Le SEL comme système d’endettement croisé

Le SEL comme système d’endettement croisé

1.3. Le SEL comme système d’« endettement croisé »

Dans les SEL, ce n’est pas le degré de thésaurisation qui dynamise les transactions mais au contraire le « débit chronique ». C’est-à-dire que ce qui fait fonctionner un SEL c’est le simple fait qu’un grand nombre de membres acceptent de s’endetter auprès d’autres membres.

Servet parle d’un système d’endettement croisé… La difficulté à laquelle se voient confrontés les coordinateurs de BruSEL c’est que la plupart des membres continuent à percevoir l’endettement comme une situation désagréable, anormale ou négative.

Puisque toute heure prestée correspond à une heure reçue et que les échanges ne s’évaluent en principe qu’a l’aune du temps, la somme de tous les soldes doit être égale à zéro. Mais même si les membres en positif ont été crédités d’un nombre d’heures égal à celui dont les membres en négatif ont accepté de s’endetter, il peut toujours arriver que le total des heures prestées dépasse le total des heures promises.

Autrement dit, il arrive parfois qu’un membre quitte le SEL sans honorer ses dettes. Dans un tel système –prétend Laacher- « la réputation ou le crédit des individus est en grande partie fondée sur l’état de leur compte », sur leur capacité à opérer des transactions.

1.4. BruSEL en tant qu’…

i. … espace de liberté

– Comment accéder à l’inaccessible ? (De la monnaie pour ceux qui n’ont pas de monnaie)

Une part importante des membres de BruSEL souffre de problèmes financiers : plus de le moitié des répondants sont à la recherche d’un emploi ; parmi eux, certains confient que le SEL leur permet d’avoir accès à des services qu’ils ne pourraient s’offrir par le truchement du système d’échange dominant.

Aux yeux des personnes en situation précaire, les échanges SEL sont donc autant d’occasions de « souffler », autant de recours en cas de difficultés. Les membres apprécient de voir qu’à côté de l’argent peut subsister ce moyen d’échange alternatif :

« (…) je trouve quand même que l’argent c’est parfois un problème qui bloque. Il y a des gens qui ont des capacités mais qui pour différentes raisons n’arrivent pas à gagner de l’argent et … dans le temps j’ai eu ce problème aussi.

C’est vrai que c’était frustrant de ne pas pouvoir avoir accès à certaines choses, certains services et rester sous-employé. (…) au niveau des soins, justement, s’il y a des gens qui n’ont pas d’argent pour aller chez des thérapeutes qui coûtent cher moi j’ai l’impression que… Je suis honnête, comme je dis, je préfère recevoir de l’argent, bon, c’est humain je crois ; bon mais ça me plait aussi de dire : si quelqu’un vraiment a besoin et qu’il n’a pas les moyens de le faire, je peux quand même l’aider… » [3.166].

« C’que j’trouve bien aussi – j’m’écarte de ta question mais – c’est que je me rends compte que ça ne remplace pas finalement le mode de communication par l’argent qui est… dominant pour l’instant. Oui, dans l’idéal, ce serait bien si l’argent disparaissait mais peut-être pas finalement … ici, le SEL ça fonctionne vraiment pour des petits services interstitiels comme ça, ça remplit un peu des vides très précis mais qui sont éventuellement minoritaires par rapport à … à notre manière de fonctionner. Mais, ça ne veut pas dire que ça n’a pas de place : je pense que le SEL est vraiment un truc important » [5.263].

– Comment le payement en monnaie de SEL dispense le créditeur de rendre la pareille au débiteur

Dans le SEL comme dans le système classique, le créditeur est dispensé de rendre la pareille au débiteur. Remettre un chèque-SEL à la personne qui nous a consacré du temps revient à nous acquitter instantanément de notre dette envers lui. Autrement dit, la dette que nous aurions eu envers le destinateur du service s’il avait été question d’un simple coup de main de voisinage se retrouve ici transférée vers la communauté. La p.i. 5 présente cela comme un des grands avantages du système :

« J’ai besoin d’un service, j’ai besoin que quelqu’un me répare mon chandelier, je sais pas comment on fait ; et ben je prends le bottin avec les offres et les services dans le SEL, je regarde qui sait réparer les chandeliers ; si par chance il y a quelqu’un qui sait faire ça je l’appelle, et s’il est libre, et bien il vient, il répare mon chandelier et je n’lui doit rien… Je lui dois que dalle. Et peut-être que je reverrai jamais cette personne. Et c’est bon, c’est très clair dans ça tête et c’est très clair dans ma tête, et ça, au niveau psychologique, je trouve ça très très intéressant » [5.115].

En échangeant via le SEL, chacun profite donc de l’avantage de ne jamais être redevable de personne en particulier ; de la sorte, on peut (en principe) se détacher instantanément de n’importe quelle relation, décliner les demandes que l’on souhaite décliner, rendre service non à ceux qui nous ont rendu service mais aux personnes auxquelles nous acceptons de rendre service.

Voyons à présent en quoi l’association parvient à concilier ce principe de liberté avec un principe d’égalité : en même temps qu’elle (i) permet à tout membre d’échanger toutes sortes de services puis de se détacher s’il le souhaite de membres en particulier, (ii) elle part d’un a priori selon lequel tout membre sans exception peut être reconnu et apprécié pour ses aptitudes propres. À ce titre il est reconnu solvable, c’est-à-dire qu’il est reconnu légitime destinataire du temps de chacun.

ii. …espace égalitaire :

« Le seul moyen d’organiser le bonheur public c’est l’application du principe de l’égalité. L’égalité est impossible dans un État où la possession est solitaire et absolue ; car chacun s’y autorise de divers titres et droits pour attirer à soi autant qu’il peut, et la richesse nationale (…) finit par tomber en la possession d’un petit nombre d’individus qui ne laissent aux autres qu’indigence et misère ».

Th. More, L’Utopie, 1516

– Le temps contre l’argent

Ce qui fait de BruSEL un espace égalitaire c’est – comme cela a déjà été dit – que la valeur des services se mesure exclusivement à l’aune du temps. L’effacement de l’exclusion à la consommation et de la hiérarchie des qualifications sont les conséquences immédiates de cette règle (une heure égale une heure).

Autrement dit, les membres ne se distinguent ni par les valeurs marchandes attachées à ce qu’ils consomment ni par celles attachées à ce qu’ils produisent. Le temps se substitue à l’argent, une richesse universellement possédée prend le statut de richesse universellement désirée, une richesse que chacun possède en des proportions égales remplace une richesse qui se concentre dans un petit nombre de mains.

– On ne dispose du temps des autres qu’à mesure que l’on offre du sien (et inversement)

Le fait que le nombre d’heures que l’on consacre ne soit pas supérieur au nombre d’heures qui nous sont promises en échange empêche les rapports de type domestique. Ainsi, dans le cadre de BruSEL, nul ne saurait aliéner son activité aux activités d’autres personnes puisque le demandeur de service ne peut demander plus d’heures que la moitié de celles dont il dispose.

En poussant la situation à l’absurde on pourrait imaginer une personne offrant au SEL cinq heures de nettoyage par jour. Mais afin de ne pas se retrouver titulaire d’un compte aberrant, elle devrait quotidiennement se faire offrir cinq heures de service par d’autres selistes.

Dans le SEL, il est donc toujours possible de choisir de se faire considérer par d’autres comme un domestique, mais jamais on ne se retrouve contraint à se définir soi-même comme tel ; ce qui n’est pas le cas dans le système d’échange dominant où certaines personnes se voient forcées de croire qu’elles n’ont que leur obéissance à offrir.

Nous avons jusqu’ici montré en quoi l’échange SEL offre aux parties une marge de liberté similaire à celle que garantit le modèle dominant (cf. i), tout en garantissant à tous l’accès aux échanges (cf. ii). Il existe un troisième principe qui est la conséquence et la cause des deux principes susmentionnés, le principe de solidarité (cf. iii) : l’idée que le lien en vienne idéalement à valoir davantage que le bien. Le fait que l’offre de services soit librement acceptée et désirée pour elle-même fournit le terreau nécessaire à la persistance du lien entre les parties de l’échange. Comment cela est-il possible ?

« Ce que j’aime aussi c’est que les gens qui participent au SEL ont conscience que les choses doivent se passer dans l’échange. Et que quoi d’accord, on donne des papiers où on signe et on marque un nombre de blés mais ça passe aussi dans l’échange personnel et pas dans le truc de je viens, je prends un service, je consomme un service et je m’en vais sans avoir rien à devoir puisque que je payerai en euros… ce que parfois on fait. Ici on va s’acquitter de … on va payer notre pita au gars qui nous la sert… on en aura rien à foutre.

J’veux dire on est dans autre chose et on en a rien à foutre, on dit bonjour et au revoir, on lui donnera les euros et on lui doit rien. Dans le SEL quelque part, ça se passe aussi comme ça donc il n’y a pas une culpabilité de redevance … parce que telle personne m’a fait ceci ou cela, parce qu’on m’a donné les blés… Néanmoins, personne n’est totalement dupe et se dit bien que pour que la personne s’y retrouve, il s’agit que les choses se basent, se renouent, sur relations humaines… avant tout, avant la fonctionnalité du service.

Ca me plait, ça me plait de faire tourner un petit laboratoire de pensée, de réflexion, en donnant moi-même des services ou en en demandant, voilà… évidement la rémunération non pécuniaire, ben voilà quoi, la motivation est différente parce que ce n’est pas cela quoi ; il y a d’autres cours que je donne à des personnes où ma motivation est parfois pécuniaire… voilà » [8.171]

« Mais c’est aussi, à partir du moment où on fonctionne dans un cadre où la rétribution n’est pas monétaire, où on est très habitués à recevoir de l’argent… ‘Fin, les gens ont tendance à être un peu moins sérieux. Donc, ils sont facilement en retard, ils reportent facilement, des choses comme ça. Mais c’est pas grave tu vois, il y a des gens qui supportent pas. Moi ça va » [4.285].

iii. …espace de solidarité :

– Comment l’échange sans argent change le lien social

Au moment de l’échange, la logique d’accumulation est étrangère au champ de préoccupations de celui ou celle qui offre ses services-SEL car la personne sait parfaitement bien que le temps qu’elle consacre n’est pas moindre que le temps qui lui est promis en contrepartie. Le fait que le nombre d’heures que l’on offre ne soit pas inférieur au nombre d’heures qui nous sont garanties en retour empêche tout simplement que ce que l’on fasse soit fonction de la rétribution qu’on attend.

Bref, l’appât du gain est mis entre parenthèses car l’activité que l’on fait est sans commune mesure avec la récompense que l’on reçoit. Dans ce contexte, ce n’est donc pas afin de gagner plus qu’on s’applique à faire ce qu’on fait, mais parce qu’on y trouve un autre type d’avantage.

« Ca change une relation plus… moins fausse. Parce que le commerçant est obligé d’être aimable, gentil, parce que c’est son business quoi. Et puis, on va chercher, il y a pas de relation après quoi. Aussi, ça s’arrête… on a le service et puis on n’a plus de relation après » [2.564].

« Je pense que … si le système du troc, d’échange, pouvait être plus… allez, plus courant, ben il y aurait moins de pauvreté, il y aurait moins de… de gens qui ont besoin absolument de services et qui ne sont jamais (… inaudible)… parce qu’ils ne savent pas se le payer. On serait sur des bases plus saines au niveau relationnel. Euh, j’imagine que… c’est ça que j’appelle l’esprit écologique ! Euh… tout n’est pas basé sur l’argent, c’est ça qui est intéressant parce que l’argent finalement nous pourrit les relations. Non ? » [7.428].

« Le premier point… « L’absence d’argent », ça implique quoi dans les relations ? »

« Ben, plus de… plus d’humanité je trouve… le gars qui est venu pour mon déménagement, c’est clair et net que c’était pas une motivation de gagner du blé… de gagner cent ou deux cents. C’était pas ça sa motivation : sa motivation c’était de… de m’rendre un coup de main, de faire marcher le SEL euh… de voilà, faudrait lui demander sa motivation, quelle elle était mais, c’était pas gagner des blés.

L’expression est utilisée par Servet (cf. J.-M. Servet, op cit. )

S. Laacher, op. cit, p. 51

id.

La monnaie en tant qu’elle délie ceux qui l’échangent contre un bien ou un service : la monnaie est dia-bolique (étymologiquement c’est ce qui divise, l’antonyme de sun-bolein,) ; la relation entre le vendeur et acheteur, elle la défait aussitôt qu’elle la rend possible. L’argent est l’instrument par lequel on s’acquitte. On aura raison d’objecter qu’il existe des dettes que l’argent ne comble pas : la vie.

Un tueur ne paye pas d’argent pour s’acquitter de la dette qui le lie à ses victimes et au groupe. Ce qu’il paye c’est l’équivalent d’une valeur incommensurable : la seule valeur incommensurable dont il dispose : sa propre vie, ou sa propre liberté. C’est un rapprochement fait par Simmel (G. Simmel, Philosophie de l’Argent, Paris, PUF, 1985) : le régicide en Angleterre était puni d’une amende à ce point élevée qu’elle était synonyme – pour l’accusé – de l’aliénation à vie de soi et de sa famille.

Moi quand j’ai donné des cours de musique, ma motivation n’était pas de gagner des blés ; donc ça permet de redéfinir une activité, de se questionner sur la motivation qu’on a à faire une activité… Ce qu’on oublie parfois quand on est pris dans une activité professionnelle rétribuée en euros… Ben on se dit, ben voilà, je suis là pour la paye à la fin du mois quoi… ici, cette réponse ne suffit pas… » [8.333].

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