Régimes providentiels, problématique de mémoire de recherche

Régimes providentiels, problématique de mémoire de recherche

Chapitre 3

Problématique de recherche 

Nous avons jusqu’à présent mis en relief les défis que pose le passage à l’ère post-industrielle pour les régimes providentiels. Les réponses classiques des régimes providentiels en regard des risques sociaux et du rôle assumé par les piliers de bien-être (l’État, le marché et la famille) dans la prise en charge de ces risques se sont consolidées à l’ère industrielle.

La résilience des logiques institutionnelles des régimes providentiels est mise à l’épreuve par la pluralité et la diversité des risques sociaux qui sont propres aux sociétés post-industrielles. La capacité des piliers de bien-être à absorber les risques sociaux n’est plus la même, les frontières de leur champ d’action se sont déplacées quelque peu.

Les bases des économies post-industrielles sont résolument sociales et la viabilité des politiques sociales est à la mesure de l’étendue des risques et des problèmes sociaux qui sont dans leur mire.

Qui plus est, l’État est appelé à se redéfinir à travers les politiques sociales qu’il met en œuvre, en passant d’une approche palliative de la gestion des risques sociaux à une approche davantage intégrée, qui s’attaque aux sources mêmes des risques sociaux et qui reconnaît explicitement l’interpénétration de ces risques. En d’autres mots, l’État peut difficilement se contenter de garantir des mesures de protection sociale pour «réparer» des problèmes sociaux ou certaines de leurs manifestations; d’une part, parce qu’une telle stratégie pèserait lourd sur ses coffres étant donné la complexité et la diversité des problèmes sociaux et, d’autre part, parce qu’elle ne ferait qu’attaquer les problèmes sociaux en surface. Les stratégies actives de la gestion des risques sociaux risquent de gagner en importance dans l’agenda des politiques sociales, en insistant davantage sur les ressources et les services à mettre en œuvre pour outiller les individus pour qu’ils soient à même de gérer et de faire face aux risques sociaux.

Comme nous l’avons vu précédemment, la configuration du marché s’est passablement transmutée à l’ère post-industrielle : les qualifications et les compétences des travailleurs reposent plus que jamais sur leur formation scolaire; les frontières des marchés dépassent le cadre national; le processus de production, les statuts d’emploi et les heures de travail font l’objet de diverses formes de flexibilité, etc. En marge de ces évolutions, la sécurité rattachée à l’emploi s’est quelque peu effritée.

Si l’emploi n’est plus un gage de sécurité financière comme autrefois et qu’il est plus perméable aux risques du marché, c’est que la réalité même du travail a passablement évoluée dans le passage à l’ère post-industrielle.

Les trajectoires de vie active se sont diversifiées et ne sont plus aussi uniformes qu’autrefois où la plupart des travailleurs pouvaient espérer occuper un emploi à durée indéterminée. Le nombre d’emplois assortis de contrats permanents a chuté; les travailleurs sont sujets à une plus grande mobilité dans leur trajectoire professionnelle et sont appelés à occuper divers statuts d’emploi au cours de leur vie active.

La sécurité financière que confère le marché aux travailleurs étant à la mesure de leur statut d’emploi, l’accommodement de la sécurité d’emploi et de la diversité des trajectoires et des statuts d’emploi constitue un enjeu important à l’ère post-industrielle. En ce sens, les débats autour de la sécurité d’emploi risquent de se poser de plus en plus en termes de flexicurité.

Les besoins des familles quant à la prise en charge du bien-être de leurs membres se sont élargis et commandent des ressources qui vont au-delà de ce que la sphère familiale peut fournir à elle seule. Le travail des femmes n’est plus exclusivement confiné à la sphère domestique; l’intégration des femmes sur le marché du travail a changé la donne dans la production et la distribution du bien-être des familles, qui s’articule de plus en plus sur la base d’un équilibre entre le travail et la famille.

Si, par le passé, les politiques familiales ont privilégié les transferts aux familles, c’est que ces dernières avaient à leur disposition l’essentiel des ressources et, surtout, du temps pour assurer pleinement le bien-être de leurs membres.

Les besoins des familles s’articulent désormais davantage autour de services sociaux (les services à la petite enfance et aux aînés notamment) qui viennent prendre le relais de la famille dans des fonctions qu’elle était jadis en mesure d’assumer pleinement.

Il faut aussi ajouter que les familles peuvent plus difficilement se suffire à elles-mêmes dans la prise en charge des risques reliés au cycle de vie, et plus particulièrement en ce qui a trait aux deux pôles extrêmes du cycle de vie: l’enfance et la vieillesse. L’articulation du bien-être des individus appartenant à ces deux pôles ne repose plus exclusivement sur la famille et se pose de plus en plus en termes de services sociaux.

Au-delà des défis qui attendent l’État, le marché et la famille dans la production et la distribution du bien-être, la configuration classique des rapports entre ces trois piliers de bien-être est mise à l’épreuve par la réalité des sociétés post-industrielles.

Comme nous l’avons évoqué précédemment, notre objet de recherche consiste à analyser les régimes providentiels de 1985 jusqu’à aujourd’hui pour mettre en relief leurs possibles reconfigurations ou la persistance de leur résilience dans leur passage à l’ère post-industrielle.

Notre objet pose une double question analytique : d’une part, si les régimes connaissent une réarticulation, quels sont ses principes directeurs et quelles conséquences entraîne-t-elle dans le partage des responsabilités dans la production et la distribution du bien-être entre les piliers que sont l’État, le marché et la famille ?; et, d’autre part, si les régimes présentent une relative stabilité dans le temps, comment aménagent-ils les défis des sociétés post-industrielles à leur résilience historiquement construite ? Après avoir jeté les bases théoriques que commande notre examen, nous voudrions maintenant mettre en relief plus formellement les concepts qui structureront notre problématique, en soulignant le jeu d’interrelations qui les unit.

Nous chercherons donc à expliciter notre objet de recherche en définissant les concepts suivants: les régimes providentiels, la démarchandisation, la stratification, la défamilialisation, l’État, le marché, la famille et la résilience.

3.1 Les régimes providentiels

Comme nous l’avons évoqué précédemment, l’architecture de la protection sociale ne peut se résumer à des arrangements politico-institutionnels; la construction même de ces arrangements repose implicitement sur le rôle et les responsabilités assumés par le marché et la famille dans la production et la distribution du bien-être.

Le concept de régime providentiel permet d’embrasser une vision plus large de la protection sociale, qui va au-delà de la sphère étatique et qui cherche à mettre en exergue le jeu d’interrelations entre différents piliers de bien-être :

«The ‘welfare regime’ is a broad concept that covers the state-market-family nexus. Contemporary debate ‘has been far too focused on the state’ and we should bring market and social (especially familial) production of welfare clearly into focus.»

La configuration des piliers de bien-être est au fondement des différentes logiques institutionnelles qui animent les régimes providentiels; ces logiques revêtent une dimension politique ou étatique, mais leurs assises sont profondément sociales. L’originalité du concept de régime providentiel réside dans le fait qu’il rend compte de cette construction sociale qui est au fondement de la protection sociale.

Plus spécifiquement, les régimes providentiels peuvent être définis sur la base de trois critères : l’étendue des droits de démarchandisation qu’ils présentent, le système de stratification sociale auxquels ils donnent forme et, finalement, la tangeante familialiste ou défamiliasante qu’y prennent les politiques sociales.

Les droits de démarchandisation rendent compte de la mesure dans laquelle les individus peuvent avoir accès à des prestations et des services sociaux indépendamment de la force de leur lien d’emploi. L’étendue des droits de démarchandisation est inégale d’un régime providentiel à l’autre et reflète les conditions d’éligibilité à des mesures de protection sociale. Dans le régime social-démocrate, les droits de démarchandisation sont très larges et sont au fondement d’un système de protection sociale qui revêt un caractère universel.

Dans le régime libéral, ces droits sont plutôt limités et rendent compte du caractère résiduel de l’État : ce dernier cible les individus dont la force du lien d’emploi les rend inéligibles à des mesures privées de protection sociale et leur confère un soutien minimal, en exigeant une démonstration des besoins des prestataires («means testing»). Dans les régimes conservateur et latin, les droits de démarchandisation sont assez étendus, mais ne concernent que ceux qui souscrivent et contribuent à des schèmes d’assurance sociale à travers leur emploi, ainsi que leur famille.

Les régimes providentiels concourent à construire et à renforcer un système de stratification sociale à travers les mécanismes de protection sociale qu’ils mettent en œuvre. L’étendue de la clientèle admissible à des formes de protection sociale reflète des approches qualitativement différenciées pour s’attaquer aux inégalités sociales et pour cultiver des solidarités entre classes sociales.

Dans le régime social-démocrate, le caractère universel de la protection sociale tend à construire des solidarités entre les différentes classes sociales et à amenuiser les inégalités sociales. Dans le régime libéral, la primauté du marché dans l’articulation de la protection sociale donne forme à une stratification sociale qui reflète les inégalités du marché.

Dans les régimes conservateur et latin, l’assurance sociale trace les contours d’une stratification qui se cristallise à travers les catégories professionnelles et qui mise aussi largement sur les solidarités dans la sphère familiale.

La défamilialisation des politiques sociales peut être définie comme étant une collectivisation des responsabilités et de la charge familiale qui confère une certaine indépendance aux parents vis-à-vis leur famille, leur permettant notamment d’atteindre un meilleur équilibre entre leur vie active et leur vie familiale.

À l’inverse, des politiques familialisantes tendent à renforcer le poids des responsabilités des familles dans la prise en charge du bien-être de leurs membres et constituent un frein au développement de services sociaux puisque la plupart d’entre eux sont assumées par la sphère familiale.

Le régime social-démocrate est celui qui présente le plus large éventail de mesures défamilialisantes : congés parentaux, garderies publiques, services de soins aux aînés, etc. Dans le régime libéral, les politiques familiales sont plutôt passives et le caractère résiduel de l’intervention étatique incite les familles à se tourner vers le marché pour être dégagées du poids de leurs responsabilités.

D. Wincott (2001) «Reassessing the Social Foundations of Welfare (State) Regimes», dans New Political Economy, vol.6, no.3, p.412

Dans les régimes conservateur et latin, les politiques sociales sont plutôt familialisantes et s’inscrivent à divers degrés dans une logique de subsidiarité qui place la famille au centre de l’articulation du bien-être de ses membres et qui confère à l’État un rôle effacé, secondaire vis-à-vis la famille.

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