B – Les médias 100% Web pris dans la destruction créatrice

Dans la première partie de notre recherche, nous avons situé les médias 100% Web dans un contexte économique, technologique et culturel de destruction créatrice.

Les éditeurs de presse sont incités à investir dans un nouvel espace de publication, le Web, où les règles d’adresse au lecteur, les formats d’information et les possibilités techniques de diffusion de l’information n’ont pas grand-chose à voir avec le journalisme papier. Nous avons vu que les critères de qualité et de professionnalisme journalistiques n’ont pas été révolutionnés.

En d’autre terme, les critères classiques de légitimité et de crédibilité ne sont pas révolus avec le Web, Slate fait d’ailleurs le pari de la continuité entre l’espace public traditionnel et l’espace numérique, comme le témoigne Johan Hufnagel:

« On fait le pari du long, du « je » et du lien. Si ça ne marche pas c’est un échec pour la qualité. Slate est dans le genre journalistique long contre le genre du buzz et de l’information courte et rapide à consommer. Cela implique une meilleure présentation pour que la lecture soit agréable. »

Cependant, il est des normes culturelles que les éditeurs ne peuvent négliger s’ils veulent drainer une audience suffisante à attirer les annonceurs, dans un modèle de marché où les lecteurs ne paient pas pour accéder au contenu. S’en suit une injonction à l’innovation permanente, pour être en phase aux attentes fluctuantes des internautes et aux nouvelles tendances du Web.

D’aucuns considèrent que l’écriture Web est dominée par des logiques marketing qui incitent à faire court et à privilégier la vidéo sur le texte. Par destruction créatrice on entend création de nouveaux formats d’information qui transforment la relation traditionnelle émetteur-récepteur de l’information sur le Web.

Cette évolution conditionnée par les nouveaux comportements de consommation de l’information implique, nous allons le développer dans cette dernière partie, de nouvelles tâches pour les journalistes, et de nouveaux outils pour attirer l’audience et la contribution des lecteurs sur les sites pure players.

L’enjeu des éditeurs est donc de trouver un nouveau modèle qui soit à la fois rentable économiquement et capable de fidéliser une communauté de lecteurs qui participent à la construction collective de l’information pilotée en amont par les journalistes.

1) Les consommacteurs « digérés » par les éditeurs 100% Web

Les sites pure players ont à cœur de récupérer la participation des lecteurs acteurs et auteurs, mais chaque éditeur utilise la stratégie qui correspond à son image de marque et à son projet éditorial.

Rue 89 est le site qui va le plus loin dans l’ouverture aux amateurs. Tout d’abord parce que le site a ouvert un espace réservé aux blogs où des blogs amateurs côtoient des blogs de journalistes sans distinction dans la mise en valeur de ces espaces d’auto-publication intra-éditoriaux. Ensuite, parce que l’accueil des commentaires et des contributions des lecteurs est beaucoup plus libre que sur Slate, tandis que Fluctuat ne joue pas à l’heure actuelle le jeu de la contribution des lecteurs.

Pascal Riché insiste sur cette utilisation croissante de la foule comme source d’information: « la plupart de nos scoop ce sont les internautes qui nous les envoient.

On est sans cesse alimentés par des internautes qui nous signalent ce qu’il s’est passé dans leur région ou dans leur entreprise etc. Ce n’est pas totalement nouveau, Le Canard Enchaîné le fait sur papier, mais sur Internet les échanges vont beaucoup plus vite et sont beaucoup plus faciles ».

Dans son discours, on constate la volonté de mettre en place une relation informelle et moins distante avec les lecteurs, ce même dans l’écriture des articles:

« On ne va plus dire «selon un observateur» mais «je viens de voir que»: les gens ne sont pas dupes, ils vont réagir en disant «c’est qui l’observateur ?» «Ben, c’est moi !». Ils savent que tu es un individu comme eux avec ta subjectivité. »

Ainsi, au même titre que les lecteurs ont changé de représentation sur les journalistes, ces derniers ont dû par la force des choses modifier le message adressé à leur public cible, c’est-à-dire, in fine, changer de regard sur leur public.

Au-delà du déplacement symbolique, Rue 89 profite de cette relation pour élargir ses sources, trouver ses sujets, donc économiser du temps et des salaires, tout en élargissant son assise éditoriale.

L’outil technique le plus abouti est la mise en ligne de la conférence de rédaction chaque jeudi à l’aide du logiciel Covert Live. Chaque internaute peut y participer, réagir sur les articles de la semaine précédente et faire des propositions pour la semaine à venir[1].

a) Qui commente, qui participe ?

Derrière cette apparente démocratisation de l’espace médiatique au profit de la parole quotidienne, il faut reconnaître qu’il existe un écart conséquent entre le discours programmatique des éditeurs sur la volonté participative de leur site, et la réalité des faits.

La montée de l’anonymat sur Internet a été perçue comme une avancée démocratique, en permettant aux contributeurs de participer à une conversation sans avoir à révéler leur identité sociale.

Dans cette acception où le Web permet de détacher l’individu de ses contraintes sociales ordinaires, les sites Internet d’information seraient les vecteurs d’une véritable démocratisation de l’information « par le bas », en offrant à n’importe qui la possibilité de laisser une trace dans le contenu éditorial d’un espace à forte audience.

Franck Rebillard rappelle cependant l’importance du capital culturel des internautes dans leurs velléités participatives: s’appuyant sur une étude pionnière sur les contributeurs des forums et sur les cas empiriques de la participation aux jeux en réseau, il conclut que

« les deux lieux de sociabilité, dans et hors Internet, sont étroitement reliés »[2].

C’est particulièrement le cas sur Slate où le lecteur doit s’inscrire s’il veut laisser des commentaires. Seuls les commentaires argumentés sont acceptés « pour éviter l’invective » précise Johan Hufnagel.

Mais cette barrière à l’entrée suffit à limiter les effusions de commentaires non argumentés, personnels ou de propagande qui sont la majorité des commentaires des deux autres pure players qui ne limitent pas à priori la publication de commentaires.

La culture de l’horizontalité sur le Web n’empêche donc pas la permanence d’une hiérarchie, entre les commentaires utiles et ceux où l’on constate le prolongement de la logique sociale du Web sur les sites d’information (réaction à chaud, non argumentée).

Les sites d’information, en jouant le jeu de l’ouverture, doivent aussi en supporter les contraintes, comme le fait que plus de la moitié de l’audience provienne des moteurs de recherche et non du site directement.

L’ouverture au réseau et la possibilité d’accéder à un article par mots-clés depuis les moteurs de recherche est un casse-tête chinois pour les éditeurs, qui doivent trouver le moyen d’établir une communauté de lecteurs malgré tout. Johan Hufnagel de Slate constate l’ampleur de la tâche:

« Nous on essaie de drainer une communauté intelligente. Quand 60 % du trafic vient des moteurs de recherche, quand c’est l’algorithme de Google qui fait l’audience, on ne peut pas avoir une audience de qualité. Internet se caricature quand l’invective prend le pas sur le dialogue. Or pour avoir une communauté il faut être connu. »

Slate compte 9.000 abonnés pour 500.000 visiteurs uniques par mois, ce qui ne donne qu’un vague ordre d’idée du profil type de son lectorat. A Fluctuat, certaines enquêtes d’opinion permettent de mieux connaître les lecteurs mais selon son rédacteur en chef, les lecteurs proviennent à 70% des moteurs de recherche.

Une fluidité de l’audience relative à l’économie de lien du Web où chaque site d’information ou blog renvoie ses lecteurs vers d’autres sources par les liens hypertextes. Les lecteurs ont aussi la possibilité de construire eux-mêmes leur parcours informatif en envoyant leurs contenus par mails ou, plus récent, en les partageant sur les réseaux sociaux.

Face à cette difficulté de capter une audience fondée sur le réseau plus que la communauté, les éditeurs 100% Web doivent donc inciter les lecteurs à participer de manière qualitative au contenu éditorial. La valorisation des commentaires des lecteurs est une stratégie possible. Rue 89 sélectionne les meilleurs commentaires:

« c’est le premier degré de la valorisation des lecteurs »

Considère Johan Hufnagel. Sur Slate, il n’envisage pas de mettre en avant la parole des lecteurs sans qu’il y ait de travail éditorial derrière:

« On essaie de faire une revue du meilleur des commentaires, mais on doit trouver un espace où lui donner de la valeur. Et on essaie parfois de publier des commentaires pour leur valeur d’analyse. »

Communauté de lecteursb) Communauté de lecteurs ou réseau de fans ?

L’injonction à « digérer » la parole des internautes ne va donc pas de soi. Si la presse en ligne n’a pas de contrainte spatiale, elle doit néanmoins trouver le moyen de mettre en valeur les commentaires qui créent une plus-value éditoriale. Fluctuat sur ce point est dans une situation complexe car la mise en page du site sépare le contenu éditorial de l’espace forum réservé aux lecteurs (même si un projet d’unification de la communauté des lecteurs est en cours, voir p.66). Reste à trouver le moyen de relier les deux sphères, la sphère sociale et la sphère informative, ce qui est partiellement réussi avec l’orientation des sujets de débats du forum en lien avec les articles publiés sur les mêmes thèmes. Pour le reste, le forum est une excroissance du discours éditorial de Fluctuat où il est impossible de trier le meilleur du pire.

Alexandre Boucherot évoque à ce propos la mise en place d’un système d’authentification des lecteurs pour éviter de drainer les « trolls » (lecteurs qui investissent les forums et les espaces de commentaires pour pratiquer l’invective). Reste que dans le genre de la presse en ligne, les médias doivent attirer leurs auditeurs à l’intérieur de leur contenu éditorial, mais aussi par des stratégies hors-médias. Cette nécessité à été elle aussi digérée par les éditeurs 100% Web, comme Johan Hufnagel:

« De toute manière il est trop tard pour se focaliser uniquement sur la communauté sur le site car elle est désormais aussi un peu partout sur le Web (Twitter, Facebook)

La communauté sur Slate est par contre un bon garde fou pour ne pas persévérer à écrire sur un sujet que l’on ne maîtrise pas. »

A la stratégie de communauté participante, les sites pure players ont donc greffé une présence hors-média pour développer leur image de marque dans les réseaux sociaux, dans les espaces affinitaires où l’internaute fait son choix d’information.

Nous l’avons déjà évoqué avec le journalisme de lien, la source de l’information a tendance à perdre sa valeur par rapport au contenu à partir du moment où le Web 2.0 permet de partager l’information directement sur les réseaux sociaux. Il est donc primordial pour les sites d’information généraliste de s’adapter à ces nouveaux outils d’échange que sont les flux RSS et les plateformes d’échange de lien comme Twitter et Facebook:

« Il est important de noter que la stratégie des sites, même des sites de presse, n’est plus de maîtriser l’espace du site et d’y conserver ses lecteurs, mais de maîtriser son existence en ligne, sur les divers espaces sociaux empruntés par les internautes. Un moyen d’aller rencontrer les utilisateurs là où ils sont, et non plus de les faire venir sur son site à tout prix. »[3]

[1] http://www.rue89.com/2009/01/14/participez-a-la-conference-de-redaction-en-ligne

[2] Franck Rebillard, Le web 2.0 en perspective, une analyse socio-économique de l’Internet, Edition l’Harmattan, Paris, 2008, p. 29

[3] Cette analyse de Jean-Pierre Govekar est tirée de la décision du site Web du New-York Times de créer un micro-site qui renvoie ses lecteurs vers sa page Facebook et les invite à participer aux discussions directement sur le réseau social, « Le New-York Times fait interagir ses lecteurs sur Facebook », in Le Web-Observer, blog du site zdnet.fr, http://www.zdnet.fr/blogs/le-webobserver/le-newyork-times-fait-interagir-ses-lecteurs-sur-facebook-39602142.htm

Un espace que les trois sites pure players n’ont pas encore tout à fait développé (Fluctuat s’apprête à se lancer sur Facebook en septembre) mais ils se sont directement situés sur le réseau social concurrent de Facebook: Twitter (voir la partie « Les Unes des sites affichent l’interactivité avec les lecteurs et l’ouverture au réseau par les liens hypertextes », p.50). On le voit, l’enjeu communautaire est un impératif d’audience pour les sites pure players.

Les sites doivent afficher une ligne éditoriale reconnaissable et singulière pour s’attirer un public suffisamment fidèle au site pour accepter d’y revenir régulièrement malgré la circulation permanente de l’information et la surabondance de la concurrence entre les sites d’information professionnels et amateurs.

Cette recherche passe par la création d’une image de marque pour Rue 89 et Slate. Nous l’avons vu, les deux sites partent avec des ressources financières et symboliques (réseau, notoriété, expérience) issues de l’espace public traditionnel. A eux seuls, certains chroniqueurs de Slate comme Jean-Marie Colombani ou Jacques Attali sont des marques, nous confie Johan Hufnagel, pour les lecteurs néophytes qui cherchent des repères dans l’océan du Web.

Les sites pure players utilisent donc en partie les mêmes outils marketing que les sites de communication pour devenir visible hors de leur site et véhiculer leur image sur le réseau. Le merchandising de Rue 89 (T-shirt et sous vêtement Rue 89 et Rue 69 en est le meilleur exemple).

Pour citer ce mémoire (mémoire de master, thèse, PFE,...) :
📌 La première page du mémoire (avec le fichier pdf) - Thème 📜:
Les discours éditoriaux des sites pure player d’information à l’heure de la culture Web
Université 🏫: Université de Paris III
Auteur·trice·s 🎓:
Emmanuel Haddad

Emmanuel Haddad
Année de soutenance 📅: Master 2 de Journalisme Culturel - 2008/2009
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