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Comment l’analyse comparative des enfants restavèk révèle des enjeux sociaux ?

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🏫 Université d'Ottawa - École de Service Social
📅 Mémoire de fin de cycle en vue de l'obtention du diplôme de Maîtrise - Septembre 2020
🎓 Auteur·trice·s
Taïna Frazil
Taïna Frazil

L’analyse comparative restavèk enfants révèle que 50 % des enfants concernés sont des filles, soulignant une inégalité de genre alarmante. Cette étude met en lumière les conditions de vie précaires et l’héritage postcolonial qui perpétuent cette pratique, avec des implications cruciales pour les droits des enfants en Haïti.


    1. L’enfant restavèk est plus souvent une fille

Selon le dernier recensement d’Haïti de 2003, la population serait de 8 373 750 habitants et les femmes représenteraient 52 % de la population (Lubin, 2007). La population haïtienne est jeune, car plus de la moitié des habitants auraient moins de 21 ans et 44 % d’eux sont âgé de 0 à 17 ans.

Les jeunes filles de cette tranche d’âge sont estimées à 1 831 173 soit 50 % de cette population ce qui fait en sorte qu’elles représentent 42 % de l’ensemble des femmes haïtiennes (Lubin, 2007). Malgré qu’Haïti soit le pays le plus pauvre de l’Amérique, celui-ci est le pays avec le plus haut taux de natalité.

Les femmes haïtiennes ont en moyenne 4,7 enfants, le taux de fécondité est de 5,8 enfants par femme en milieu rural et de 3,5 pour celles qui demeurent dans les grandes villes. Le taux de natalité est beaucoup plus élevé chez les femmes non instruites avec une moyenne de 6, 4 enfants (Menard, 2013).

Plus de 50 % des familles haïtiennes sont dirigées par des mères monoparentales. On estime que ces familles gagnent moins de 250 $ par années. Le fardeau financier d’élever autant d’enfants avec si peu est pratiquement impossible, c’est donc pour cette raison que de nombreuses familles vont se tourner vers le système restavèk (Andrews, 2004).

Le fait que les femmes pauvres sont celles qui ont le plus d’enfants vient de confirmer l’hypothèse que la plupart des restavèk sont issues de milieux ruraux pauvres. Une enquête menée par le Fond des Nations Unies pour la population (FNUAP, 2010) a démontré que plusieurs femmes haïtiennes veulent avoir moins d’enfants, mais le manque d’accès aux informations et contraceptions nécessaires constitue un défi majeur pour celles-ci (Jean Charles, 2013).

Dans la société haïtienne, avoir beaucoup d’enfants est considéré comme une richesse, car ils aideront avec les tâches à accomplir et prendront soin de leurs parents lorsque ceux-ci seront âgés (Fabre, 2015).

Selon une étude réalisée par l’organisation internationale du travail, 85 % des travailleuses domestiques sont des filles. De plus, elles sont particulièrement vulnérables aux abus, à la violence sexuelle et au viol (OIT, 2018). Ce nombre élevé peut s’expliquer en raison du fait que les tâches domestiques soient perçues comme un travail féminin dans la société haïtienne et est donc comme une initiation à leurs occupations futures (Fabre, 2015).

Dans la société haïtienne, les filles restavèk sont appelées les « lapourça » c’est-à-dire que leur rôle est de satisfaire aux besoins sexuels de leurs maîtres. On constate que plusieurs d’entre elles seront victimes de harcèlement sexuel, de viols et de grossesse non planifiées. De plus, celles qui ont été violées sont jugées coupables par la mère ou l’épouse du violeur (Clouet, 2013).

Les filles sont quatre fois plus à risque d’agression sexuelle que les garçons en situation de restavèk (Kolbe & Hutson 2006). Il existe une forte prévalence d’abus sexuels contre les femmes et les filles en Haïti et cela en particulier dans les zones densément peuplées comme les bidonvilles de Port-au-Prince et les villes contrôlées par des gangs armés (Duramy, 2014).

Une étude de Kolbe & Hutson (2006) a révélé que chaque année, une fille sur 40 âgée de moins de 18 ans a été victime d’agression sexuelle dans la région de Port-au-Prince. L’étude fait part du fait que les restavèk représentaient 36 % de toutes les victimes d’agressions sexuelles en mentionnant que leur statut de deuxième classe les rendrait plus vulnérables à l’exploitation sexuelle.

Le rapport ajoute que ces agressions ont été commises par des membres de la famille d’accueil de l’enfant (Kolbe & Hutson, 2006). En Haïti, le viol est utilisé depuis des décennies pour contrôler et opprimer les femmes. Le tremblement de terre de 2010 a accru la vulnérabilité des femmes et des enfants et a permis de constater une augmentation des cas de viols (Nolan, 2011).

Il est important de mentionner que dans un contexte d’oppression, l’exploitation sexuelle joue un rôle d’intimidation par lequel les hommes maintiennent les femmes dans un climat de peur (Bownmiller, 2005). Les cas de viols signalés ont démontré un niveau élevé de violence dans lequel les femmes ont été abusées sexuellement, torturées et profondément traumatisées, certaines ont même été tuées (Duramy, 2014).

Il est important de prendre en considération le niveau élevé de violence sexuelle pour mieux comprendre le positionnement social et culturel des femmes haïtiennes. C’est dans ce contexte que le système restavèk existe, et bien qu’il soit difficile d’évaluer les abus sexuels infligés aux filles restavèk, on peut supposer que la norme sociétale de la violence sexuelle dans le contexte haïtien signifie qu’elle est également indissociable à la pratique du restavèk.

Le viol n’est criminalisé que depuis 2005 en Haïti et l’accès aux services médicaux étant très limité, rend difficile l’accès aux rapports médicaux qui pourrait mener à une condamnation (Nolan, 20 110). Les catastrophes dont le pays a été victimes (politiques et naturelles) ont rendu la protection civile pratiquement inexistante. François dans Nolan (2011), indique que dans toutes les catastrophes, les premières victimes sont toujours les femmes.

On peut prendre comme exemple le tremblement de terre de 2010 qui a forcé le déplacement de 1,3 million de personnes. On constate que le manque de sécurité a rendu les femmes et les filles encore plus vulnérables à la violence et aux abus sexuels (Haiti Equality Collective, 2010). La violence systémique qui sévit dans la société haïtienne joue un grand rôle dans le système restavèk et dans l’oppression des femmes et des filles.

Fanon (1963), fait ressortir que la violence est imprégnée dans la société haïtienne tout comme dans de nombreuses sociétés postcoloniales. Cette forme de violence douce ou invisible est enracinée dans le patriarcat et le colonialisme. Cela affecte fortement la vie des Haïtiens en général, mais affecte plus particulièrement les femmes et les enfants et constitue un aspect crucial dans la compréhension du système restavèk, car il se situe à une intersection entre la culture, la pauvreté et l’histoire (Nolan, 2011).

L’esclavage a construit les stéréotypes et les conditions de vie des femmes noires qui sont encore opérationnels aujourd’hui. À la lueur des recherches et des lectures, il a été possible de faire un parallèle entre la situation des jeunes filles restavèk et les jeunes femmes esclaves. Afin de démontrer cette comparaison, l’histoire de Harriet Jacobs (Smith, 1988) doit être racontée brièvement.

Jacobs est né en esclavage, mais contrairement à beaucoup d’esclaves, son histoire commence joyeusement. Elle vivait avec ses parents qui étaient considérés comme des « esclaves aisés ». La mère d’Harriet est décédée lorsqu’elle avait six ans et Harriet a été envoyée vivre avec la maîtresse de sa mère. Après leur mort, elle a été vendue à sa première maîtresse où elle a été rapidement informée de son statut d’esclave.

Sa nouvelle maîtresse lui a appris à lire et l’a bien traitée (Smith, 1988). Suite à la mort de sa maitresse, elle fut vendue au Dr. Norcom et c’est à ce moment que ses problèmes ont commencé. Le docteur s’est avéré être négligent et violent et voulait avoir des relations sexuelles avec Harriet.

Afin d’éviter des relations avec son nouveau Maître, Harriet a choisi délibérément d’avoir une liaison avec son voisin blanc. L’histoire de Jacobs met en évidence la relation entre la marchandisation du corps noir et les violences supplémentaires subies par les femmes. Cette autobiographie datant de 1861 et intitulée Incidents in the Life of a Slave Girl est l’un des rares récits de première main sur l’esclavage d’une écrivaine américaine (Cooper, 2015).

L’insistance du Dr. Norcom sur Jacobs et son incapacité à échapper à ses avances démontre le désespoir que de nombreuses femmes esclaves et restavèk ont connu et continuent encore à connaître face à leurs maîtres qui les maltraitent. Comme mentionné dans les lignes précédentes beaucoup de jeunes filles restavèk sont violées et maltraitées par les maris des femmes qui les accueillent.

Elles doivent non seulement combattre leurs statuts sociaux inférieurs, mais elles sont victimes du seul fait qu’elles soient femmes. Les hiérarchies des sexes qui existaient au cours de l’esclavage et qui perdurent dans la culture haïtienne garantissent que les femmes étaient et soient toujours considérées comme inférieures aux hommes.

L’histoire de Harriet nous donne une idée de la manière dont les femmes esclaves ont été traitées et puisque la pratique du restavèk tire ses origines de l’esclavage, il n’est donc pas surprenant que le traitement envers les jeunes filles restavèk soit pire que le traitement réservé aux jeunes garçons. Le corps des jeunes filles ne leur appartient pas.

Ces jeunes filles qui ne sont pas toutes en âge de comprendre leur corps sont souvent exploitées sexuellement. Tout comme le docteur Norcom a menacé de briser le corps d’Harriet, les hommes des familles d’accueil des jeunes filles restavèk en font autant en les appelant les « lapourça » faisant référence au fait qu’elles ne sont rien d’autre que des esclaves qui doivent se soumettre à leur demande.

Dans la culture haïtienne, l’image d’une « lapourça » pourrait être comparée à celle de la Jézabel, c’est-à-dire une femme noire disponible sexuellement. La Jézabel est le produit de l’homme ayant le besoin d’utiliser les femmes noires pour leur désir sexuel (Williams, 2005).

Le traitement que font subir ces hommes haïtiens aux jeunes filles restavèk tire son origine de l’esclavage, car les hommes esclaves ont commencé à percevoir les femmes esclaves de la même manière que leurs maîtres. L’idée que les femmes esclaves sont à usage sexuel et sont inférieures à l’homme pourrait expliquer les dynamiques observées dans de nombreuses relations noires d’aujourd’hui (Williams, 2005).

Selon Bell Hooks (2015), les hommes noirs esclaves ont accepté les définitions patriarcales des rôles sexuels masculins et féminins imposés par les maîtres blancs. Tout comme les maîtres, ils pensaient que le rôle de la femme était de rester dans le ménage, élever des enfants et obéir à la volonté des hommes.

Les femmes esclaves devaient faire face aux avances de leurs maîtres, mais devaient aussi faire face aux représailles des maîtresses blanches. Lorsque les maîtresses blanches étaient incapables de régler leurs problèmes avec leurs maris, celles-ci dirigeant leur colère et agression envers l’objet d’attention de leur mari, c’est-à-dire l’esclave noire.

Les maîtresses estimaient que les femmes esclaves étaient celles qui faisaient des avances à leur mari et pour ces raisons, elles n’avaient aucune compassion pour ces victimes de viols (Cooper, 2015). Cet exemple peut être utilisé pour témoigner de la manière égoïste dont les femmes qui accueillent les restavèk se placent au centre du conflit et refuse de reconnaître le mauvais comportement de leur mari en blâmant les victimes.

Ce chapitre et à travers des récits autobiographiques a permis d’expliquer l’ampleur du travail domestique en Haïti ainsi que de comprendre que les enfants qui travaillent dans le service domestique sont généralement exposés à des risques physiques tels que le transport de charges lourdes, de longues heures, l’exposition à des produits chimiques et la violence physique.

Ce chapitre a démontré que la pratique du restavèk a des effets à long terme sur l’enfant, mais que malgré ces conséquences, cette pratique continue d’exister en Haïti et est banalisée. Le chapitre suivant permettra d’examiner le travail des enfants des restavèk à travers le concept de travail invisible.


Questions Fréquemment Posées

Qu’est-ce que la pratique du restavèk en Haïti?

La pratique du restavèk en Haïti consiste à placer des enfants comme domestiques dans des familles aisées par des parents en situation de pauvreté.

Pourquoi les filles sont-elles plus souvent des restavèk en Haïti?

Selon une étude, 85 % des travailleuses domestiques sont des filles, et elles sont particulièrement vulnérables aux abus et à la violence sexuelle, ce qui explique leur prévalence dans le système restavèk.

Quels sont les risques auxquels sont confrontées les filles restavèk?

Les filles restavèk sont quatre fois plus à risque d’agression sexuelle que les garçons, et elles subissent souvent des harcèlements, des viols et des grossesses non planifiées.

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