L’analyse des systèmes organisationnels révèle que, malgré l’obsolescence apparente du concept d’autogestion, ses principes fondamentaux demeurent cruciaux dans le débat contemporain sur les nouvelles formes organisationnelles. Cette recherche promet de redéfinir l’autogestion comme un modèle valide et pertinent, essentiel face aux défis actuels.
Des cadres épistémologiques similaires :
Pour penser le nécessaire « renouvellement » des formes organisationnelles, suite à la crise du taylorisme, les nouvelles théories organisationnelles vont s’appuyer sur des approches épistémologiques en rupture avec les approches dites « classiques » et « mécanistes », des approches que l’on retrouvent au fondement même de la théorie autogestionnaire.
- Deux approches « systémiques » :
La notion de « systémique » émerge avec L. Von Bertalanffy155 et repose sur le principe suivant: tout système est un ensemble dont les éléments ne peuvent s’étudier isolément car ils sont en interactions ; et c’est bien leurs relations, et non leur simple agrégat, qui fondent l’existence du système.
En ce sens, la systémique s’oppose à l’ancien paradigme cristallisant des approches déterministes et mécanistes selon une méthodologie qui consistait à isoler les facteurs et qu’Edgar Morin définit comme « un paradigme de disjonction-réduction- unidimensionalisation »156.
Dans la perspective constructiviste, le tout est alors plus que la somme de ses parties. Le système ne se réduit plus à la simple accumulation de ses composants, il est plus que la somme de ces derniers grâce aux interactions qu’ils entretiennent, des interactions qui jouent un rôle clé dans les processus organisationnels : celui de la régulation du système.
S’attachant à faire des activités relationnelles la base des processus organisationnels, les nouvelles théories organisationnelles s’inscrivent clairement dans une approche systémique.
De même, la logique collective au fondement du modèle autogestionnaire ne peut concevoir aucune organisation comme un système composé d’éléments isolés. Tout comme les nouvelles théories organisationnelles, non seulement l’autogestion reconnaît les interactions qui unissent ces différents éléments, mais, plus encore, elle encourage leur foisonnement. Cette volonté de n’isoler aucuns des « actants » de l’organisation se reflète dans son ardeur à lutter contre tout division abusive du travail et de l’existence humaine. Cette idée se reflète également dans la structure fédéraliste, associative et mutualiste que prône la pensée autogestionnaire.
Ainsi, pour les nouvelles théories organisationnelles comme pour l’autogestion, l’organisation est bien plus que la somme de ses parties puisque ce sont avant tout les interactions qui sont à la base des processus organisationnels. Plus encore, ces deux corpus théoriques postulent que chacune des parties de l’organisation est capable de concentrer le tout auquel elles appartiennent. Ainsi la partie est dans le tout qui est dans la partie.
- Deux pensées dialectiques « processuelles » ou « continuistes » :
Les approches processuelles ou continuistes nous invitent elles aussi à dépasser les anciennes conceptions amenant à penser en termes dualistes et opposés. Les réflexions, théories et problématiques contemporaines nous invitent à penser les paradoxes, « les conflits, les oppositions, les contradictions [qui] sont au cœur de la dynamique historique »157. Elles nous encouragent à penser les phénomènes que nous avions toujours conçus comme opposés d’une manière complémentaire.
Ainsi, pour Jean-Pierre Dupuy, « la base de la vie sociale est la dialectique. Il faut en être conscient, en tenir compte en construisant nos théories et non pas chercher à nier ou à supprimer un ou des aspects, comme la contradiction, de cette dialectique sociale »158.
Roland Garcia définit la dialectique comme la « théorie de l’unité des contraires »159. Ainsi, pour Jean Piaget : « il y a dialectique lorsque deux systèmes, jusque là distincts et séparés l’un à l’autre, fusionnent en une totalité nouvelle dont les propriétés les dépassent »160.
« L’essentiel de la dialectique consiste [donc] à découvrir ou à établir de nouvelles interdépendances entre systèmes ou sous-systèmes abusivement isolés et en particulier lorsqu’ils sont de sens opposés ».
Cette pensée continuiste propose ainsi de considérer que « l’univers est dans un état de flux constant où l’on trouve les caractéristiques à la fois de la permanence et du changement »161.
Cette pensée dialectique semble prendre racine dans la pensée chinoise qui nous invite à prêter attention à l’ « enchaînement du manifeste et de l’inapparent »162. L’alternance des phénomènes nous rend en effet sensible à leurs essentielles corrélations, corrélations également mises à jour par la systémique. Ainsi, comme le préconise la systémique, « on ne saurait considérer aucune réalité unilatéralement et individuellement, toute réalité ne s’appréhende qu’à travers l’analyse des rapports qui la relient aux autres et, par là même, la constituent »163.
La pensée chinoise du « procès » nous invite également à dépasser la logique positiviste de l’ancien paradigme : normes et canons constituent en effet toujours par eux-mêmes une certaine fixation définitive, une immobilisation arbitraire (abstraite) du procès et ne peuvent donc en rendre compte. « Pas plus qu’il n’y a d’opposition tranchée, il en peut y avoir de position fixe et déterminée : ce que l’on tient communément pour vrai peut se révéler faux si l’on s’y attache de façon figée ».
Cette approche dialectique est clairement prégnante dans les nouvelles théories organisationnelles qui tentent de penser tout à la fois ordre et désordre, stabilité et changement, dimensions matérielle et symbolique, cohésion unitaire et diversité… Ainsi, les auteurs des « Nouvelles approches sociologiques des organisations » prônent une pensée qu’ils caractérisent de « métisse » et de « metis ». L’approche « métisse » est définie comme « tout ce qui peut contribuer à brouiller les frontières, les territoires, tout ce qui peut correspondre à des articulations improbables entre professionnels, entre services, entre organisations »164.
Ainsi, pour ces auteurs, « épistémologie métisse, méthodologie métis (…) seraient les nouveaux repères d’une sociologie des organisations ; ils contribuent à dessiner des contours qui nous paraissent devenir anthropologiques, si nous accordons à ce dernier la signification d’une science sociale englobant l’ensemble des sciences de l’homme »166.
Cette pensée dialectique et processuelle se retrouve également dans la pensée autogestionnaire. La dialectique est en effet une thématique prépondérante chez Proudhon, que d’aucuns considèrent comme l’un des pères de l’autogestion. L’on retrouve ainsi dans ses textes, et tout particulièrement dans un de ces ouvrages les plus célèbres : La théorie de la propriété (1865), nombre de préceptes taoïstes : « le monde moral et le monde physique reposent sur une pluralité d’éléments; et c’est de la contradiction de ces éléments que résultent la vie, le mouvement de l’univers (…) Le problème consiste non à trouver leur fusion, ce qui serait la mort, mais leur équilibre sans cesse instable, variable comme le développement des sociétés ».
Proudhon fonde ainsi ses analyses sur l’antagonisme autonomiste et l’équilibration solidariste qu’ils considèrent comme « la condition même de l’existence »: sans opposition, pas de vie, pas de liberté; sans composition, pas de survie, pas d’ordre.
Il considère ainsi le monde et la société comme pluralistes. Leur unité est une unité d’opposition-composition, une union d’éléments diversifiés, autonomes et solidaires, en conflit et en concours.
Ainsi, au paradigme binaire oppositionnel et réducteur qui semble privilégier certains aspects des phénomènes au détriment d’autres, la théorie autogestionnaire souhaite substituer le juste équilibre entre ordre et désordre, individu et collectif, pluralisme et cohésion, action et intelligence…
L’idée autogestionnaire et les nouvelles théories organisationnelles ne souhaitent ainsi pas privilégier l’une de ses dimensions au détriment de l’autre car c’est « de la différence/corrélation [de ces couples à la fois antagonistes et complémentaires] que naît le grand fonctionnement du monde »167, que fleurissent les processus organisationnels.
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155 Théorie générale des systèmes. Dunod, 1982. ↑
156 MORIN, Edgar. Introduction à la pensée complexe. ESF, 1990. ↑
157 L’individu dans l’organisation, les dimensions oubliées. Sous la direction de Jean-François Chanlat. Les presses de l’université de Laval, Editions ESKA, 1990. ↑
158 DUPUY, Jean-Pierre. Anthropologie, culture et organisation, vers un modèle constructiviste. Op. Cit. (1990). ↑
159 GARCIA, Roland. Dialectique, psychogenèse et histoire des sciences. Postface de : PIAGET, Jean. Les formes élémentaires de la dialectique. Gallimard, 1980. ↑
160 PIAGET, Jean. Les formes élémentaires de la dialectique. Gallimard, 1980. ↑
161 MORGAN, Gareth. Les images de l’organisation. SKA, 1989. ↑
162 JULLIEN, François. Procès ou création, une introduction à la pensée de lettrés chinois. Paris : Editions du seuil, 1989. ↑
163 JULLIEN, François. Op. Cit. (1989). ↑
164 AMBLARD, Henri ; BERNOUX, Philippe ; Herreros, Gilles; LIVIAN, Yves-Frédéric. Op. Cit. ↑
166 AMBLARD, Henri ; BERNOUX, Philippe. Op. Cit. (1996, 3° éditions augmentée en 2005). ↑
167 AMBLARD, Henri ; BERNOUX, Philippe. Op. Cit. (1996, 3° éditions augmentée en 2005). ↑
Questions Fréquemment Posées
Qu’est-ce que l’autogestion dans le contexte des nouvelles formes organisationnelles ?
L’autogestion est un modèle qui, bien que tombé en désuétude depuis les années 80, reste pertinent à travers des notions comme la participation, la responsabilisation et la démocratie participative.
Comment la systémique redéfinit-elle l’autogestion ?
La systémique, qui repose sur le principe que tout système est un ensemble dont les éléments sont en interactions, s’oppose aux approches déterministes et mécanistes, et souligne que l’organisation est plus que la somme de ses parties.
Pourquoi est-il nécessaire de réactualiser le concept d’autogestion ?
Il est nécessaire de transformer l’idée autogestionnaire en un véritable concept organisationnel scientifiquement valide, afin de l’intégrer dans les réflexions actuelles sur le renouvellement des formes d’organisation face à la crise du modèle industriel traditionnel.