Une identité schizophrénique, Histoire d’une construction

Une identité schizophrénique, Histoire d’une construction

3. Une identité schizophrénique

3.1- Histoire d’une construction identitaire

Notre logique besoin de repères, la référence à l’histoire nous a semblé indispensable à la maîtrise du présent, voire au développement de quelques perspectives. Si les Arts parviennent à se frayer un passage au travers du filet dominé par la politique, la vie quotidienne et la mémoire industrielle ont longtemps été en reste. Aborder l’histoire nous ramène immanquablement au politique par le biais de l’histoire sociale, industrielle, et l’économique.

D’où faire partir l’histoire du design : de l’homme des cavernes, des grandes manufactures royales des XVIIe et XVIIIe siècles, qui dans toute l’Europe préparaient la voie à la révolution industrielle, de l’invention de la machine à vapeur en 1769 qui permit d’envisager la production en série ?

Il nous incombe dès lors de définir un postulat : disons que l’histoire du design est liée au développement de la société industrielle dans laquelle nous sommes depuis la fin du XVIIIe siècle. La profession de designer n’existe pas encore.

Ingénieurs, artistes, typographes, décorateurs, ébénistes, techniciens, architectes, se partagent la création de produits dont bons nombres sont destinés à l’élite. Période féconde en création, mais pauvre en retombées sur les modes de vie de la masse populaire.

* Le XIXe siècle

Considérons donc que l’histoire du design est indissociable de la révolution industrielle et qu’elle apparaît en même temps que se généralise l’usage de la machine, pour la fabrication d’un nombre toujours plus grand d’objets destinés à un nombre lui-même de plus en plus étendu d’usagers. et bientôt de consommateurs.

Au milieu du XIXe siècle, la firme Thonet, (établie à Vienne) est la première à imaginer des solutions techniques permettant de produire à grande échelle un mobilier destiné à un large public et aux collectivités.

La mise au point des techniques de courbage du bois, la standardisation des éléments composant les sièges; la fabrication mécanique, le souci du prix de revient – donc du prix de vente – déterminent dans une large mesure l’esthétique du mobilier produit par la firme, puis par ses imitateurs : dépouillement formel, nudité des surfaces, légèreté, transparence, facilité d’entretien etc., soit une première alliance de l’efficacité plastique et de la fonctionnalité.

Parallèlement à cette production de masse (la fameuse chaise n° 14 se chiffrera en millions d’exemplaires diffusés dans le monde entier), la seconde moitié du XIXe siècle est habitée par une véritable obsession : inventer des formes nouvelles, mais dans un contexte de méfiance à l’égard du machinisme et au profit de procédés artisanaux d’une grande sophistication, combinés avec l’utilisation de matériaux précieux et rares pour la création d’objets raffinés et souvent uniques.

Cette attitude initiée en Grande Bretagne par le milieu préraphaélite de William Morris (fondateur du mouvement Arts and Crafts) gagnera l’Europe entière. D’une esthétique. organique, d’inspiration florale, la ligne « coup de fouet » caractéristique de l’Art Nouveau ne sont pas contradictoires avec les sinuosités, le dynamisme des meubles de Thonet.

  • * De 1907 à 1914

Hermann Muthesius est chargé de former le Deutscher Werkbund. Cette association a pour objectif de réunir tout le potentiel de créateurs, de décideurs, d’hommes politiques et industriels, pour doter l’Allemagne nouvellement constituée, d’une superstructure capable d’harmoniser les forces vives, pour que l’ Etat allemand soit le 1er pays industriel.

En 1914, le mot d’ordre est : »l’art n’est pas un luxe, mais une force économique ». Il faut donc reconsidérer les produits de l’industrie, leur ôter leur caractère post-artisanal. « Les nouvelles formes seront internationales, mais la nouvelle forme internationale se créera en Allemagne ».(propagande nationale).

Une stratégie de typification, de standardisation fut mise au point : adaptation des produits et de leur image à l’idéologie de conquête. Il y a adhésion à une éthique industrielle. L’art se recommande de l’industrie et se met à son service. Le but est d’introduire un goût sûr, universellement valable dans le monde industriel, et les formes de la vie sociale tendaient elles aussi à se ressembler.

Cette tendance à la rationalisation se manifeste et se généralise dans nombreux autres pays, notamment par les architectes : Sullivan et Wright aux Etats-Unis, Mackintosh en Ecosse, Perret en France et surtout Hoffman et Loos en Autriche qui s’élève contre l’utilisation abusive de l’ornement : « l’ornement est un crime ».

  • * Les années 20

Avec les années 20 se développe une esthétique. de l’efficacité alimentée à la fois par les conquêtes du machinisme et le nouveau langage plastique des avant-gardes artistiques : Cubisme, constructivisme, futurisme.

Une véritable obsession machiniste se développe qui se traduit par l’apparition à la production du mobilier des techniques du tube métallique courbé.

C’est dans ce contexte que naissent les ateliers du Bauhaus L’idée selon laquelle le design serait à la fois une pratique créatrice et une manière d’explorer le futur par des propositions utopiques, est issue du Bauhaus : là où paradoxalement, il ne sera jamais question de design mais d’atelier de création dont l’objectif premier sera de réconcilier l’art et l’artisanat, l’invention et le savoir-faire, soit une collaboration art/industrie, réunis. C’est la pluridisciplinarité qui est recherchée, une synthèse des arts.

La théorie fonctionnaliste, issue du Bauhaus, synthétique et efficace, unifie, pour la bonne conscience des créateurs et pour le bien du système capitaliste, un arrière plan humaniste, fortement teinté d’idéologie marxiste.

Apparaît le binôme production – consommation : la forme suit la fonction, celle-ci déterminée par les besoins humains dont la théorie dogmatique affirme qu’ils sont les mêmes pour tous et qu’ils doivent être servis par des produits identiques dans une société qui tend à s’internationaliser dans la lutte des classes.

Les soviétiques vont même remplacer les termes « créer » et « création » par « produire » et « production ». L’objet ne doit se justifier que par son utilité sociale. Sa forme n’est que la conséquence de sa fonction et de sa structure. Alexei Gan, dans « le constructivisme », paru en 1922, explique les nouvelles orientations :

« L’heure a sonné pour l’art appliqué pur. Une époque d’expérience sociale lui a succédé. Nous allons introduire l’objet utilitaire, avec sa forme propre et acceptable pour tous. Rien ne viendra au hasard, rien ne sera gratuit. L’art est mort. Il n’y a de place pour lui dans l’univers de l’activité humaine. Travail, technique et organisation ! »

  • * Les années 30

La plupart des mouvements artistiques qui se développent après la première guerre mondiale montrent les mêmes préoccupations :

  • * la synthèse des arts
  • * un lien étroit entre l’art et la vie
  • * l’art à la portée de tous (voir la prolifération de manifestes lancés par les artistes)

Le mythe de l’art créateur de modernité remplace celui de l’art pour l’art : que l’art envahisse la vie ! Ceci explique que les artistes s’intéressent alors à l’architecture et aux arts appliqués. (constructivistes en Russie, De Stijl en Hollande)

Comme à la Renaissance, beaucoup d’artistes réalisent à la fois tableaux, meubles, objets, projets d’architecture.

Le style Art-Déco naît de la prise de conscience par les créateurs des possibilités qu’offrent les progrès de la fabrication industrielle.

Parallèlement se développe un retour à la tradition du bois et à certaines valeurs vernaculaires, particulièrement en Scandinavie avec Alvar. Aalto. Le recours rassurant au biomorphisme, à la sensualité ondoyante des volumes et des contours, sans négliger un certain penchant pour l’irrationalité surréaliste alors très en vogue, n’excluent pas l’innovation technique et la mise en œuvre de solutions inédites toujours pensées en fonction d’une production industrielle et sérielle.

Mais la crise économique des grands pays industrialisés met un terme à la « modernolâtrie »1 en vigueur.

Aux Etats Unis, le design de produit s’organise comme une pratique professionnelle, au moment de la grande crise de 29 : une des toutes premières agences de design, celle de R. Loewy, s’ouvre sur une proposition assertorique qui résonne comme un slogan markétiste : »la laideur se vend mal ». D’une manière à peine voilée, R. Loewy scellait ainsi une union sacrée entre le créateur d’objets industriels, le monde de la production et celui de la consommation.

En 1930 en France, face à une tendance luxueuse en décoration – par exemple la production de Rulhmann – et afin de créer des objets en accord avec les nécessités économiques, en utilisant les possibilités offertes par l’industrie., naît L’ Union des Artistes Modernes dont le comité directeur comprend R. Herbst, R. Mallet-Stevens, H. Henry…C’est la naissance du design en France.

L’idéologie du groupe est compréhensible dans l’extrait du Manifeste suivant:

On pourrait admettre comme un critérium quasi indiscutable qu’une forme standard pour être facilement fabriquée et naturellement utilisable doit être forcement belle.

1 Terme emprunté à Jacques Beauffet, conservateur au musée d’Art Moderne de Saint Etienne.

  • * Les années 40 et 50

En France, ces années sont marquées par la guerre et ses conséquences. Les priorités en cette période difficile de la reconstruction sont de répondre aux problèmes de logement. Le mobilier est essentiellement destiné aux collectivités.

Parallèlement, les années 50 sont aussi marquées en France, et dans une certaine mesure en Italie, par un fort retour à l’esprit des Arts-Déco : exubérance du style qui ressuscite les exagérations de combinaisons formelles et de matériaux. Le regain d’intérêt pour les techniques traditionnelles proches de l’artisanat, comme la tapisserie ou la céramique, signale cette volonté de concilier tradition et modernité. L’époque est aux contradictions.

L’expansion économique s’accélère et modifie les conditions de la production. Le design industriel pénètre dans les entreprises tel que Braun, IBM et Olivetti. La profession de designer industriel s’organise sur le plan international, en reprenant à son compte les idées forces du fonctionnalisme et de mouvement moderne.

Deux initiatives vont jouer un rôle considérable dans le développement du design fonctionnel : le Council of Industrial Design mis en place à Londres en 1944, dont les activités visent à démontrer pour l’industrie les avantages d’une attitude intégrée devant le design, et à encourager un échange d’inspiration entre les designers et les ingénieurs; et plus tard, en 1953, la création de la Hochschule für Gestaltung d’ Ulm, en Allemagne, définit comme la continuatrice du Bauhaus.

A l’occasion d’une conférence à l’Exposition Universelle de 1958, Maldonado (directeur après Max Bill de l’école d’Ulm), relance le débat sur la relation entre l’Industrial Design et l’esthétique, controverse caractéristique de l’état d’esprit qui règne à la fin des années 50 et porte sur une critique du « styling » américain.

  • * Les années 60 et 70

Années jeunes, optimistes et prospères, à l’inverse de la décennie passée, elles voudront se délivrer des contraintes d’une tradition sclérosante, comme aussi bien des effets d’un « modernisme » froid et austère. C’est une période de transition, le passage de la « modernité classique » (société industrielle), à la crise de cette même modernité (société post- industrielle).

Même si la France est d’abord résistante à cette modernisation, peu à peu, la liberté d’invention des créateurs se trouve stimulée par l’influence des médias et des appels à la consommation (le pouvoir d’achat est multiplié de quatre à dix fois selon les pays pendant les années 60 et 70), et activée par l’apparition de nouveaux matériaux de plus en plus malléables, transformables, séduisants, ludiques, bon marché, susceptibles d’épouser une infinité de formes, de recevoir toutes sortes de traitements colorés. L’ère de la matière plastique, de la polychromie, du synthétique, du gonflable, du cinétique est ouverte.

Pourtant, ce qui est demandé au designer relève souvent du marketing et de la communication : l’objet doit séduire le nouvel utilisateur (fonction de capotage, de carrossage). Malgré cela, comme la plupart des designers de l’époque sont des architectes, ils seront influencés par l’utilisation rationnelle des matériaux nouveaux les conduisant vers un dépouillement de la forme, une intransigeance esthétique et un nouveau formalisme.

Les années 60 sont aussi celles du Pop Art. Pour les architectes et designers italiens, ce mouvement représente un changement de sensibilité et une modification théorique profonde par rapport au rationalisme. Andrea Branzi1 remarque :

« En 50 ans, on est passé d’une civilisation de la machine à une civilisation de la consommation. Les valeurs s’étaient totalement inversées et le mécanisme de l’induction des besoins prenait la place de ce qui avait été le projet rationaliste. »

Le Pop Art a influencé les premiers groupes de l’avant-garde italienne Archizoom et Superstudio, véritables laboratoires d’expérimentation, que l’on a qualifié de design alternatif. Ces groupes inscrivent le design dans un projet utopique de reconstruction du monde social.

Les aspects les plus significatifs de cette culture de transition sont :

  •  la récupération du travail artisanal dans la conception du produit industriel
  •  la mise en évidence de la « pauvreté » du design fonctionnaliste et de la priorité d’autres formes d’expression à vocation symbolique
  •  la volonté de susciter l’émotion par un langage personnalisé et diversifié
  •  l’utilisation de l’ironie pour souligner l’absurdité de certains processus de production et de création, pour en relever les limites
  •  la manipulation de l’utopie et de la fantaisie comme possibilité de mise en évidence d’une expression barrée par la réalité objective de la production.

1 Andrea Branzi, entretien avec François Burkhardt et Cristina Morozzi, Paris, Dis Voir, 1997.

  • * Les années 80

Si aux précédentes décennies, la modernité était totalement fantasmée, les années 80 voient s’évanouir le mythe machiniste, et dans le même temps se met en place une nouvelle culture de l’immatériel et du virtuel. Les créateurs vont s’attacher à élaborer des objets qui imposent une plastique forte, capable de répondre à un réel besoin d’identification. Une esthétique peu soucieuse de manifester la fonction ou la technique, s’oriente vers d’autres valeurs plus chaleureuses et attirantes.

Menphis et Alchimia sont peut-être les deux groupes italiens qui illustrent le mieux ces évolutions : l’objet ne vise plus la fonctionnalité stricte, la transparence, l’intégration, mais au contraire sa capacité d’affirmer auprès de nous sa présence insolite ou attachante (sans pour autant tomber dans la préciosité plastique ou la mièvrerie).

D’autre part, une autre tendance se propage dans le champ de l’architecture: le post-modernisme, architecture que l’on a nommé architecture d’auto-punition, dont R. Venturi, architecte américain, avait définit la trame dès 1966 en faisant paraître un pamphlet : « de l’ambiguïté en architecture ».

Il s’agit d’un véritable mouvement de révolte contre l’hyper – fonctionnalité, contre le dogme du purisme ou le culte industriel, et contre le « style pénurie ». Il opère un certain retour au passé et à la tradition, développant une architecture résolument mêlée, inséparable du folklore ou des considérations locales (environnement).

Venturi prône la coexistence des styles, condamnant vivement le « less is more » du Bauhaus, il réplique par un « more is not less » et même par un « less is a bore ».

Les années 80 sont également celles de la réappropriation de la technique inculte pour la transformer en matériel imaginaire : c’est ce que nous appelons néo-primitivisme, influencé par l’Arte Povera. Nous sommes là dans une recherche de signes, clés primordiales de notre propre culture.

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