Comment l’idéologie organisationnelle transforme-t-elle l’autogestion ?

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🏫 Université Haute Bretagne
📅 Mémoire de fin de cycle en vue de l'obtention du diplôme de Master - 2005-2006
🎓 Auteur·trice·s
Suzy Canivenc
Suzy Canivenc

L’idéologie organisationnelle en autogestion révèle un paradoxe fascinant : alors que ce concept semble désuet, il trouve une résonance croissante dans les débats contemporains sur les formes organisationnelles. Cette recherche met en lumière comment des principes tels que la participation et la démocratie participative peuvent transformer notre compréhension des structures d’entreprise modernes.


  1. Une idéologie commune au fondement de la culture d’entreprise :

Plus que des profils homogènes, c’est l’idéologie que chacun partage qui est au fondement de la cohésion de cette entreprise, car celle-ci est directement en rapport avec le projet particulier de La Péniche : expérimenter l’autogestion en entreprise pour « travailler autrement ».

Une très grosse majorité des membres de l’entreprise nourrissent en effet un attrait commun pour l’idéologie d’extrême gauche. Cet idéal partagé nourrit directement ce que Mintzberg nomme « l’idéologie organisationnelle » et permet ainsi à l’entreprise de bénéficier d’une solide cohésion. Mintzberg définit en effet l’idéologie qui prend place au sein des organisations comme « constituée d’un système de croyances et de valeurs à propos de l’organisation, auquel tous les membres de l’organisation adhèrent.

Le trait essentiel d’une idéologie réside dans son pouvoir mobilisateur et unificateur. Une idéologie lie l’individu à l’organisation ; elle permet l’intégration des buts individuels et des buts de l’organisation »224. A La Péniche, l’idéologie de l’entreprise se nourrit ici directement des idéologies personnelles puisqu’elles se recoupent en de nombreux points.

Ainsi, les principes de fonctionnement organisationnels de l’entreprise (l’autogestion) réalisent l’idéal sociopolitique des membres de la Péniche, ce qui engendre une pleine participation et implication de chacun par une identification presque totale à l’entreprise. « Ici les agents internes ne se contentent pas d’accepter tout simplement les buts centraux, il les partagent ou les intériorisent comme s’il s’agissait de leurs propres buts personnels ».

Ainsi, « l’identification naturelle et spontanée est le moyen le plus puissant car il ne nécessite aucun effort de la part de l’organisation pour obtenir l’intégration souhaitée »225, « quand le système idéologique est puissant et fort, les systèmes de contrôle ne sont plus nécessaires ». Une forte idéologie organisationnelle semble donc essentielle à la mise en pratique de l’autogestion.

En outre, cette idéologie partagée peut expliquer la facilité avec laquelle un consensus peut se dégager des diverses discussions concernant l’organisation du travail et de l’entreprise. En effet, le consensus est grandement facilité par la détention d’une culture commune. Cette dernière est de plus encore favorisée par la multiplication des interactions,

224 Le pouvoir dans les organisations, henry Mintzberg, Editions d’organisation, 1986, 2003

225 Le pouvoir dans les organisations, henry Mintzberg, Editions d’organisation, 1986, 2003

des échanges et des relations affectives permettant d’appartenir et de faire vivre une même culture.

Enfin, et parallèlement, cette forte idéologie participe également du processus de socialisation et de répartition égalitaire du pouvoir, comme nous l’avons vu en seconde partie : « une idéologie forte et puissante a un effet considérable de nivellement du pouvoir (…) en partageant les croyances, tout le monde se partage aussi le pouvoir », « tous ceux qui ont été socialisés peuvent prendre part à la prise de décision. On peut leur faire confiance pour qu’ils fassent leur choix en fonction de l’ensemble des croyances qui dominent

». Ainsi, partager une même idéologie participe également de l’auto contrôle (là encore nous retrouvons un des concepts clés des nouvelles théories organisationnelles).

Par conséquent, « le pouvoir dans la coalition interne a tendance à être réparti uniformément quand il y a une idéologie forte et puissante ».

Ainsi, à la péniche le recrutement ne se fait pas sur la base des qualifications, ni même de compétences particulières, mais bien sur la manière dont le nouvel arrivant « porte le projet ». Comme nous l’expliquent les membres d’Ambiance bois226 : « Un projet ne peut pas faire appel à des « compétences » extérieures, si « compétentes » soient-elles, s’il n’y pas un accord au départ sur des objectifs et valeurs fondatrices.

Si l’on recherche une personne à associer à un projet, entre compétence et habileté technique d’une part, proximité idéologique et accord sur les valeurs fondamentales d’autre part, il ne faut pas hésiter. Il faut privilégier les seconds car de ceux-ci dépendra la manière dont seront utilisées les connaissances et les savoirs faire, qui peuvent toujours s’acquérir par ailleurs s’ils font défaut au départ »227.

Ainsi, à la Péniche, « les critères de choix [qui président toute nouvelle embauche] sont avant tout le degré d’adhésion du futur salarié au projet autogestionnaire : le refus d’un certain confort du salariat, le besoin de chercher autre chose dans le travail que la feuille de paye ou la carrière, le désir d’être libre, solidaire, autonome »228.

Dès lors, les « organisations démocratiques portent une attention soutenue au recrutement », pour s’assurer que «le rapport à l’organisation n’est pas seulement un rapport au travail, mais signifie l’adhésion à un projet de vie et de société »229.

  1. La gestion des différences :

226 Scierie autogérée appartenant au réseau REPAS.

227 LULEK, Michel. Scions…travaillait autrement, Ambiance bois, l’aventure d’un collectif autogéré. Editions REAPS, 2003.

228 Autogestion, mode d’emploi.

229 SAINSAULIEU, TIXIER, MARTY. La démocratie en organisation. 1983.

Mais si un collectif autogéré se caractérise par une forte culture d’entreprise (grâce à un projet commun réellement fédérateur), il se doit également de respecter la diversité de ses membres, car celle-ci est la source de sa richesse, de sa créativité et donc de son dynamisme.

Cette acceptation et cette prise en considération du pluralisme, à la base de l’idéal type autogestionnaire, ne peut tolérer de « mystique de l’unité érigée en vertu cardinale, de religion du groupe un, [le] sacrifice de tout à l’harmonie relationnelle ». Bien au contraire, il lui faut

« à la place [développer] l’acceptation du conflit comme inhérent à toute relation humaine, la prise en compte des différences et des oppositions, le consentement à la confrontation »230. Sainsaulieu, Tixier et Marty définissent ainsi l’organisation démocratique comme une

« structure complexe qui doit s’efforcer d’articuler la multirationalité que l’on rencontre nécessairement dès lors que l’entreprise donne la parole à tous ses membres »231.

Ainsi, la forte dimension collective ne doit pas être perçu comme un obstacle à la reconnaissance de la diversité et du pluralisme. De même, pour Simondon, « le collectif, l’expérience collective, la vie de groupe n’est pas le domaine dans lequel se délayent ou s’amoindrissent des traits saillants de l’individu singulier, mais qu’au contraire il est le terrain d’une individuation nouvelle, plus radicale »232.

La Péniche se doit ainsi d’être respectueuse des différentes personnalités, représentations, attentes, aspirations…qui prennent place en son sein : « les individus ne doivent pas se sentir niés par le collectif ou le poids des décisions communes »233. Mais « comment gérer les différences ? »234.

Encore une fois, La Péniche place la communication comme le processus clé permettant de concilier individu et collectif, diversité et cohésion, d’harmoniser les contraires : « c’est par l’échange et la discussion que le collectif pourra négocier un équilibre entre les souhaits des uns et des autres »235.

Pour illustrer ce propos, nous prendrons l’exemple de l’arrivée d’une nouvelle personne dans l’entreprise, moment toujours délicat pour le collectif qui doit alors se recomposer. En effet, « le recrutement est un moment critique dans l’organisation. Il vient déranger les jeux de négociation un moment stabilisés dans une sorte de statu quo. L’introduction d’un nouveau sujet avec sa logique complexe vient redistribuer les cartes et

230 LULEK, Michel. Op. Cit. (2003).

231 SAINSAULIEU, TIXIER et MARTY. La démocratie en organisation. Librairie des Méridiens. 1983

232 VIRNO, Paulo. Grammaire de la multitude, pour une analyse des formes de vie contemporaines. Editions de l’éclat et conjonctures. 2001

233 Autogestion, mode d’emploi.

234 Autogestion, mode d’emploi.

235 Autogestion, mode d’emploi.

obliger organisation et participants à se remettre en mouvement pour retrouver un nouvel ajustement réciproque (…) un nouvel élément oblige à reprendre la recherche de dynamique interne »236. De plus, ces « mises à l’épreuve » sont régulières à La Péniche puisque cette entreprise embauche en moyenne une nouvelle personne par an. La Péniche s’inscrit donc dans une dynamique et une renégociation permanente tant au niveau de son organisation sociale que de son organisation productive.

Lors de ces « épreuves », La Péniche doit particulièrement gérer les difficultés auxquelles certains des salariés doivent faire face pour s’adapter à une forme d’organisation originale (car expérimentale), et permettre à chacun de trouver les repères qui lui permettront de se positionner dans l’entreprise et de s’y épanouir.

Chaque nouvelle embauche est ainsi susceptible d’être à l’origine d’une crise humaine, l’ensemble des relations devant se redéfinir. Le nouvel entrant se trouve lui aussi en situation difficile puisqu’il se trouve face à une tension extrême entre la position individuelle, dans laquelle il se trouve encore, et le collectif qu’il a face à lui et dans lequel il est invité à s’impliquer.

De plus, la plupart des gens ne sont pas habitués à fonctionner selon des modes si collégiaux, et la première expérience de ce type de structure peut être traumatisante au sens où le salarié doit se départir d’une certaine logique individuelle, ce qui peut être ressentie comme une modification de son identité.

Comme le soulignent Sainsaulieu, Tixier et Marty237 , « le fonctionnement collectif est un univers de transformation des mentalités et des particularités parce qu’il développe de multiples opportunités de relations nouvelles, de risques à prendre, de conflits à vivre et de rencontres nouvelles. Le risque est de plonger les individus dans une sorte d’anomie culturelle, au-delà de leurs références et repères habituels, où la première victime se trouve être la personnalité, l’identité et la santé mentale de chacun », « le fonctionnement collectif produit une

redéfinition des statuts et des rôles professionnels, plongeant chacun dans une crise de représentation ».

Ainsi chaque nouvelle embauche est facteur de tension tant pour l’entreprise (le collectif) que pour le nouvel entrant (l’individu).

De plus, à la Péniche, comme dans de nombreuses structures à fonctionnement collectif et démocratique, il n’a jamais été question de licencier un salarié. Mais, de par leur « exclusion

236 SAINSAULIEU, TIXIER et MARTY. La démocratie en organisation. Librairie des Méridiens. 1983

237 SAINSAULIEU, TIXIER, MARTY. Op. Cit (1983).

du jeu collectif », les salariés peuvent quitter l’entreprise d’eux-mêmes238. La Péniche doit donc s’efforcer, à chaque nouvelle embauche, de faire une place au nouvel entrant.

La Péniche, réticente à toute formalisation, ne dispose d’aucun dispositif de gestion de crise. Comme à l’accoutumée, c’est au travers du dialogue et du consensus que les crises humaines sont appelées à se résoudre. En effet, « Le fonctionnement collectif impose la rencontre avec l’autre dans un rapport d’identité à identité en ne laissant pas subsister de médiation (règle, hiérarchie formelle…) »239. La communication interpersonnelle, le dialogue en face-à-face ressortent ainsi comme le meilleur outil de gestion de crise humaine. La communication reste le moyen essentiel pour tenter de faire coexister différentes dimensions et espérer un jour une conciliation harmonieuse de l’individu et du collectif.

« Dans la plupart des cas, la confrontation amène chacun à s’expliquer et à expliquer aux autres ses positions plutôt qu’à trancher ou à exclure ». Sainsaulieu, Tixier et Marty240 soulignent ainsi l’importance de la négociation dans les structures à fonctionnement collectif et démocratique, qui devint en cas de crise, « une nécessité interne », « dans la mesure où la déviance est vécue comme une mise en cause du ciment collectif ».

Dans ces situations, l’une des inquiétudes de l’entreprise est de voir le collectif anciennement constitué se resserrer et exclure le nouvel entrant par un phénomène de « bouc émissairisation » (terme emprunté à l’un des membres de la Péniche). En effet, selon Sainsaulieu : « Lorsque le comportement d’un acteur n’est pas conforme aux attentes du groupe, il sera directement mis en cause, il y a là une pression normative interne à

238 Ce qui fut le cas de Cédric. Précisons ici que certains salariés sont également partis d’eux mêmes pour démarrer ou participer à d’autres projet. On peut citer ici l’exemple de Sarah qui va bientôt quitter l’entreprise pour se baser en Amérique Latine. C’est toujours un moment difficile pour le collectif qui a noué des liens autres que strictement professionnels et qui doit donc se détacher d’une personne qui est plus qu’un « collègue ».

239 SAINSAULIEU, TIXIER, MARTY. La démocratie en organisation. 1983.

240SAINSAULIEU, TIXIER, MARTY. La démocratie en organisation. 1983.

l’organisation ». Les « phénomènes de déviances et d’exclusion » représentent ainsi « un danger grave pour toute expérimentation qui se veut collective et non pas sélective ».

Ce phénomène de mise à l’écart est particulièrement pernicieux puisqu’il « peut entraîner un renforcement du discours normatif et des attitudes retraitistes ». Lorsque le phénomène de mise à l’écart commence, il semble ne plus pouvoir trouver de facteurs de rétroactions négatives aptes à le réguler.

De plus, cette réaction de « bouc émissairisation », si elle est parfaitement naturelle, peut se révéler dangereuse pour l’entreprise dans son ensemble. La capacité à intégrer de nouveaux éléments est en effet une preuve de l’ouverture et de la souplesse de l’entreprise, chaque nouvelle embauche est ainsi à l’origine d’une nouvelle dynamique (variable essentielle à la régénération de l’organisation). Si l’entreprise perd cette dynamique, elle risque de se refermer sur elle-même et de devenir statique faute d’apport de « sang neuf ».

Lors de ce stage d’observation, Cédric (nouvel arrivant) semblait souffrir d’une certaine difficulté d’intégration. Contrairement à ses collègues, Cédric semblait ainsi plutôt avoir suivi une identification que Mintzberg qualifie de « calculée » : « l’identification calculée est manifestement la forme la plus faible de loyauté, et diffère des autres formes d’identification en ce sens qu’elle n’est pas réellement intégrée ni intériorisée par l’individu.

Il s’identifie à l’organisation uniquement parce qu’il à tout intérêt à le faire. Il ne s’identifie à rien qui ne concerne l’organisation ; la relation est strictement contractuelle ». Ce positionnement lui posa de nombreuses difficultés d’intégration, car, comme dans la cité projet, dans une entreprise autogérée « est non engageable celui à qui on ne peut pas faire confiance parce qu’il ne donne pas ce que l’on attend de lui et « joue perso », ce qui est une forme de malhonnêteté dans l’engagement

(opportunisme) »241.

Ainsi, face au problème d’intégration patent de Cédric, des réunions242 ont été organisées, soit dans le cadre des réunions hebdomadaires, soit dans le cadre de réunions prévues spécifiquement pour traiter de ce problème. A chaque réunion, chacun s’est efforcé d’exprimer son opinion. Lors de ces réunions, les rôles se sont distribués naturellement : certains accusaient, d’autres ne faisaient que constater, certains nuançaient les propos et d’autres prenaient la position de médiateur.

Ainsi, un maximum a été fait pour que tous les avis soient exprimés dans le cadre d’une discussion calme et constructive. Il n’a ainsi jamais été question de faire son procès, mais bien plutôt de recadrer la situation en expliquant le réel projet de l’entreprise et la nécessité de s’y impliquer, tout en rappelant pourquoi Cédric ne

241 BOLTANSKI, Luc et CHIAPELLO, Eve. Le nouvel esprit du capitalisme. Gallimard, 1999

242 Cf. annexe 3 : La Péniche : 16. La gestion de crise par la communication (p 172)

semblait pas les comprendre aux yeux de ses collègues. L’objectif était donc avant tout d’expliciter une nouvelle fois le véritable projet de l’entreprise (non pas le rédactionnel, mais l’expérimentation d’une autre manière de travailler), non pas pour en convaincre Cédric mais pour savoir s’il le comprenait et y souscrivait. De ces multiples échanges est ressorti que Cédric était moins intéressé par l’autogestion que par le journalisme, il décida donc de lui-même de quitter l’entreprise.


Questions Fréquemment Posées

Qu’est-ce que l’idéologie organisationnelle en autogestion ?

L’idéologie organisationnelle est constituée d’un système de croyances et de valeurs à propos de l’organisation, auquel tous les membres de l’organisation adhèrent.

Comment l’idéologie organisationnelle influence-t-elle la cohésion d’une entreprise ?

Une forte idéologie organisationnelle permet l’intégration des buts individuels et des buts de l’organisation, engendrant ainsi une pleine participation et implication de chacun.

Pourquoi le consensus est-il facilité par une culture commune dans une organisation ?

Le consensus est facilité par la détention d’une culture commune, favorisée par la multiplication des interactions, des échanges et des relations affectives.

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