La fiction et innovation historique s’entrelacent dans l’œuvre d’Alice Zeniter, révélant comment la littérature peut transformer notre compréhension des événements passés. En explorant la valeur documentaire de la fiction, cette étude offre des perspectives inédites sur l’histoire des Algériens durant la Révolution, suscitant une réflexion essentielle sur la mémoire collective.
Plausibilisation de la fiction :
Faire exister le passé et le non-vécu pose d’emblée la question de la fiabilité de l’écriture littéraire de l’Histoire ; Bien que la fiction soit souvent tributaire de l’imaginaire, peut-on quand même accorder à la littérature une valeur documentaire ?
L’assaut de l’armée française :
Nous attachons une grande importance à la fiction dans le roman, vu qu’elle constitue le cadre romanesque de l’intrigue, comme on en fait pour le fond historique qui est le décorateur et la toile de fond ; de fait, il se trouve certainement une frontière entre les deux piliers de la narration.
En conformité avec notre analyse du réel et de la fiction, nous estimons que l’incident de l’assaut de l’armée française sur la crête est le meilleur exemple qui pourrait nous démontrer la relation et la frontière entre les deux.
Dans notre exemple la toile du fond c’est « l’embuscade de Palestro » qui avait eu lieu le 18 mai 1956, ce qui entraine selon l’auteure : « En mai 1956, les représailles de l’armée française rayonnent autour de la ville de Palestro, colonnes de soldats qui partent tout autour de l’assaut des montagnes. »71
L’intrigue qu’établit l’auteure prend la même voie par le biais d’un temps précisé en mai 1956 et d’un lieu déterminé aux montagnes de Zbarbar à Palestro, actuellement Lakhdaria, conséquemment la fiction dans le récit prend une allure de réel et la représentation des représailles sur la crête se donne à lire comme vraie, ou du moins vraisemblable.
Ainsi, dans l’intention de consolider la vraisemblance du récit, l’auteure a recours à des faits historiques et des éléments issus du réel tels que le massacre de Croke Park 72et la Jeep73 de l’armée française afin que le récit soit en relation logique avec la réalité, en d’autres termes, l’auteure intègre « un effet d’attestation » 74 dans le récit par suite d’un témoignage.
L’invocation du réel n’est pas le seul procédé pour que le récit soit vraisemblable, l’auteure dispose d’autres techniques dont l’efficacité est indéniable :
« La vieille Tassadit, une femme que l’âge a presque momifié de son vivant, une veuve qui ne mange grâce à la générosité d’Ali, ne réagit pas quand on lui ordonne de sortir. Les militaires la traînent hors de chez elle en l’insultant. Ils interprètent ses mouvements confus comme une provocation.
_elle est sourde ! Proteste Ali en se redressant à demi.
Et il mime, les mains contre les oreilles, le fait de ne rien entendre.
_toi, ta gueule, lui crie un soldat en lui lançant un coup de pied dans le ventre. »75
Il serait intéressant d’observer comment la vieille Tassadit a été décrite dans ce passage, un personnage aussi singulier, une femme qui incarne le malheur en traversant une pénible épreuve.
Plus fondamentalement, cette femme est imparfaite comme tout être humain, singularisé par la qualification de la surdité qui donne l’impression que le personnage ait eu une existence réelle ; d’emblée elle représente la femme kabyle et la femme de la montagne par son nom, elle donne l’image de la femme lésée pendant la colonisation là où l’injustice règne en entrainant tout type de pénurie.
Comme on pourrait dire que Ali par son acte représente l’insurgé et par ses gesticulations reflète le trouble et la paranoïa. Tassadit et Ali représentent alors des archétypes de la vie quotidienne des algériens, mais ils présentent d’une manière plus générale une réalité sociale de l’Histoire de l’Algérie coloniale.
En tentant donc de s’approcher le plus possible de la réalité, Zeniter crée un personnage ordinaire, mais tout en se basant sur des clichés de la guerre d’Algérie pour qu’elle soit reconnaissable et assimilable, des scènes qu’on pourrait trouver pareillement dans la littérature et la culture algérienne : « Le vraisemblable est tout ce qui est conforme à l’opinion du public ».76
Outre le fait que l’auteure voudrait « crédibiliser » son récit, ce dernier cherche aussi à nous convaincre et à mettre certains points en question :
« c’est ça, une guerre d’indépendance : pour répondre à la violence d’une poignée de combattants de la liberté qui se sont généralement formés eux-mêmes, dans une cave, une grotte ou un bout de forêt, une armée de métier, étincelante de canons en tous genres, s’en va écraser des civils qui partaient en promenade. » 77
Cette intervention du narrateur suscite une controverse et des sous-entendus qui se veulent un peu plus explicites, ainsi le cas du pronom démonstratif « ça » en italique qui renvoie le lecteur à la référence attestée du massacre de Croke Park cité a priori dans le récit.
De ce fait, l’auteure figure une représentation d’un assaut sur la crête en guise d’argumentation ; en vue de briser le silence et révéler certains scandales de l’Histoire officielle qui dévore les paroles des opprimés : la fiction avantage une autre lecture du réel, c’est une explication et une modulation de réalité.
La vraisemblance ne se limite pas au contenu dans cette séquence, le côté stylistique joue aussi un rôle fondamental ; les actes des personnages sont modérés de façon que le récit soit concevable et significatif, ainsi pour le cadre spatio-temporel dans lequel l’assaut est figuré, permet d’imaginer la scène d’une manière réservée, et sans excès, du fait que le lieu est déterminé et le cadre temporel bien aligné et sans coupure :
«Pour la première fois au village d’Ali, arrive une fille de Jeep pleines de soldats français qui portent tous des masques de colère. Ils font sortir les habitants des maisons à coup de pied, à coup de crosse. Ils les forcent à s’allonger par terre, main sur la tête. Ils fouillent et retournent les intérieurs, brisent les jarres, éventrent les lits. Ils montent une brutalité si capricieuse qu’il est évident qu’ils ne savent pas ce qu’ils cherchent. » 78
Ainsi, l’utilisation du présent de l’indicatif au lieu de conditionnel, la focalisation interne et la narration simultanée des actions permettent de décrire étroitement et objectivement les actions des personnages, il en résulte une grande illusion de réalisme et d’assertion : le lecteur est en train de voir et de vivre l’expérience des personnages.
Si l’on insiste autant sur le terme « action », c’est parce que l’auteure a ainsi donné la primauté aux actes au détriment de la psychologie des personnages, à savoir que les actions sont d’une qualité plus manifeste et plus concrète.
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71 Alice Zeniter, L’Art de Perdre, op.cit, p. 98. ↑
74 Christiane Cadet, Effets de vraisemblance dans le récit d’anticipation ou Comment écrire un récit futuriste à partir d’un corpus journalistique, p. 22, in Persee, en ligne https://www.persee.fr/doc/prati_0338- 2389_1987_num_54_1_1436 (consulté le 22/04/2020 à 03:25h) ↑
75 Alice Zeniter, L’Art de Perdre, op.cit, p. 100. ↑
76 Bernard Croquette, VRAISEMBLANCE, esthétique, Encyclopædia Universalis 2016. ↑
77 Alice Zeniter, L’Art de Perdre, op.cit, p. 99. ↑
Questions Fréquemment Posées
Comment la fiction dans ‘L’Art de Perdre’ d’Alice Zeniter influence-t-elle notre compréhension de l’Histoire ?
L’auteure utilise la fiction pour combler les lacunes historiques et offrir une perspective alternative sur les événements, ce qui pose la question de la fiabilité de l’écriture littéraire de l’Histoire.
Quels sont les exemples historiques utilisés par Zeniter pour renforcer la vraisemblance de son récit ?
L’auteure intègre des faits historiques tels que l’embuscade de Palestro et le massacre de Croke Park pour établir une relation logique avec la réalité.
Quel rôle jouent les personnages comme Tassadit et Ali dans la représentation de l’Histoire algérienne ?
Tassadit et Ali représentent des archétypes de la vie quotidienne des Algériens pendant la colonisation, incarnant des réalités sociales et des injustices de l’Histoire de l’Algérie coloniale.