L’ethnographie : l’anthropologie et l’ethnologie

L’ethnographie : L’anthropologie et l’ethnologie

3. A l’origine de l’ethnographie

Depuis le XVIIe et surtout le XVIIIe siècle, les philosophes pensent que l’humanité évolue, et avec elle, les sociétés qui passent d’une relative simplicité à une organisation de plus en plus complexe et différenciée.

Turgot (1727-1781) donne une théorie des stades du développement chez l’Homme, qui serait passé du chasseur nomade à l’éleveur, puis à l’agriculteur. Pourtant, l’évolution reste inégale selon les milieux.

Ces affirmations s’appuient sur les travaux des naturalistes comme Lamarck (1744-1829) ou Darwin (1809-1882) qui vont mettre en place les théories du transformisme, en suggérant que le processus d’adaptation, nécessaire pour survivre, permet à l’espèce animale d’évoluer vers des formes de plus en plus complexes.

Darwin en déduit l’hypothèse du changement des variétés animales dans le temps, et il l’applique à l’homme124, en déduisant que celui-ci a développé deux qualités nécessaires à sa survie, l’aptitude physique et un certain sens moral.

Ainsi, non seulement l’homme est capable de s’adapter mieux que d’autre à de nouveaux milieux, mais en plus il est capable de transmettre de meilleures potentialités génétiques à ses descendants.

Ce sont ces théories qui expliqueront le développement des idées racistes à la fin du XIXe siècle et le renforcement du préjugé ethnique.

Parallèlement, les premières découvertes préhistoriques renforcent les positions évolutionnistes. La classification des grandes périodes125 suggère un schéma d’évolution de la culture matérielle et un passage nécessaire d’un âge à l’autre.

Ces conceptions ont donc fortement marqué les sciences sociales, et en particulier l’Anglais

Spencer (1850-1903), fondateur de la sociologie et de l’anthropologie britannique et qui reste à la base d’une vision organiciste du social, qui marquera la sociologie de Durkheim.

3.1. Les différents courants de l’anthropologie

L’anthropologie est marquée par un premier courant de pensée, l’évolutionnisme, qui se développe entre 1850 et 1910. Ce courant de pensée est surtout représenté aux Etats-Unis et en Grande Bretagne.

L’anthropologie étudie les différents peuples se trouvant dans le monde, à des stades d’évolution différents, tentant de les expliquer par la découverte des lois, permettant le passage d’un stade à l’autre.

On s’interroge alors sur les conditions naturelles, techniques, sociales, intellectuelles, etc.… qui déterminent la transformation des institutions et des phénomènes sociaux, qui entraînent le changement global de la société.

Ne pouvant s’appuyer sur des écrits, l’évolutionniste imagine des comportements, à partir d’indices provenant de coutumes, reliquats de stades précédents.

C’est ce qui sera la base essentielle de la critique de cette méthode.

La vision évolutionniste a souvent conduit à la croyance d’un cheminement unilinéaire des sociétés dans le temps. Les thèmes principaux étaient la parenté, le droit et la religion.

Lewis H Morgan (1818-1881)126 est un des représentants de ce courant. Américain, il est le créateur de la première chaire d’anthropologie à Rochester, état de New York. Il étudie les sociétés sur place et s’intéresse aux Iroquois et à leur système de parentés.

Il développe une théorie sur l’évolution de l’homme à partir des institutions et des phénomènes qui l’entoure et qu’il juge déterminant.

Edward B Taylor (1832-1917)127 est le premier titulaire de la chaire d’anthropologie à Oxford. Il est moins déterministe dans sa conception de l’évolution et admet que toutes les trajectoires culturelles des peuples, ne sont pas forcément unilinéaire.

Une expérience au Mexique lui montre l’importance du contact culturel et le pousse à réfléchir sur la possibilité d’apports extérieurs, permettant une plus grande diversité.

Il met en place une théorie, autour d’un monde de divinités, présumant l’existence d’un dieu suprême, aboutissement d’une réflexion religieuse de l’homme.

James Frazer (1854-1941)128 reste le plus grand vulgarisateur de l’anthropologie à la fin de la période évolutionniste.

Qualifié par les Anglais d’Anthropologue en fauteuil, il a négligé le travail de terrain, pensant que l’étude de l’ancien testament, de la Grèce et de Rome était la meilleure préparation à celle de l’homme.

Pourtant son travail sur la magie et sur l’évolution des sociétés par les trois stades successifs : magie, religion, science reste un apport essentiel.

La pensée évolutionniste ne s’est pas maintenue jusqu’à la mort de Frazer en 1941. Dès 1896 Boas129, fondateur de l’école américaine d’anthropologie, publie un article critique «les limites de la méthode comparative de l’anthropologie », dans lequel il démontre la possibilité d’un développement indépendant, c’est à dire que l’évolution de l’homme ne correspond pas partout aux même causes.

Il n’en reste pas moins que l’évolutionnisme a su ouvrir de larges champs de l’investigation en ethnologie.

Après l’évolutionnisme, l’anthropologie américaine va mettre l’accent sur la culture plutôt que sur la société. La culture devient alors agent de socialisation. Franz Boas (1858-1942) va être à l’origine d’une nouvelle école d’anthropologie américaine entre 1895 et 1936, formant un grand nombre d’ethnologues.

Cette école étudie les cultures dans leur globalité et dans leur histoire.

Il reste le grand initiateur américain, au même titre que Mauss en France ou Radcliffe-Brown en Grande-Bretagne. D’origine allemande, il s’oriente vers l’ethnologie grâce à une mission chez les Esquimaux en 1884.

Deux ans après il commence des travaux qui lui permettront de devenir professeur à Columbia. C’est dans un article critique de l’évolutionnisme, qu’il précise le mieux ses conceptions méthodologiques.

Son œuvre reste importante, car elle réunit à la fois des travaux d’anthropologie physique, de linguistique et d’ethnologie. Sa recherche portait alors aussi bien sur l’art et le folklore, les mythes et les croyances que sur l’organisation familiale et sociale concernant les Indiens et les Esquimaux d’Amérique du Nord.

Elève de Boas, Alfred Louis Kroeber (1876-1960)130 fut un des analystes de la culture les plus systématiques.

Il en tire une conception impérialiste qui va influencer toute l’école américaine, mais aussi Lévi-Stauss.

Dans un second temps, les disciples de Boas vont orienter la recherche américaine en privilégiant la psychologie, étudiant surtout la culture dans ses relations avec la personnalité.

Cette école reste fortement représentée aux Etats-Unis et correspond à deux grands courants de l’époque, le Béhaviorisme (psychologie du comportement) qui trouve des applications en ethnologie et la Gestalt psychology (psychologie des formes).

Après avoir analysé les institutions principales de la société, ils concentrent leur travail sur les modes d’éducation des enfants, pour comprendre le rôle de la culture dans leur socialisation, connaître les événements importants de l’enfance pour finir par administrer des tests.

On privilégie donc l’enfance et l’éducation.

Ainsi, la psychanalyse de Freud prend une place importante dans cette ethnologie. Plus tard, Malinowski soulignera l’intérêt de l’utilisation du récit des rêves, dans la connaissance de la psychologie d’une culture étrangère.

Par la suite, l’orientation psychanalytique en anthropologie ne sera pas abandonnée mais se focalisera sur des thèmes et une problématique différente.

De nombreux chercheurs ont donc fait la réputation de l’anthropologie culturelle américaine, en insistant sur la variété des cultures et la spécificité de chacune, sur le rôle essentiel de l’enfance et de la socialisation, et sur l’uniformité de la personnalité culturelle, manifestant chez tous la même identité, ce qui reste critiquable, si on considère les variations individuelles que l’on rencontre dans toutes sociétés, des plus petites aux plus grandes, des plus hétérogènes aux plus homogènes.

Le fonctionnalisme est un courant de pensée qui a caractérisé l’œuvre et les théories d’un grand nombre d’auteurs et de chercheurs.

Théorie de nos jours critiquée, elle a pourtant marqué son époque par un fort développement de la recherche anthropologique.

Des chercheurs comme Malinowski131, Radcliffe-Brown132 fondateur de l’anthropologie sociale britannique, Durkheim ancêtre de la sociologie française à laquelle il annexe l’ethnologie, ou Mauss père de la première véritable génération d’ethnologues, ont su contribuer au développement de ce courant au travers d’un grand nombre de travaux de recherche, couvrant le monde et mettant à jour les dernières sociétés inconnues.

Le fonctionnalisme est né de l’idée que toute culture doit être étudiée comme un tout. Boas fut le premier à avancer cette idée et ses disciples ont su l’utiliser.

En fait, le fonctionnalisme domine toute méthodologie, depuis que Durkheim a écrit les Règles et la méthode sociologique en1895133.

Plusieurs sens se distinguent dans cette méthode. Tout d’abord le sens biologique, qui définit la fonction comme un rôle que joue un organe sur l’activité générale du corps.

courants de l’anthropologie

Le sens mathématique, qui permet à l’anthropologue d’étudier plusieurs phénomènes en observant leurs interactions, mais aussi le rôle d’un phénomène sur un autre et réciproquement, voire sur l’ensemble de la société.

La fonction est donc à la fois interdépendance et finalité.

Enfin il est intéressant de noter que le fonctionnalisme, à l’exception de l’école américaine, a refusé tout recours à la démarche historique, valorisant la notion de culture (Malinowski et l’anthropologie américaine) ou au contraire celle de société (Durkheim et l’anthropologie sociale anglaise).

Malinowski134 (1884-1942) reste une figure fascinante dans l’histoire de l’anthropologie. Il est souvent considéré comme un révolutionnaire, car il s’élève fortement contre les théories évolutionnistes et diffusionnistes.

Il élabore une méthode voulant faire de la culture et de l’ethnologie une véritable science.

Pour lui, l’observation doit se dérouler sur le terrain, au milieu de la société étudiée. « l’ethnologue doit envisager les cultures comme un tout, les observer de part en part, sous ses propres yeux » 135.

L’institution est à la base de la culture, et c’est par elle que doivent s’étudier les sociétés.

Il développe aussi une théorie des besoins, qui permet de comprendre l’homme au plus profond de lui-même, avec ses motivations, ses sentiments intimes et les conflits de personnalité qu’il peut connaître.

Cette quête de l’homme va se retrouver dans les deux aspects fondamentaux de l’œuvre de Malinowski, l’enquête de terrain et la méthodologie qu’elle implique, puis la découverte d’une économie marquée par l’échange cérémoniel.

En effet, Malinowski va donner un terrain à l’enquête directe. Il s’oppose alors aux évolutionnistes pratiquant l’anthropologie en fauteuil.

Il revendique pour la première fois l’enquête «in situ », même si avant lui quelques chercheurs s’étaient aventurés hors de leurs salles d’étude (Morgan chez les Iroquois, Seligman en Mélanésie 1904, Rivers dans le détroit de Torres 1898, Radcliff-Brown dans les îles Andaman 1908).

Nous ne parlerons pas ici des nombreux aventuriers, explorateurs et autres missionnaires en mal de description ethnographique.

Au travers de ses études, Malinowski transforme l’ethnologie en ethnographie, le théoricien en collecteur de ses propres matériaux d’analyse.

Il détermine la posture du chercheur en ethnographie, qui doit oublier toutes ses références culturelles et essayer de comprendre les raisons, ou les motivations des comportements qu’il observe, et les expliquer dans une logique propre à cette culture, qu’il doit découvrir de l’intérieur.

Cette observation participante impose donc de vivre avec la population étudiée.

Pour Malinowski, l’observation s’impose car elle permet de comprendre le fonctionnement réel de la société étudiée, la mentalité de l’homme observé, ses motivations, ses sentiments intimes, n’oublions pas que Malinowski était d’abord psychologue.

On comprend bien ici combien l’observation est un moyen de pénétrer la personnalité même d’un peuple, démarche essentielle de l’anthropologie culturelle.

En France, la fonction et le fonctionnalisme restent les mots clés des fondateurs de l’anthropologie. Durkheim, Mauss ou Radcliff-Brown peuvent être considérés par leurs conceptions et leurs méthodes plus sociologues qu’ethnologues.

Au début du XXe siècle, français comme anglais restent attachés au fonctionnalisme.

Celui-ci s’intéresse à l’étude des organisations sociales plus qu’au terme de culture. Pour Radcliff-Brown, la culture est un aspect de la réalité sociale, pour Mauss, elle est un phénomène psychologique de société, c’est à dire la façon dont s’exprime cette dernière.

Enfin, chez Durkheim le terme de culture est pratiquement absent.

C’est après 1945 que l’ethnologie française va connaître un essor important. Jusque dans les années 1960-70, le nombre de chercheurs de terrain va s’accroître. C’est à cette période que l’ethnologie fait l’objet d’une réflexion méthodologique sur des thèmes nouveaux.

Lévi-Strauss, né en 1908, est le promoteur du structuralisme à la Française. Pour le comprendre, il faut adopter son regard.

Le fondement de sa pensée repose sur l’idée qu’il y a quelque chose de commun, que l’on retrouve chez l’homme quelles que soient son origine et sa culture, l’inconscient collectif de l’esprit humain, l’explication étant plus psychologique que sociologique.

Ce rôle de l’inconscient est expliqué pour la première fois dans Tristes tropiques en 1955136.

Lévi-Strauss va également s’intéresser à une autre discipline à partir de laquelle il fondera une méthode : la linguistique. Il va appliquer cette méthode à l’anthropologie, au travers de l’étude de ses thèmes préférés, les structures de parentés et les mythes.

En effet, si la linguistique fonctionne sur des oppositions (parole/langage, message/code) l’anthropologie pour Lévi-Strauss opposera l’ordre de l’événement (histoire) à l’ordre de la structure (système sous-jacent), de même que le vécu (conscience qu’ont les hommes de leur système) au conçu (représentation abstraite que s’en fait le chercheur).

Il va donc rechercher dans le champ anthropologique l’importance de la communication et de l’échange.

Si la méthode structurale permet de mettre en valeur des phénomènes de réciprocité, elle le fera en jouant sur les classifications et les oppositions, démarche fondamentale de cette méthode.

Il n’en reste pas moins que Lévi-Strauss a réussi à faire une synthèse remarquable de tous les courants traversant l’ethnologie.

Après son séjour aux Etats-Unis, pendant la guerre, il a été fortement influencé par l’anthropologie culturelle avec Boas137, Sapir138 linguiste et anthropologue et Kroeber139 avec lequel il partage la même vision de l’anthropologie.

Il a aussi subi l’influence de Mauss et de ses théories de l’échange et sa conception des rapports symboliques.

Bien qu’étranger au structuro-fonctionnalisme, il s’est tout de même intéressé à l’anthropologie sociale anglaise de Radcliffe-Brown et n’a pas négligé la linguistique et les sciences physiques et naturelles qui l’ont toujours intéressé.

3.2. Les autres courants de l’ethnologie

Tous ces courants restent marqués par une place prédominante du terrain, une revalorisation de l’homme, de ses sociétés différentes et de la culture, un essor de la recherche monographique et enfin, un recours progressif à l’outil historique et économique pour la recherche ethnologique.

On trouve d’abord un courant de pensée autour de la religion représenté par Leenhardt (1878-1954)140 et Griaule (1898-1956)141.

Ils considèrent la religion comme un facteur explicatif de la mentalité, de la personnalité et même de l’organisation sociale.

Ils sont donc proches du courant culturaliste. Leenhardt, pasteur de son état, a passé sa vie en Nouvelle Calédonie.

Griaule de son côté a fait la renommée d’une ethnie du Mali, les Dogons. Tous deux vont mettre en avant l’importance du mythe et du symbole dans les cultures, idées qui deviendront des éléments clés de ce courant de recherche.

A l’opposé, une autre conception va naître, celle des sociétés moins homogènes et immobiles permettant de s’intéresser à l’histoire et au dynamisme social.

Ce courant de pensée, l’acculturation ou le changement culturel, trouve son origine dans les études sur l’Afrique. Balandier142, né en 1920 en est le principal auteur. Pour lui, le mythe de l’Afrique intemporelle s’effrite.

Les sociétés africaines n’ont jamais été sans histoire, mais plutôt affectées par l’histoire.

Ce dynamisme des sociétés lointaines est aussi traité par un autre auteur, Bastide143, observateur attentif du Brésil.

Un autre courant, l’anthropologie néo-marxiste s’intéresse à l’explication des sociétés sans écriture, par le phénomène économique et les rapports de production.

Ce sont des ethnologues comme Godelier144 ou Meillassoux145 qui ont cherché à réactualiser le concept de mode de production, de façon à l’appliquer à toute formation sociale.

Bien d’autres domaines sont présents comme l’anthropologie physique, les techniques et la technologie culturelle l’ethnologie juridique ou l’ethnomusicologie.

Il est pourtant important de noter que Leroi-Gourhan (1911-1986)146 et Handricourt (né en 1911) sont les fondateurs en France de l’ethnologie culturelle. Leroi-Gourhan est aussi le premier à instituer l’ethnologie préhistorique.

On s’aperçoit donc combien dans le courant de ce siècle achevé, l’apport français à l’ethnologie a été riche, non seulement dans l’étude des sociétés lointaines, mais aussi dans celle des nôtres, à propos de nos coutumes traditionnelles et paysannes.

Van Gennep (1873-1957)147 en est un bon exemple avec la publication de son étude des Rites de passage, ou encore Varagnac148 auteur des Traditions populaires.

Aujourd’hui, de nouveaux intérêts voient le jour au sein même de notre société, autour de la ville et ses coutumes, de ses habitants et de sa jeunesse. Et si l’ethnologie reste l’étude de sociétés étrangères, les terrains de recherche se sont rapprochés de notre quotidien et de notre propre existence, donnant une impression d’éloignement à des groupes pourtant proches.

Pour citer ce mémoire (mémoire de master, thèse, PFE,...) :
📌 La première page du mémoire (avec le fichier pdf) - Thème 📜:
La jeunesse et le rap, Socio-ethnographie d’un espace intermédiaire
Université 🏫: Université Paris X - UFR SPSE - Département des Sciences de l’Education
Auteur·trice·s 🎓:
Alain VULBEAU

Alain VULBEAU
Année de soutenance 📅: 1999-2000
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