Le cadre théorique de l’entreprise autogérée révèle une redéfinition surprenante des dynamiques organisationnelles contemporaines. En réintégrant des principes de participation et de démocratie, cette recherche offre des perspectives essentielles pour revitaliser des modèles souvent jugés obsolètes, avec des implications significatives pour l’avenir du travail.
L’entreprise autogérée : un lieu de vie communautaire associant vie professionnelle, sociale et privée :
Les membres de la Péniche considèrent en effet leur entreprise, non seulement comme un lieu de travail mais avant tout comme un lieu anthropologique: l’entreprise n’est pas la simple scène d’une activité productive, c’est avant tout un lieu de socialisation, comme Sainsaulieu s’est attaché à le démontrer.
Ainsi, toutes les activités humaines peuvent se développer au sein de cette structure. L’affectif, le ludique et le festif ont donc une place privilégiée au sein de la Péniche en comparaison des autres entreprises. Si dans ce type de structure, l’affectif, le ludique et le festif ne sont pas forcément plus développés que dans une entreprise classique, ils accèdent cependant à une certaine reconnaissance, leur permettant de déployer tout leur potentiel organisationnel.
Ils se développent toutefois avec plus de facilité car la communication interpersonnelle y est pleinement favorisée, comme nous l’avons constaté précédemment.
Ainsi, dans une entreprise autogérée, tous les échanges sont prétextes à resserrer le lien social. Le local de la Péniche abrite donc beaucoup d’activités relationnelles : chacun est libre de discuter avec chacun.
Les communications qui prennent place dans cet espace particulier mélangent tant la fonction phatique qu’informative du langage et de la relation à autrui : les discussions portent en effet autant sur des sujets professionnels, que politiques, sociaux, personnels…
La communication permet ainsi la diffusion d’informations en vue de la bonne organisation de l’activité professionnelle, mais elle permet aussi au tissu humain de se former, de se resserrer et de se régénérer, favorisant par là une plus grande cohésion sociale.
La communication assure tout à la fois la solidité matérielle (la bonne réalisation de la production) et la cohésion symbolique (le lien social) de l’organisation.
Toutefois, il est à souligner que le lien social se développant dans ce type de structure s’appuie sur des « affinités non pas affectives, mais plutôt culturelles »243, comme nous l’avons déjà évoqué en soulignant l’aspect primordial de l’idéologie commune dans ce genre d’entreprise.
L’importance des aspects affectifs, ludiques et festifs au sein de l’entreprise vise en substance à faire de La Péniche un lieu de vie propice à reformer un « homme complet » selon les vœux de la théorie autogestionnaire.
En effet, l’homme est trop souvent segmenté : citoyen par moment, producteur en d’autre lieux…
Toutes les facettes de l’existence sont appelées à se ressouder au sein de la Péniche. L’entreprise autogérée refuse « d’établir une frontière imperméable entre le travail et les autres aspects de la vie, et les considère comme appartenant à un tout »244.
Il s’agit de rendre à nouveau « cohérente une vie que les contraintes de la production capitaliste font éclater en de multiples sphères régies par des logiques diverses et contradictoires »245.
Chaque salarié est ainsi apte à donner toutes ses ressources à l’entreprise. Pour bénéficier de l’ensemble de ses ressources, l’entreprise favorise un contexte et une ambiance permettant à chacune des dimensions de l’homme de s’exprimer et de s’épanouir.
Toutes les activités permettant de régénérer le lien social sont donc reconnues à leur juste place.
Cette idée de l’ « homme complet » pourrait trouver une nouvelle actualité grâce au thème de l’ « effacement des frontières » développé par les nouvelles théories organisationnelles. Ce phénomène ne touche plus ici les frontières de l’entreprise mais celles de l’existence.
Cette idée se retrouve également dans le « cité projet » de Boltanski et Chiapello, comme nous l’avons évoqué en deuxième partie. La Péniche multiplie les analogies avec ce nouveau « monde connexionniste » où « la distinction de la vie privée et de la vie professionnelle tend à s’effacer (…) Il devient dès lors très difficile de faire la distinction entre le temps de la vie privée et le temps de la vie professionnelle, entre les dîners entre des copains et le repas d’affaires, entre les liens affectifs et les relations utiles… ».
Tout comme l’idéal type de la cité projet, l’idéal type autogestionnaire qu’illustre cette entreprise « renonce à faire la distinction entre les relations amicales désintéressées et les relations professionnelles ou utiles ».
Mais cette situation n’est pas facile à vivre pour tous. En effet, certains salariés ont naturellement ressenti une certaine difficulté à dissocier leur vie professionnelle et leur vie privée, la frontière entre ces deux sphères devenant beaucoup plus poreuse que dans une structure classique.
Cette difficulté à se positionner fut ainsi à l’origine d’un certain malaise pour certains. Et c’est également un risque pointé par Luc Boltanski et Eve Chiapello qui soulignent « l’inquiétude engendrée, dans un monde connexionniste, par l’effacement de la distinction entre les relations désintéressées, considérées jusque là comme du domaine de la vie affective personnelle, et les relations professionnelles qui pouvaient être placées sous le signe de l’intérêt »246.
Toutefois, d’après les témoignages récoltés au sein de La Péniche, il semble que ce mode d’organisation intégrant l’ensemble des dimensions humaines soit tout de même plus facile à vivre et à supporter, moins aliénants que celui des entreprises classiques, amputant l’individu d’une partie de son identité et de son humanité.
Ce malaise s’estompe donc progressivement à La Péniche au fur et à mesure de l’intégration grâce à la relation de confiance qui s’établit entre chacun des membres.
L’effacement des frontières de l’existence ne représente en effet un réel danger que si « la recherche de profit demeure l’horizon fondamental par rapport auquel ces relations se forment [car] il s’ensuit un brouillage assez troublant de la distinction entre relation amicale et relation d’affaires, entre le partage désintéressé d’intérêts communs et la poursuite d’intérêts professionnels et économiques »247.
Dans cette perspective, « on demande aux individus d’être loyaux, sincères, enthousiastes, mais en leur faisant subir des pressions telles qu’en fait ils ressentent de la peur, de la méfiance et de la haine ».
Cette interpretation de la cité projet va totalement à l’encontre des nouvelles réflexions organisationnelles mettant l’accent sur la confiance, comme base indispensable du nouvel impératif de coordination et de coopération.
L’effacement des frontières ne peut donc être réellement profitable qu’au sein d’un collectif où la confiance et la coopération ont remplacé la méfiance et les jeux de pouvoirs.
Ce sentiment de confiance et de solidarité se construit progressivement au travers des relations interpersonnelles. Les nouvelles formes organisationnelles doivent donc avant tout se préoccuper de créer les conditions favorables au foisonnement des relations interpersonnelles basées sur la proximité et la confiance.
________________________
243 BARRAS, Béatrice. Moutons rebelles. Ardelaine, la fibre du développement local. Editions REPAS, 2003 ↑
244 LULEK, Michel. Scions…travaillait autrement, Ambiance bois, l’aventure d’un collectif autogéré. Editions REAPS, 2003 ↑
245 BARRAS, Béatrice. Op. Cit. (2003). ↑
246 BOLTANSKI, Luc et CHIAPELLO, Eve. Le nouvel esprit du capitalisme. Gallimard, 1999 ↑
247 BOLTANSKI, Luc et CHIAPELLO, Eve. Le nouvel esprit du capitalisme. Gallimard, 1999 ↑
Questions Fréquemment Posées
Qu’est-ce qu’une entreprise autogérée ?
L’entreprise autogérée est considérée comme un lieu de vie communautaire associant vie professionnelle, sociale et privée, où les activités humaines peuvent se développer au sein d’une structure favorisant la socialisation.
Comment la communication influence-t-elle l’entreprise autogérée ?
La communication dans une entreprise autogérée permet la diffusion d’informations pour une bonne organisation de l’activité professionnelle et favorise le lien social, assurant ainsi la solidité matérielle et la cohésion symbolique de l’organisation.
Pourquoi l’idée de l’homme complet est-elle importante dans le cadre d’une entreprise autogérée ?
L’idée de l’« homme complet » vise à reformer un individu qui n’est pas segmenté entre citoyen et producteur, en rendant cohérente une vie éclatée par les contraintes de la production capitaliste, permettant ainsi à chaque salarié de donner toutes ses ressources à l’entreprise.