Le recours à la faute contractuelle en droit français

2. Le recours à la faute en droit français
Finalement, le droit que l’on décrit volontiers comme procédural se montre ici moins formaliste. L’absence de notion de faute contractuelle ordinaire est un atout pour plusieurs raisons. Le détour par la faute est inutile et, par conséquent, alourdit les procédures (a). Il est par ailleurs révélateur d’une conception moraliste du contrat, qui peut effrayer le monde de l’entreprise (b).
a. La notion de faute
Les auteurs le reconnaissent tous, même les partisans de la faute ordinaire, l’usage qui est fait de la faute en France est incorrect56. Le doyen Rodière défend avec vigueur l’existence de la faute ordinaire qui, selon lui, ne se confond pas avec l’inexécution. Il précise que vouloir assimiler la faute à l’inexécution (et donc lui nier toute utilité), c’est vouloir remonter au temps de Justinien, où la faute n’avait aucune valeur morale. C’est donc selon lui une faute morale que notre droit veut consacrer. Nous nous permettrons de nous opposer à ce constat, voulu par de nombreux auteurs. Tel est le cas de G. Viney, par exemple57. Mais nous pouvons remarquer que cette volonté ne se traduit ni dans la jurisprudence, ni dans les textes.
La jurisprudence, en effet, confond régulièrement l’inexécution avec la faute ordinaire, rendant le recours à celle-ci inutile et artificiel.
A titre d’exemple, un arrêt de la Cour de Cassation en date du 7 Octobre 1992, rendu en matière de responsabilité médicale, semble confondre la faute avec l’inexécution pure et simple58, en ces termes : « aucune faute ne pourrait être reprochée à M. B. », puis un peu plus loin : « Mme R. n’apportait pas la preuve d’un manquement de M. B. à ses obligations. » Nous constatons que les juges dans l’espèce ne semblent faire aucune différence entre l’inexécution et la faute. Ils utilisent l’un pour l’autre, et font de la faute (résultat d’un jugement moral) le résultat d’un constat de fait.
Parfois même, la jurisprudence montre son manque de précision dans la délimitation de la faute elle-même. Les juges se montrent d’une habileté discutable à distinguer l’inexécution fautive de l’inexécution non fautive.

56 R. Rodière, « Une notion menacée : la faute ordinaire dans les contrats », R.T.D.Civ, 1954, pp. 201 et s.
57 G. Viney, « La responsabilité contractuelle en question », in Mélanges Ghestin, L.G.D.J., 2001.
58 CCass, Civ 1°, 7/10/1992, JCP, 1993, II 22071, note F. Chabas.

La Cour d’Appel de Paris, le 13 Septembre 200059 a retenu que le transporteur, qui s’était fait dérober son camion stationné clefs sur le contact en face des bureaux d’un client, n’a commis qu’une simple « négligence », entendue par le cour comme une faute ordinaire, assimilable à l’inexécution. Mais la Cour d’Appel de Versailles, le 4 Février 200360, a estimé qu’avait commis une faute lourde le transporteur qui s’était fait dérober de la marchandise pendant son temps de repos, sur une autoroute, alors qu’il dormait dans son véhicule.
Il était pourtant plus facile pour le premier transporteur de fermer à clef son véhicule (geste somme toute rapide et peu coûteux) que, pour le second, de prévoir un départ plus avancé, se renseigner sur les aires de repos les moins risquées, voire affecter un deuxième chauffeur pour éviter un arrêt et le vol.
Dans ce dernier cas, le chauffeur a été moralement sanctionné : il a commis une faute lourde. Dans le premier cas, malgré la simplicité du geste à effectuer pour éviter le dommage, le chauffeur n’a commis qu’une simple négligence.
L’espèce citée par R. Rodière61 est également significative. Elle nous prouve que les juges utilisent la faute comme un instrument de répartition de responsabilité, dans les cas où la capacité d’indemnisation est inégale. Nous comprenons alors mal comment cette faute aurait une quelconque valeur morale.
Cet arrêt de la Cour de Cassation du 4 Mars 1954 nous montre à quel point la notion de faute est subjective et ne fait qu’obscurcir les raisonnements. Voici les faits de l’espèce : il neige à Paris. La neige fondante traînée par les voyageurs rend les trottoirs du Métropolitain glissants, et la régie dépêche donc des agents pour nettoyer les quais, satisfaisant amplement ses obligations statutaires (elle en envoie plus que prévu dans les statuts). Une voyageuse glisse sur le sol mouillé du Métropolitain. Elle chute lourdement et ses blessures sont telles qu’elles justifient une incapacité de travail définitive. La Cour de Cassation juge donc, à l’inverse de la Cour de Paris, que l’obligation de sécurité due par le transporteur à ses usagers n’avait pas été exécutée (étant une obligation de résultat), et que la force majeure n’étant pas prouvée, la présomption de faute du transporteur le rendait responsable. La Cour de Cassation a donc reconnu implicitement la faute du transporteur.
Elle reproche donc implicitement de ne pas avoir dépêché plus de personnel pour cette tâche. Mais le nettoyage n’étant pas la principale activité de la Régie des transports parisiens, pouvait-elle faire autre chose ? Est-ce une faute, avec toute sa dimension morale ? En fait, il semble bien qu’il n’y ait de faute ni d’un côté, ni de l’autre.
Nous pourrions même penser que s’il y avait vraiment une faute, ce serait celle de la victime : justifiée par son imprudence, c’est ce que pense R.Rodière62.
L’analyse économique du droit pourrait aussi nous renseigner sur la personne qui doit dans ce cas, supporter la charge du dommage. Le constat est évident : c’est la voyageuse qui était en mesure d’assurer sa protection au moindre coût. Il ne lui coûtait rien de redoubler d’attention sur la neige fondue. Il n’en allait pas de même pour le transporteur qui aurait dû recourir à de lourds moyens pour évacuer la neige, tout en sachant qu’il avait toutes les chances d’être condamné, étant donné le nombre de « victimes » potentielles. Si le droit français raisonnait ainsi, l’effet d’incitation à la prudence porterait ses fruits, rendant ceux qui peuvent assurer leur sécurité et celle d’autrui au moindre coût, responsables en cas de dommage. Mais ceci est un autre débat. Le recours à cette obligation de sécurité est préjudiciable puisque les deux fondements de responsabilité viennent se rencontrer autour du contrat. La situation n’est pas logique : nous voyons que la faute n’a servi qu’à faire supporter le coût du dommage au contractant qui avait la plus grande surface financière.
Nous le voyons avec cette espèce, la Cour de Cassation n’utilise pas la faute dans un sens moral, mais bien d’opportunité (la Régie est une candidate idéale pour l’indemnisation).
Si la faute contractuelle ordinaire n’existait plus, cette affaire ne serait pas différente, mais beaucoup plus claire. La voyageuse aurait pu attaquer la Régie du Métropolitain pour inexécution du contrat de transport et de l’obligation de sécurité implicite. Etant donné que cette obligation est une obligation de résultat en droit français (encore un aspect contestable), le transporteur serait condamné à réparer les dommages, puisque la Cour de Cassation rejette souvent la possibilité d’une exonération par la force majeure en matière de transports (c’est la cas en l’espèce). Point besoin du détour par la faute qui ne fait que jeter le trouble et porter des jugements moraux mal venus, nous obtenons la même solution plus simplement.
Si la faute retrouvait son caractère véritablement moral, elle serait peut-être plus attrayante. Mais à partir du moment où elle se confond quasi-complètement avec l’inexécution, elle n’est plus qu’un instrument d’injustice inutile.
Le Code Civil ne mentionne pas, quant à lui, la faute contractuelle ordinaire. Les textes en matière d’inexécution dans les contrats synallagmatiques ne mentionnent pas la faute et n’en donnent pas de définition.
L’article 1147 du Code se rapproche beaucoup de l’énoncé que nous avons fait de la Common Law. Il ne parle en aucun cas de faute, mais bien au contraire d’ « inexécution » imputable au débiteur, ce qui l’expose au paiement de dommages- intérêts. Il est vrai que l’article 1147 in fine est moins clair : quelle est cette « cause étrangère » qui a un effet exonératoire ? Dans notre optique, nous pouvons estimer qu’il s’agit de l’inexécution fortuite, c’est-à-dire de l’inexécution qui ne résulte pas du fait du débiteur. On pourrait envisager que la fin de cet article ne fait donc qu’amener l’article suivant, sur la force majeure. Prenons l’article 1184 du Code : lui non plus ne parle pas de faute. Il ouvre le choix en matière de contrats synallagmatiques, à la manière de la Common Law, mais renverse la hiérarchie que nous avons remarqué dans la Common Law. En droit français, et c’est un caractère positivement marquant, l’exécution forcée est présentée en premier lieu, avant les dommages- intérêts. Mais toujours pas de mention d’une faute contractuelle ordinaire. En fait, de l’article 1146 jusqu’à l’article 1155 du Code, dans le chapitre sur les dommages- intérêts en cas d’inexécution, nulle part peut-on trouver le terme ou même l’idée de faute. L’article 1137 sur l’obligation de conserver la chose en bon père de famille est un texte spécial, et de même que pour le droit anglais ou américain qui connaissent parfois le critère de l’ordinary man, le critère français n’est qu’une obligation supplémentaire ajoutée à l’obligation de délivrer la chose. On peut y appliquer aussi le même raisonnement qu’aux autres obligations : lorsque la chose arrive détériorée dans les mains du créancier de l’obligation de conservation, il y a inexécution manifeste, sauf à prouver que le débiteur s’est comporté en bon père de famille. Enfin, l’article 1142 du Code est univoque : pour les obligations de faire et de ne pas faire, l’inexécution du débiteur se résout en dommages-intérêts.
La faute n’existe pas dans les textes, et n’est pas non plus clairement définie par la jurisprudence. La raison d’être de la faute contractuelle ordinaire a selon nous, une autre origine : la conception morale du contrat, en France.
b. Une conception morale du contrat
Finalement, et nous sommes convaincus que la faute ordinaire dans les contrats en est une manifestation, le droit français diffère du droit anglais par sa conception morale du contrat. Nous sommes conscients qu’il s’agit d’un côté comme de l’autre, d’un parti-pris idéologique. Le fait étant que la conception économique (voire utilitariste) anglo-saxonne nous paraît plus adaptée à la matière contractuelle.
Quel est le but d’un contrat ? Les contractants veulent (et c’est naturel) accroître leurs patrimoines ou leurs bien-être respectifs, et ils ne veulent pas être tenus de dédommager lorsqu’ils n’ont pas commis de faute (lourde telle que nous l’entendons). Il faut donc leur laisser la possibilité de se dégager d’un engagement infructueux. Au bout du compte, ce qui compte, c’est la meilleure allocation possible des ressources. Du moins est-ce l’avis des Common lawyers.
L’opinion française majoritaire est différente. G. Viney63 affirme clairement que : « Ce qui caractérise en effet l’exécution, c’est qu’elle porte, par définition, sur ce qui est promis et non sur une prestation de remplacement. » Mais alors, que faire si la prestation de remplacement s’avère socialement moins coûteuse que l’exécution forcée ? Doit-on gaspiller les ressources pour faire respecter la parole donnée ? Nous apporterons des éléments explicatifs au sujet de l’analyse économique du contrat dans la suite de l’étude.
J. Huet64 l’affirme : « (…) chacun doit exécuter les engagements qu’il prend. » A cette conception morale du contrat est rattachée l’existence de la faute. En effet, pour cette partie de la communauté juridique française, la faute doit être présente dans la rupture unilatérale des relations contractuelles, car il semble moralement répréhensible de chercher à se dégager de l’engagement pris. L’inexécution en elle- même n’est pas moralement blâmable. C’est ainsi que les juges qualifient presque toujours l’inexécution de fautive. Nous l’avons aperçu plus haut avec l’espèce du 7
Octobre 1992 de la Cour de Cassation. Nous sommes convaincus que cette volonté de protection du débiteur est incontestablement honorable, mais s’accorde mal avec les besoins de la pratique des contrats. Si la conduite du débiteur a été humainement irréprochable (« not beyond the reasonnable expectations » selon une expression courante en Common Law), alors rien ne devrait pouvoir l’empêcher de prouver une cause extérieure exclusive de responsabilité.

63 G. Viney, « La Responsabilité Contractuelle en Question », in Mélanges Ghestin, L.G.D.J., 2001, p. 946.
64 J.Huet, « De l’obligation de donner, la mal-aimée », in Mélanges Ghestin, L.G.D.J., 2001, p. 426 et s.

La faute ordinaire n’existe pas, car il n’est pas immoral de ne pas affecter 1000 personnes au nettoyage des quais du Métro parisien un jour de neige, il n’est pas immoral de laisser ses clefs sur le tableau de bord d’un camion, il n’est pas immoral d’inexécuter une obligation contractuelle. Il n’existe que des inexécutions.
Il faut d’ailleurs conserver la notion de faute lourde : elle a une utilité non négligeable en matière de clauses exclusives ou limitatives de responsabilité, elle surpasse toute exclusion ou limitation de responsabilité. Elle permet aussi de protéger le débiteur d’une action trop aisée, spécialement dans les activités à risque. On pourrait admettre que ces exceptions au principe seraient d’origine législative et d’énumération stricte, pour éviter un élargissement non-contrôlé. On peut envisager qu’à l’image du droit administratif, elle joue un rôle en matière de responsabilité médicale : nous pourrions envisager que, pour entraîner la responsabilité du médecin, il faille prouver une faute « caractérisée » pour reprendre le vocabulaire administratif le plus récent65, soit l’équivalent peu ou prou de la faute lourde. Des domaines sensibles pourraient ainsi être protégés des recours trop fréquents à cause d’un aléa très présent (sauvetage et domaine médical). Cela aurait aussi le mérite d’harmoniser le droit administratif et le droit civil quant à ces domaines qui ne connaissent pas aujourd’hui de principes similaires de mise en oeuvre de responsabilité.
Le droit anglais s’est affranchi depuis longtemps de la faute contractuelle ordinaire, à nous d’achever l’évolution et de donner à la responsabilité contractuelle un nouveau visage et une autonomie souhaitable. Comme le précise D. Tallon, se baser sur la responsabilité délictuelle, c’est encourir le risque de connaître la même déliquescence de la faute que dans ce domaine66.
Finalement, comme le reconnaît C. Jamin67 : « le débat à venir n’opposera peut-être pas tant les défenseurs du tout-Etat à ceux du tout-contrat que les tenants du couple Etat-social aux promoteurs d’un possible couple marché-droits de l’Homme. Avec peut-être à la clef un changement de paradigme, celui qui avait réussi à s’imposer au début du XX° siècle. Nous en aurions alors terminé avec le droit social du contrat qu’avaient su inventer quelques civilistes imaginatifs… » En effet. Et ce paradigme pourrait bien être celui qui séduit depuis cinquante ans les juristes de Common Law : l’application du paradigme économique aux droits, et dans notre étude, au droit des contrats.

65 La notion de « faute caractérisée » a été introduite par la loi du 4 Mars 2002, et a été reprise par : CE, 06/2003, « Assistance publique des hôpitaux de Paris contre Mme M. ».
66 D. Tallon, « Pourquoi parler de faute contractuelle ? », op. cit., p. 435, 3° et 4°.
67 C. Jamin, « Une brève histoire politique des interpétations de l’article 1134 du code civil », Dalloz 2002, chroniques p. 901 et s., in fine.

Lire le mémoire complet ==> (Le traitement de l’inexécution (la breach of contract))
Mémoire D.E.A. de Droit Des Contrats, Option Droit Des Affaires
Université De Lille II – Centre RENE DEMOGUE – Droit Des Contrats
Ecole doctorale des sciences juridiques, politiques, économiques et de gestion
 

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