Des brevets larges dans des domaines propices au hold-up

Des brevets larges dans des domaines propices au hold-up

Chapitre 2 – Aspects stratégiques

Tout qui a entendu parler des patent trolls a entendu parler du cas « BlackBerry », du nom de ce smartphone développé et commercialisé par la société canadienne Research in Motion (RIM)54. Le premier BlackBerry fut lancé sur le marché en 1999 et, un an plus tard, NTP, Inc.55, une patent holding company, une firme spécialisée dans l’acquisition de brevets, proposa à RIM d’acquérir une licence d’exploitation pour les brevets qu’elle détenait.

Ceux-ci portaient sur une technologie de transfert d’e-mails proche de celle utilisée par le BlackBerry56. Leur proposition restée sans réponse, NTP engagea des poursuites à l’encontre de RIM devant le United States District Court for the Eastern District of Virginia57 en 2001. En août 2003, le tribunal entendit la demande de NTP, reconnut ses brevets comme valides et condamna la société RIM à 53,7 millions de dollars de dommages et intérêts58, la violation ayant été jugée volontaire59.

De plus, le juge prononça une injonction interdisant à RIM de fabriquer, utiliser ou vendre des appareils BlackBerry, ce qui revenait, en fait, à condamner la compagnie à une faillite certaine. La force exécutoire de ce jugement fut cependant maintenue en suspens pendant la procédure d’appel.

Durant la procédure d’appel, des négociations, hors du tribunal, eurent lieu entre les deux parties mais sans succès. Les décisions60 de la United States Court of Appeals for the Federal Circuit confirmèrent partiellement la décision prise en premier degré de juridiction et l’affaire fut renvoyée devant le District Court, deux brevets litigieux ayant été annulés par l’Office américain des brevets, l’USPTO, durant la procédure. Avant que le juge ne puisse à nouveau se prononcer sur l’affaire, RIM conclut, en mars 2006, un accord de licence d’exploitation perpétuelle avec NTP pour un montant de 612,5 millions de dollars61.

Ce cas de jurisprudence est particulièrement illustratif de l’action des trolls et des stratégies qu’ils poursuivent. Dans les sections suivantes, nous étudierons brièvement les caractéristiques principales de la pratique du patent trolling. Nous évoquerons successivement les brevets que les trolls détiennent de préférence, l’absence de réciprocité, leur stratégie d’attente et leur opportunisme. Nous terminerons par l’analyse de deux business models de trolls actifs aujourd’hui.

Rappelons, pour autant que de besoin, que la mécanique de la stratégie des trolls est huilée par le caractère parfaitement légal de leur action. Le patent trolling existe en bonne partie parce que cette pratique n’enfreint aucune loi. Certains crieront, dans certains cas, à l’abus de droit mais l’on aperçoit la faiblesse d’un tel argument face à un droit de propriété. Le brevet, nous l’avons vu, est en effet un titre qui matérialise un droit de propriété et qui confère donc les trois prérogatives classiques de ce droit : usus, fructus, et abusus.

Section 1

Des brevets larges dans des domaines propices au hold-up

L’une des composantes de l’activité quotidienne d’un patent troll consiste en l’acquisition de brevets, qu’ils pourront ensuite utiliser pour mettre en œuvre la seconde composante de leur métier : l’action contre les contrefacteurs.

Il est des domaines qui fournissent un terreau plus propice à l’action des trolls que d’autres. Les brevets logiciels et ceux portant sur des business methods sont très prisés par les trolls, bien plus que ceux issus des industries pharmaceutique, biotechnologique ou chimique, par exemple et ce, pour un certain nombre de raisons.

Dans le domaine de l’informatique, les inventions sont souvent marginales, incrémentales, et reposent sur d’autres technologies, le cas échéant, brevetées. Le caractère cumulatif de ces innovations facilite les comportements de hold-up, inhérents à la stratégie des trolls.

Ils ne doivent acquérir que l’un ou l’autre brevet stratégique pour être en mesure de faire pression sur une entreprise productrice. Dans le cas BlackBerry, NTP détenait seulement cinq brevets, dont deux ont d’ailleurs été reconnus comme non valides. En comparaison avec les plusieurs milliers d’éléments brevetés que comprend un smartphone, ce nombre est dérisoire.

De plus, il existe, dans le domaine de l’informatique, un patent thicket particulièrement dense. Il est très difficile, voire impossible pour une entreprise de vérifier chaque brevet avant de produire et commercialiser sa propre innovation. Les coûts de recherche que cela engendrerait seraient tellement élevés que se jouerait la tragédie des anti-communaux, présentée supra.

Quant aux brevets portant sur des business methods, ils sont souvent d’une validité douteuse et d’une portée difficilement évaluable. Ils sont donc malaisément interprétables générant ainsi une grande insécurité juridique dont le troll peut profiter.

Dans l’incertitude, le défendeur préfèrera s’accorder avec le troll plutôt que de prendre le risque d’écoper d’une injonction de cessation émanant d’un juge. Plus il est risk averse, moins il souhaitera s’engager dans un procès dont l’issue est incertaine et préfèrera conclure un accord; le troll surfe donc sur le caractère imprévisible des décisions de justice pour extraire de ses cibles des royalties, parfois sans fondement62.

Dans le cas BlackBerry, RIM savait que, si elle écopait d’une injonction de cessation, elle serait tout simplement condamnée à la faillite. Elle a donc préféré s’accorder avec le troll plutôt que de se risquer à une décision judiciaire potentiellement désastreuse.

53 M. A. LEMLEY, « Are Universities Patent Trolls ? », Stanford Public Law Working Paper, 2007, n° 980776, p. 19.

54 Pour une vue alternative du cas BlackBerry, voyez F. S. KIEFF, « Coordination, Property, and Intellectual Property: An Unconventional Approach to Anticompetitive Effects and Downstream Access», Emory Law Journal, 2004, vol.

56, pp. 327-438, spéc. p. 397. Dans cet article, l’auteur soutient que le niveau élevé des royalties payées par la société RIM ne résulte pas de l’action d’un patent troll mais bien d’une défaillance au niveau du marché de contrôle d’entreprises ou market for corprorate control.

55 Fondée en 1992 pour accueillir les brevets des inventeurs Thomas J. Campana Jr. et Donald E. Stout, elle détient aujourd’hui 23 brevets. Il est particulièrement intéressant de constater que cette firme possède pour seul site internet, une page web contenant leurs coordonnées. Cela montre le caractère discret de l’entreprise qui n’expose pas clairement et au grand jour les brevets qu’elle détient. Serait-ce pour faciliter leur pratique de trolling ?

56 Il s’agissait, en l’espèce, des brevets suivants : U.S. Patent Nos. 5,436,960; 5,625,670; 5,819,172; 6,067,451 et 6,317,592.

57 Dans cette étude, nous conserverons les noms des Cours et tribunaux américains. Lorsqu’il s’agit d’une juridiction qui équivaudrait, dans notre système juridique, à un tribunal (resp. à une Cour), nous utiliserons le masculin (resp. le féminin) pour la désigner.

58 NTP, Inc. v. Research in Motion, Ltd., No. 3:01CV767, 2003 WL 23325540 (E.D.Va. 2003).

59 Pour plus de détails sur cette partie de la procédure, voyez B. MCKENNA, P. WALDIE et S. AVERY, « Patently Absurd – The inside story of RIM’s wireless war », The Globe and Mail, 21 février 2006.

60 NTP, Inc v. Research in Motion, Ltd, 392 F3d 1336 (Fed. Circ. 2004) et 418 F3d 1282 (Fed. Circ. 2005).

61 Sur un chiffre d’affaires de 2,07 milliards de dollars pour l’année 2006, il s’agit d’un montant conséquent.

Enfin, le troll acquiert souvent des brevets dits dormants : il s’agit de brevets qui ne sont pas exploités industriellement. L’industrie en a parfois même oublié leur existence. C’est ainsi que, plusieurs années après sa délivrance, un brevet peut sortir de son sommeil, réveillé par un troll, qui le brandit face à une entreprise productrice.

Rechercher
Télécharger ce mémoire en ligne PDF (gratuit)

Laisser un commentaire

Votre adresse courriel ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Scroll to Top