Les titres fonciers au Sud-Kivu révèlent une réalité surprenante : malgré les innovations des acteurs non étatiques, des incohérences persistent dans la sécurisation foncière. Cette étude met en lumière des insuffisances critiques, soulignant l’urgence d’une décentralisation pour protéger les droits des communautés rurales.
§3. La titrisation foncière individuelle et groupée
La loi foncière en vigueur en RDC, institue la sécurisation foncière par l’enregistrement. La sécurité foncière passe par le certificat d’enregistrement (article 219), qui établit une relation directe entre l’Etat (via son appareil politico-administratif) et l’individu, indépendamment de ses liens sociaux. Ainsi, la simplification du statut foncier des terres (une parcelle, un droit, un titre), est censée supprimer les causes des conflits, en donnant aux instances administratives et judiciaires le pouvoir d’administrer le foncier, à la place des autorités coutumières : affectation par la procédure de concession, droit de désaffectation en cas d’absence de « mise en valeur », arbitrage en cas de conflit, etc., (Lavigne, 1998).
Cependant, dans la logique de la tenure foncière locale, l’on recense encore, actuellement, plusieurs stratégies de sécurisation foncière qui montrent la large place accordée aux papiers légaux et illégaux, formels et informels qui circulent entre les acteurs fonciers (Kibul, 2019).
Notons d’abord que cette stratégie des recours aux papiers n’est pas une nouveauté. Michel Kibul (op cit) explique qu’elle a été introduite, dans l’arène foncière, depuis la décennie 1880. D’après plus de 70% des personnes interviewées, l’introduction des papiers, comme titres fonciers, garantissaient les droits de propriété à bon nombre de ceux qui les détenaient.
Ces titres (papiers) constituent, également, un moyen d’obtenir une indemnisation adéquate si jamais leurs terres font l’objet d’une expropriation pour cause d’utilité publique (International Institut for Environnement Développement, 2006). Cependant, cette introduction des papiers a été systématisée, dans les transactions foncières, juste après les années 1960 ; précisément au début de la décennie 1970-1980 (Mudinga & Nyenyezi, 2014).
Cette décennie est alors caractérisée, quant à ce qui concerne la gestion foncière, par la promulgation de la loi foncière actuellement en vigueur (loi n°73-021 du 20 juillet 1973 portant régime général des biens, régime foncier et immobilier et régime des sûretés, telle que modifiée et complétée par la loi n°80-008 du 18 juillet 1980).
Cette loi consacre le principe de la domanialité des terres par l’Etat en abrogeant tous les dispositifs coutumiers sur les sols devenus domaniaux (Article 387). On se rappellera que, bien avant cette décennie, précisément en 1966, une ordonnance loi avait été déjà promulguée, communément appelée loi BAKAJIKA, dont la mission était de conférer la souveraineté du sol à l’Etat congolais (Mudinga & Nyenyezi, op cit).
Cependant, la tentative de cette législation (loi du 20 juillet 1973) de prôner une gestion foncière en régie, et centralisée, n’a pas permis d’unifier tant ce que Mugangu (2008) qualifie de foisonnement des papiers aux dénominations diverses et aux contenus différents26 ou encore ce que Jean-Pierre Chauveau, Marc Le Pape, Olivier De Sardan (2001) ; Massion, Broutin (2014) et Philippe Lavigne (2010) retiennent comme des « petits papiers », que les procédures d’enregistrement des droits fonciers des communautés locales mis en place par les autorités coutumières.
Selon qu’il s’agisse des chefferies, on note que ces papiers prennent des dénominations variables. Par exemple, on les appelle « procès-verbal de délimitation » (Kabare et Ngweshe) ; « l’attestation d’occupation d’un terrain coutumier » (Kalehe) ; « acte de reconnaissance d’accord foncier coutumier » (Kabare), « acte de cession » (Ngweshe) ou de l’« acte de rachat de tributs coutumiers » (Kalehe) (Mugangu, 2008).
26L’auteur cite les dénominations ci-après : Mapatano ya shamba (entendement pour le champ), convention ya kuuza shamba (entendement pour les droits champêtres) et décharge. Michel Bisa Kibul, Op Cit, p. 236.
Plus de 75% des participants aux groupes de discussion ont expliqué que durant la décennie 1970-1980, les acteurs non-étatiques se sont activés, à apporter une innovation, en octroyant un seul document, qu’ils appellent le « certificat foncier coutumier ». Cette innovation a consisté, au sens des enquêtés, à unifier les actes qu’ils qualifient de « disparates », tout en uniformisant les procédures de leur obtention27.
En effet, les particularités socio-ethniques ainsi que géospatiales, des communautés locales du Sud-Kivu, ont conduit les acteurs non-étatiques à promouvoir les approches plus adaptées. L’on note, par exemple, une « titrisation foncière individuelle », avec une approche particulièrement centrée sur l’individualisation de la propriété foncière, dans les territoires de Kabare, Walungu et une bonne partie du territoire de Kalehe ; ainsi qu’une « titrisation foncière groupée », centrée sur une approche communautariste, dans le territoire d’Uvira.
Titrisation foncière individuelle28
Le titre foncier obtenu, partant de cette approche, est issu d’une démarche participative. La procédure de délivrance, en effet, fait appel à la participation de plusieurs couches sociales, allant de l’autorité coutumière suprême, c’est-à-dire le Mwami (littéralement le roi, chef de terre) au chef de chefferie et/ou secteur, chef du village, les cartographes de la chefferie (souvent ils sont à deux), les paysans et leurs voisins jusqu’à d’autres témoins jugés utiles.
Cette approche de titrisation foncière individuelle, telle que mise en place par les acteurs non-étatiques, n’a pas cherché à inventer de nouveaux modes de sécurisation foncière. Elle s’est employée à améliorer significativement l’existant. Elle s’est basée sur des structures administratives coutumières existantes, et s’est construite sur des pratiques foncières découlant de la coutume locale, sans en modifier l’essence, mais en les renforçant grâce à une meilleure organisation des instances locales et en formalisant par écrit des actes oraux.
La mise en œuvre de la titrisation foncière individuelle se fait en trois étapes essentielles que sont : i) l’étude de caractérisation du milieu et du système foncier ; ii) la sensibilisation des parties prenantes et préparation pédagogique des différents intervenants pour expliquer le bien-fondé du modèle proposé et son importance dans la tenure foncière locale. Il s’agit, également, de discuter des conflits fonciers, de leurs causes et des voies de résolution. Les équipes d’intervenants sont, ensuite, constituées et formées pour conduire les différentes opérations ; et iii) la mise en œuvre de la procédure et des documents pour aboutir à la délivrance d’un Certificat Foncier Coutumier29.
En plus, la démarche comprend essentiellement les trois actions suivantes :
- Appui au fonctionnement de l’administration foncière coutumière, de façon à disposer d’un espace de travail, des équipements et des documents pour lui permettre de mener la suite des opérations, de tenir des archives physiques et électroniques des différents actes et documents, et de disposer d’un personnel suffisant et doté de formations minimales pour effectuer les différentes opérations de terrain et du bureau. Ensuite, un agronome au niveau du groupement et un agronome au niveau de la Chefferie sont formés aux travaux topographiques. Ces fonctionnaires de l’administration coutumière sont déjà impliqués dans la gestion des terres, destinées à l’agriculture en milieu rural, ou ils font office d’agents fonciers.
27Groupe de discussion avec les autorités locales et quelques paysans bénéficiaires des innovations à Karongo, dans le territoire de Walungu au Sud-Kivu, mais 2021.
28Les organisations ASOP, IFDP, UEFA sont celles qui véhiculent la titrisation foncière individuelle au sein du cadre coutumier de sécurisation foncière au Sud-Kivu et auprès de qui nous avons eu des entretiens.
29Le modèle du certificat foncier coutumier délivré par les acteurs non-étatiques, confère annexe 5.
Ces derniers sont impliqués dans plusieurs opérations courantes, notamment les demandes des terres et l’enquête préalable de vacance des terres, lorsque ces derniers sont sollicités par un tiers. A Kabare, comme à Ngweshe dans le territoire de Walungu, il existe déjà un Cadastre Foncier Coutumier, avec pour objet l’enregistrement des droits fonciers coutumiers.
Le cadastre est tenu par le Service Foncier Local de la Chefferie. Le modèle développé s’est construit sur cet acquis. Au cours de cette sous- étape, il est également procédé à la codification des différents lieux ciblés pour la mise en œuvre, ainsi que des documents à utiliser.
- Reconnaissance de terrain : les travaux commencent par une reconnaissance effectuée par des équipes constituées de l’Agronome et de 4 notables du village, dont le rôle consiste à intervenir pour gérer d’éventuels conflits. Ces notables sont la mémoire vivante concernant les transactions et les divers droits alloués. Les reconnaissances s’effectuent à la parcelle et les voisins sont invités. Chaque reconnaissance couvre des champs situés dans un ou plusieurs blocs contigus. L’enquête note tous les éléments relatifs à chaque parcelle (droit initial, transaction, l’identité de l’ayant-droit) et relève les données topographiques géo référencées. Les informations sont consignées sur une fiche de reconnaissance des droits fonciers coutumiers, et font l’objet de l’établissement d’un « PV de reconnaissance des limites d’une parcelle coutumière » par le technicien et les chefs locaux.
Au cours de la reconnaissance, les éventuels conflits sont traités et peuvent faire l’objet d’un acte écrit de résolution qui engage les parties. Différents types de documents contractuels peuvent être présentés lors de l’enquête pour se prévaloir d’un droit de jouissance sur une terre, mais, comme la plupart des transactions ont été réalisées oralement, les témoignages des chefs locaux et des notables demeurent indispensables.
- Traitement des données de terrain et établissement du Certificat Foncier Coutumier : les données de terrain sont transmises au bureau foncier local. Ce bureau est couramment appelé Cadastre foncier coutumier, qui les enregistre, tandis qu’une cellule informatique procède à leur numérisation. Le logiciel génère automatiquement un croquis de chaque terrain délimité avec sa superficie, ainsi qu’une liste d’usagers enregistrés. Le logiciel produit, également, la carte parcellaire du village, au fur et à mesure de la délimitation des parcelles individuelles. La liste est affichée au niveau du groupement. Elle informe les bénéficiaires du montant des frais administratifs proportionnel à la superficie, dont ils devront s’acquitter pour se voir délivrer le Certificat Foncier Coutumier. Une fois payés les frais administratifs auprès d’une institution de microfinance spécifique, le Certificat est établi automatiquement, puis signé, par le responsable foncier local, et transmis, pour signature, au niveau de la Chefferie. Au niveau du bureau du groupement, une cellule technique reçoit les dossiers à transmettre à la Chefferie et procède à la vérification sur la régularité des dossiers individuels.
Toutes les indications essentielles figurent sur le Certificat Foncier Coutumier, notamment l’identité du détenteur du droit, les éléments d’identification du terrain et de sa localisation, le mode d’acquisition de la parcelle. Le croquis de la parcelle est accolé au verso du document (Revue du secteur foncier, 2016).
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26 Définition donnée par l’article 62 de la loi sur les nouvelles régulations économiques (NRE) du 15 mai 2001. ↑
27 Auchan Les 4 Temps, La Défense. ↑
28 Les organisations ASOP, IFDP, UEFA sont celles qui véhiculent la titrisation foncière individuelle au sein du cadre coutumier de sécurisation foncière au Sud-Kivu et auprès de qui nous avons eu des entretiens. ↑
29 Le modèle du certificat foncier coutumier délivré par les acteurs non-étatiques, confère annexe 5. ↑
Questions Fréquemment Posées
Quels sont les principaux défis liés aux titres fonciers au Sud-Kivu ?
Les résultats révèlent des insuffisances dans les innovations, notamment leurs incohérences avec les services administratifs locaux et le manque d’appropriation locale.
Comment la loi foncière en RDC sécurise-t-elle les droits de propriété ?
La loi foncière en vigueur en RDC institue la sécurisation foncière par l’enregistrement, établissant une relation directe entre l’Etat et l’individu, indépendamment de ses liens sociaux.
Quel rôle jouent les acteurs non-étatiques dans la gestion foncière au Sud-Kivu ?
Durant la décennie 1970-1980, les acteurs non-étatiques se sont activés à apporter des innovations dans la gestion foncière, mais ces efforts n’ont pas permis d’unifier les divers papiers légaux et illégaux en circulation.