir est là pour propager la soumission, rien d’autre. » (cité par BISSONNETTE : 102) (C’est nous qui soulignons).

Si nous retournons à la logique que nous avions dégagée préalablement pour l’avocat, nous nous rendons maintenant compte que, bien plus qu’une logique de conjonction, c’est une logique de soumission qui gouverne l’activité, ses discours et ses pratiques, de l’avocat spécialiste en droit des réfugiés. L’avocat a totalement intégré, ingéré la norme sans la discuter.

« Me A : Et donc moi, quand je suis amené à défendre des dossiers dont je n’ai aucune conviction personnelle profonde, pour ne pas dire plus, de la réalité des craintes du client et qu’on réussit à obtenir le statut, je n’en tire, en ce qui me concerne, et ça n’engage encore une fois que moi, aucune satisfaction personnelle parce que je sais que, quelque part, des statuts qui sont accordés, ce sont autant de statuts qui ne sont pas accordés à d’autres, parce qu’on a beau dire qu’il n’y a pas de quotas, bon, je veux dire, quand on regarde les rôles, on voit très bien ce qui se passe.

Et donc, je sais que quand il y a un statut qui est accordé à un bidon, moi , ce que j’appelle un dossier bidon, quelque part, ça prend la place d’un type qui souffre vraiment. Alors euh… c’est chiant quoi ! » (Entretien du 26.04.2002)

73 De façon subsidiaire, le cas particulier a pour lui l’avantage de pouvoir, dans certains cas, « attendrir » un président de section de la CRR. (Entretien du 10.05.2002) Pour cette raison, les avocats veillent aussi à travailler l’image de leurs clients. « Me A : Puis, je les prépare aux questions qu’on va leur poser, je leur dis de changer de coupe de cheveux, d’enlever la montre en or, de ne pas venir avec des baskets, d’enlever le chewing-gum, enfin, tu vois, ça c’est aussi du coaching. » (Entretien du 26.04.2002).

74 Cette ignorance, feinte ou non, de totale soumission à un ordre normatif issu d’une cosmogonie où, comme des électrons, flottent des valeurs, est probablement la raison de notre aveuglement initial. Nous avons dit (Cf. supra, partie I) que l’avocat, à l’inverse des associations de défense des réfugiés en particulier et des étrangers en général, ne portait aucun jugement de valeur sur le cas qu’il était chargé de défendre devant la CRR.

Or, nous voyons bien ici que la croyance qu’il va vouloir transmettre au juge est elle-même ancrée dans des valeurs, les valeurs fondatrices de son univers normatif dont l’instrument principal est la Convention de Genève. Le fait que ce jugement de valeur est implicite, caché ou tu, de manière volontaire pour certains et moins volontaire pour d’autres, explique ce pourquoi, dans une première analyse, il ne nous était pas apparu.

Des incompréhensions subsistent cependant, mais, selon toute vraisemblance, elles proviennent plus d’une interprétation différente, extensive en l’occurrence dans le chef des avocats, de la norme qu’est la Convention de Genève, que d’une « insubordination » à celle- ci.

En effet, on est bien loin d’une logique de conjonction qui privilégierait la complémentarité des différences. On se trouve bien plutôt dans cet archétype de la soumission qu’avait identifié ALLIOT comme propre à nos sociétés « occidentales », « monothéistes » (ALLIOT, 1983) où le Droit, comme Dieu, s’impose de l’extérieur de la société, indépendant et objectif, pour régir cette société selon ses décrets. L’avocat transforme une pensée, un récit, une réalité qui lui est transmise en fonction d’une autre logique, pour la faire correspondre à sa vision de la société et du monde, il n’est que le lieu d’une rencontre, d’une jonction, il ne fait pas la conjonction au sens où l’entendent ALLIOT (Ibid.) et LE ROY (1999).

On retrouve, en droit des réfugiés, cette idée d’une appréhension du réel par le droit qui est encore renforcée par le caractère universalisant de la définition donnée par la Convention de Genève. De même que les « juges », dont nous avons montré que, par leur office, ils légitiment cette vision du monde, les avocats véhiculent cette définition et, plus que tout, défendent les valeurs et idéaux auxquelles il adhèrent. Qu’elles qu’aient été les velléités d’adaptation ou de « reconception » de la Convention de 1951, son esprit est encore bien vivant.

Pour citer ce mémoire (mémoire de master, thèse, PFE,...) :
📌 La première page du mémoire (avec le fichier pdf) - Thème 📜:
Pour une anthropologie juridique du droit des réfugiés
Université 🏫: Université Paris I Panthéon-Sorbonne - Ecole Doctorale De Droit Compare DEA - Etudes Africaines
Auteur·trice·s 🎓:
Hugues BISSOT

Hugues BISSOT
Année de soutenance 📅: Mémoire de DEA - Option : Anthropologie Juridique et Politique - 2001-2014
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