Le mystère d’autrui : éclairage philosophique

Le mystère d’autrui : éclairage philosophique

La question de l’altérité

Difficile à réfléchir, confrontant à vivre, la question de l’altérité est une question immense. Dans notre étude, nous ne ferons que l’effleurer. Pour un premier éclairage sur la question d’autrui, tournons-nous tout d’abord vers la philosophie.

Le mystère d’autrui : éclairage philosophique

La philosophe S. Courtine-Denamy, dans son article de l’Encyclopaedia Universalis13, nous en propose une première synthèse : « Soi et autrui, identité et différence. D’une part, être conscient de soi, se saisir comme un Je, un sujet, privilège exclusivement humain.

D’autre part, autrui, le différent, ce qui m’est étranger, un moi qui n’est pas moi et qui se prétend toutefois mon semblable, mon alter ego » (2004). Comment saisir le mystère d’autrui ? Comment parvenir à rendre compte « de l’autre que moi, de cet étranger qui est aussi mon semblable ? » (Ibid., p. 3).

La question de la relation à l’autre ne peut faire l’économie de la question de l’autre. Mais « saisir » l’autre au sens de parvenir à le penser, à l’atteindre par la réflexion, ici philosophique, reste délicat : « Toute la difficulté de la saisie constitutive d’autrui vient en effet de ce qu’il n’est pas seulement une ‘chose’ du monde ni même une ‘objectivité vivante’ mais un ‘sujet’ qui me perçoit à son tour comme sujet et objet : je le constitue autant qu’il me constitue » (Ibid.). Il y a donc là aussi une réciprocité à l’œuvre, mais celle-ci semble constitutive tant de la saisie panoramique de soi que de l’appréhension véritable d’autrui. Il y a fort à parier que cette intrication entre soi et l’autre telle que la donne à voir la philosophie va exercer ses effets jusque dans la relation en acte, relation à soi comme relation à l’autre.

Tenter de « penser » la question d’autrui prend pour nous une dimension pragmatique. Loin d’un projet d’élaboration conceptuelle, nous saisissons dans cette brève rencontre avec la philosophie l’invitation à « penser aussi loin qu’on peut, et plus loin qu’on ne sait » que nous propose Comte-Sponville (2002, p. 16). Ce pari de « penser mieux, pour vivre mieux » que nous propose le philosophe nous semble à saisir ici, quand nous tentons d’approcher la complexité de la définition de soi et d’autrui.

Et puis il y a la pratique. La pratique de la relation. Pour vivre au milieu des autres, et à plus forte raison à deux, il est demandé de ne jamais oublier que l’autre est un être différent de soi. Atteindre cette différence est un défi.

Et la philosophie nous avertit qu’il n’est pas possible d’y parvenir seul, c’est-à-dire sans l’autre, cet autrui que précisément que nous tentons de rejoindre et qui encore une fois, nous définit tout autant que nous le définissons. Examinons quelques propositions philosophiques à ce sujet.

13 Pour une première vision synthétique de l’altérité, nous recommandons la lecture de l’article de Sylvie Coutine-Denamy dans lequel elle reprend l’évolution des points de vue à travers la pensée des grands philosophes (Encyclopaedia Universalis).

Avançons tout d’abord que la tentative de définition stricte de soi, indépendamment de l’autre, est risquée, voire vaine. Chez Descartes (1596-1650), l’affirmation du sujet – le cogito cartésien – « qui exprime la conscience de soi-même du sujet pensant » ne parvient pas à établir l’existence de l’autre.

Encore une fois, quand il tente de se définir par lui seul, « l’ego manque l’alter ego » (Courtine-Denamy, op. cit., p. 2). Et les philosophes s’essaieront à d’autres propositions pour aller vers une juste reconnaissance de l’existence d’autrui.

Kant (1724-1804), par exemple, introduira la notion de respect au sein de laquelle émerge une facette de l’expérience d’autrui. Fréquenter la pensée de Kant nous amène à réfléchir au rapport à autrui sous un angle essentiel : autrui est-il pour nous un moyen ou une fin ? De la conscience et de l’exercice de cette distinction vient pour lui la définition d’une « personne » : « Les êtres raisonnables sont appelés des personnes parce que leur nature les désigne déjà comme des fins en soi, c’est-à-dire comme quelque chose qui ne peut être employé simplement comme moyen, quelque chose qui, par suite, limite d’autant toute faculté d’agir comme bon me semble, et qui est un objet de respect » (Kant, cité par Courtine-Denamy, op. cit., p. 6).

Il y a là matière à réflexion et mieux encore, à définition de soi et de l’autre. Mais s’il y a là une invitation à ne pas réduire l’autre à un moyen – fut-ce celui du déploiement de son être-à-soi – il ne s’agit pas d’introduire un jugement de valeur sur les inévitables moments où nous nous voyons à l’œuvre dans l’utilisation de l’autre comme moyen de nos propres fins. Discerner n’est pas ici synonyme de condamner.

Le dernier intérêt de l’évocation de la pensée kantienne pour nos réflexions que nous soulignerons ici est que sa proposition déplace l’enjeu de la saisie d’autrui : « c’est au sein de l’éthique et non plus de la perception qu’autrui m’apparaît comme une ‘personne’ », nous dit Courtine-Denamy (Ibid.).

Il est difficile de tenter une approche philosophique de la question d’autrui sans faire référence à Martin Buber (1878-1965) et son ouvrage principal Je et Tu (1969)14. « Au commencement est la relation », nous dit Buber, qui bien avant les avancées contemporaines de la psychologie du développement, a mis la relation au cœur de la construction des êtres humains (p. 38-60).

Mais la relation à laquelle le philosophe fait référence renvoie de façon radicale à une réciprocité des présences, unifiante et immédiate : « la relation avec le Tu est immédiate. Entre le Je et le Tu ne s’interpose aucun jeu de concepts, aucun schéma et aucune image préalable et la mémoire elle-même se transforme quand elle passe brusquement du morcellement des détails à la totalité. […] Tout moyen est obstacle. Quand tous les moyens sont abolis, alors seulement se produit la rencontre » (Ibid., p.30). Cette rencontre est fondatrice de l’être humain.

Comme le commente Bachelard dans la préface de l’ouvrage cité précédemment : « L’efficacité spirituelle de deux consciences simultanées, réunies dans la conscience de leur rencontre, échappe soudain à la causalité visqueuse et continue des choses. La rencontre nous crée : nous n’étions rien – ou rien que des choses – avant d’être réunis » (Ibid., p.9).

Buber nous invite à nous laisser atteindre par une rencontre dont la modalité se tient en amont des sentiments : « L’acte essentiel qui crée ici l’immédiateté et le plus souvent interprété en termes de sentiments et, pour cette raison, méconnu.

Des sentiments accompagnent le fait métaphysique de l’amour, mais ils n’en sont pas la substance » (Ibid., p.34). Sa description des nuances entre les sentiments mis en jeu ici et l’amour est éloquente :

Mais l’amour est un. Les sentiments, on les ‘a’; l’amour est un fait qui ‘se produit’15. Les sentiments habitent dans l’homme, mais l’homme habite dans son amour. Il n’y a pas là de métaphore, c’est la réalité. L’amour n’est pas un sentiment attaché au Je et dont le Tu serait le contenu ou l’objet; il existe entre le Je et le Tu. Quiconque ne sait pas cela, et ne le sait pas de tout son être, ne connaît pas l’amour, même s’il attribue à l’amour les sentiments qu’il éprouve, qu’il ressent, qu’il goûte et qu’il exprime » (Ibid.).

Dans le cadre de la rencontre entre deux êtres humains qui choisissent de s’unir, Buber insiste sur la nécessité de la rencontre des présences, qui renvoie à la rencontre avec l’essence de l’a

mour.

Enfin, dans notre réflexion philosophique sur la question d’autrui, nous évoquerons Ricoeur et sa proposition d’une approche conjointe de soi et d’autrui qui conjugue « estime de soi » et « réciprocité » (Ibid., p. 10). S. Courtine-Denamy nous l’esquisse dans les propos suivants : « C’est l’amitié qui caractérise les relations interpersonnelles et qui permet une égalité entre deux individus uniques.

Seule une relation de réciprocité peut instituer l’autre comme mon semblable et moi-même comme le semblable de l’autre : l’estime se soi, loin de replier sur le souci de soi accorde à l’autre les mêmes possibilités d’action et de vie heureuse que pour moi-même.

La condition pour que cet autre demeure un autre que moi et ne se réduise pas à un alter ego, une reduplication du moi, tient dans cette relation mutuelle qu’est l’amitié où chacun aime l’autre en tant que ce qu’il est (Aristote) » (Ibid., p.12).

À ces propos, ajoutons que Ricoeur prend en compte « l’élan de soi vers l’autre » (Ibid.), l’ « amitié » se posant ainsi en modalité de réciprocité qui dépasse la simple obéissance à un devoir de considération envers l’autre.

Terminons cette évocation par les propos de Courtine-Denamy, encore : « une telle réciprocité suppose d’une part qu’il faut être ami de soi pour être ami de l’autre, c’est-à-dire que l’existence de l’homme de bien soit désirable pour lui-même, et d’autre part que l’homme bon et heureux a néanmoins besoin d’amis » (Ibid.).

L’autre, un être différent de soi

Revenons à la vie à deux, dans laquelle il est important de ne jamais oublier que l’autre est un être différent de soi. Cela implique qu’il ne perçoit pas les autres ni le monde comme nous les percevons, qu’il se les représente différemment.

Cela signifie également qu’il n’a pas non plus les mêmes envies, les mêmes projets ni les mêmes besoins que soi-même. Approcher l’autre est donc un véritable défi : « L’énigme qu’est l’Autre recule comme l’horizon à chaque pas que tu fais vers lui », nous dit Christiane Singer (2000, op. cit., p.90).

Comment, par quelle magie et pourquoi se fait-il que nous nous unissions à quelqu’un d’aussi différent ? Y aurait-il là matière à découverte, matière à apprentissage ?

L’autre un inconnu à découvrir

Le mystère d’autrui peut faire entrevoir la relation – et tout particulièrement la relation de couple – comme une gageure, un projet dans lequel se tient trop d’inconnu. Si nous ajoutons à cela que les être humains en présence sont des êtres « inachevés » au sens où leur construction identitaire n’est bien souvent pas aboutie et où ils n’ont pas déployé leur pleine potentialité, le projet de vivre à deux semble reposer sur des bases extrêmement vulnérables.

C. Singer s’en fait d’ailleurs l’écho : « Qui oserait en pleine conscience lier sa vie à quelque personnage indéfini qui, de ses milles visages, n’en a montré qu’un ou deux, tout au plus trois et ne connaît de toi que quelques balbutiements préliminaires ? Marier l’une à l’autre deux mouvances, deux ébauches d’être ! Car ce n’est bien sûr pas de personnes qu’il s’agit mais d’élans, de devenirs, de vagues houleuses ! » (Ibid., p.65).

Si nous acceptons l’idée que l’autre est comme soi-même, en devenir, en changement et que deux personnes qui s’unissent sont peut-être vouées à évoluer différemment, cela vaut-il la peine de prendre le risque de l’autre ? Regardons ce qu’en pense Singer : « Comment s’engager dans un processus dont on ignore où il mène? Et si ce questionnement lui-même était abstrus ? Imaginons un seul instant que le pouvoir nous soit octroyé de choisir notre père, notre mère, notre hérédité, notre caractère, notre visage. Épouvante! […] Elle est burlesque l’illusion d’avoir le choix ! » (Ibid., p.17-18).

Oser se lier à un être inconnu reste donc un pari fou, tant au vu de la différence de l’autre qu’au vu de l’inachèvement des êtres en présence. Peut-être est-ce là une des magies de l’amour de pouvoir relier des personnes qui, en dehors de cette relation, seraient totalement étrangères l’une à l’autre ? Pour aller plus loin, regardons quelques-uns des effets de la relation.

L’autre, une contrainte potentialisante

La relation à l’autre – dans le cadre du couple mais également au-delà – est aussi une occasion de mieux se connaître, d’apercevoir des pans de soi-même qu’il serait impossible de saisir autrement. Sartre écrivait à ce propos : « J’ai besoin d’autrui pour saisir à plein toutes les structures de mon être » (cité par Courtine-Denamy, op. cit.).

N’y aurait-il pas là une opportunité de grandir et d’aider l’autre à grandir également, en conscience et en humanité, chacun entrevoyant ses propres limites et trouvant dans une démarche de renouvellement des opportunités pour les dépasser ? Dans la démarche de transformation de soi telle que la propose la psychopédagogie perceptive, le projet n’est pas de « devenir libre d’être soi aux dépends des autres ». Pour Singer, la chose est entendue : « L’autre est la frontière que la Vie a dressé devant toi, afin que tu ne sois pas perverti par ta toute-puissante » (2000, op. cit., p. 90).

L’autre nous rappelle ainsi à une véritable humanité dans laquelle prendre soin de son devenir propre ne s’entend pas sans prendre en compte le devenir de l’autre à ses côtés. Dans ce double mouvement, il est bon de s’entendre rappeler que l’existence de l’autre à nos côtés n’est pas une invitation à exercer sa propre force pour le changer mais bien à s’apercevoir et à examiner de près ce qui chez nous mériterait mise en travail.

Singer, toujours : « L’œuvre qui t’était confiée n’était pas l’autre, c’était toi ! C’était à ton humanité, à ta loyauté que tu étais invité à travailler, pas à celle de l’autre ! » (Ibid., p. 65). Il y a là de la part de l’auteur une invitation à une forme profonde de respect : « Le cadeau que je peux te faire, c’est de retirer de toi toute la volonté de transformation que j’y ai mise – par zèle ou par ignorance -, la retirer de toi pour la remettre où elle a sa vraie place : en moi » (Ibid., p.90).

La rencontre avec l’autre : Un enjeu de conscience, de réalisme pour un « grandir » ensemble

Entre ne pas essayer de changer l’autre mais en même temps ne pas tout accepter, entre oser devenir soi mais ne pas ignorer l’existence de l’autre à nos côtés, nous avons là une invitation à un cheminement délicat.

Nous l’avons exprimé dans les pages dédiées à la présentation de la psychopédagogie perceptive, nous émettons l’hypothèse que le rapport au sensible offre des voies de passage inédites vers un savoir-grandir-ensemble. Nous trouvons un magnifique écho de ces réflexions dans les propositions d’Yvan Amar autour de la « relation consciente ». Pour l’auteur de L’effort et la grâce (1999), il est clair que la relation consciente n’est pas là

« pour améliorer et aménager la relation évitée ordinaire, ni pour s’organiser des relations supportables, non conflictuelles ou constructives. » (p.62) car, dit-il, « il n’est pas question de relation réussie mais de conscience dans la relation, pour découvrir fondamentalement ce qu’est la vraie nature de la relation » (Ibid.).

Sur ce chemin exigeant, il est question de l’articulation vraie des différences et bien souvent, celle-ci ne va pas sans inconfort : « c’est au cœur de la relation consciente, de la friction consciente que s’établit cette reconnaissance qui nous grandit […] Dans la relation évitée, on est dans le lien fictif, il faut passer du lien fictif au lien frictif » (Ibid.).

Comment les personnes investies dans une démarche autour du sensible relèvent-elles ce pari ? Comment s’articulent-elles avec ces contraintes ? Les participants de notre recherche nous en apprendront davantage à ce sujet.

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