La violence familiale dans Ravisseur est centrale à l’œuvre de Leila Marouane, illustrant l’emprise destructrice des violences physiques et verbales au sein des relations familiales. L’analyse discursive révèle comment ces dialogues façonnent l’intrigue et reflètent des idéologies sous-jacentes.
La violence de la famille
1Karli Pierre. L’Homme agressif. Odile Jacob. 1987
2Tuile Berthier Martine. « Approche compréhensive du meurtre et des meurtriers dans une perspective psychologique ». Analise Psicologica. Psicologia Legal, XI, 1993, p. 99 – 115
L’auteure fait de la famille l’élément fondamental de son récit. Elle montre l’emprise de la violence sur cette famille et entraîne le lecteur dans un engrenage de violences physiques et verbales.
Une place très importante est accordée à la situation existentielle dans Ravisseur. Elle est définie comme un horrible sentiment d’impuissance et surtout d’inquiétude.
Après la disparition de la mère et le retrait du père, la narratrice se pose constamment des questions sur l’avenir de sa famille. Comment s’en sortir de la misère qui s’installe en maîtresse des lieux? Quelle décision prendre pour remédier à ces malheurs qui s’abattent sur la famille Zeitoun?
Quelles sont les solutions pour reconstruire l’unité familiale ?
Nous percevons une atmosphère inquiétante, lorsqu’elle cherche un moyen pour s’en sortir sans succès. C’est de cette situation d’impuissance que naît le sentiment d’angoisse.
Ce sentiment d’angoisse se manifeste par une impuissance devant une réalité vécue. Les enfants d’Aziz éprouvent un sentiment d’angoisse, non seulement à l’issue de la répudiation de leur mère, mais aussi à l’idée de la remarier à un voisin mystérieux. Ils se sentaient désemparés, incapables de remédier à cette situation.
«La journée la plus courte de l’année s’annonçait interminable(p.44)»
L’effondrement et la dislocation de la famille sont à l’image de la société à laquelle elle appartient.
Les formes de violence familiale
Dans la violence de la famille, nous pouvons distinguer trois formes à savoir: une violence symbolique, une violence conjugale et une violence envers les enfants.
La violence symbolique
La violence symbolique représente une situation de domination légitime du père sur son épouse et ses enfants. Chez les Zeitoun seul le père a droit à la parole, le chef de famille qui ordonne, interdit, décrète, le rôle de l’épouse et des enfants se limitait à l’exécution de ses ordres.
La violence conjugale
La violence conjugale s’exprime par la violence symbolique contre l’épouse, par les menaces répétées de répudiation et l’enfermement.
Les exemples suivant montrent le comportement violent du père et les rapports relationnels qu’il entretient avec les autres.
Quant il eut fini de rugir, de fracasser la vaisselle, de mettre en pièces les meubles, de boire des litres de vin, de menacer ma mère de répudiation, à notre grand étonnement, notre père abdiqua… (p. 32)
La petite dernière [Zanouba], pas encore accoutumée aux déflagrations de voix de son géniteur, aux poissons qui voltigeaient dans la maison, aux inondations de vin.(p.48)
Dans ce discours rapporté, la narratrice résume le comportement agressif de son père. La gestuelle est renforcée par le sémantisme des verbes rugir, menacer. Le recours au non verbal et paraverbal a pour but de visualiser la scène et en donner une image précise au lecteur.
Cette violence se trouve justifiée par le désir du père de sauvegarder l’unité familiale et sous-entend le rôle qu’impose la société à la femme.
- Si je ne reprends pas ma femme, croyez-vous que j’en trouverais une pour s’occuper de ma ménagerie ? (p.19)
Il va jusqu’à organiser une farce en demandant à un voisin d’épouser Nayla et de la répudier trois mois plus tard pour appliquer la religion.
- Il te dira que ce n’est possible que si elle contracte un deuxième mariage et évidemment une deuxième répudiation.
- Eh bien, nous appliquerons la loi, dit mon père. Et il sortit.(p.53)
L’opposition des personnages
Pour orienter son discours sur la soumission de la femme et l’autorité arbitraire du mari, l’auteur joue sur l’opposition de deux personnages : Nayla et son époux. Dès l’ouverture du roman, Nayla est caractérisée comme un personnage faible, et subissant toutes les situations qui n’avait pour rôle que d’être une complice d’un père autoritaire ou plutôt son substitut.
Ma mère comprit très vite qu’elle n’échapperait pas à la décision de mon père de la remarier et s’y résigna allant jusqu’ à émettre le vœu d’être représentée par lui lors de la cérémonie. (p.15)
En fait, elle ne gardait rien du tout : son rôle se limitait à répéter, copier, mimer notre père. Tout ce que Père ordonnait, établissait, décidait, décrétait, allait droit aux oreilles de mère pour se nicher dans ses neurones sans subir la moindre altération. (p. 30)
Ces exemples montrent clairement l’état de soumission de Nayla. Répudiée par trois fois, elle peut prendre en main sa situation et retrouver sa liberté mais elle préfère se soumettre à la décision de son époux de la remarier et demande qu’il soit son tuteur légal. Si Nayla a accepté cette situation c’est parce qu’elle est orpheline et ne peut trouver de soutien.
Nous pouvons déduire qu’à travers cette situation tragique est contestée, d’une part, la situation de la femme, mineur à vie, elle demeure incapable de gérer sa vie dans une société traditionnelle après sa répudiation, et d’autre part l’usage abusif de la loi religieuse qui octroie à l’homme le droit de répudier sa femme et la possibilité de la reprendre.
Les conséquences de la violence
En remariant Nayla, Aziz ne s’attendait pas à une fin tragique, il n’imaginait pas que cette femme soumise, aurait le courage et la force de lui faire subir le déshonneur.
Ce personnage décrit comme non agissant, bouleverse la vie de sa famille et particulièrement celle de son époux en prenant la décision de fuir avec Allouchi. Un acte qui déshonore et humilie cet homme orgueilleux.
Les évènements qui ont bouleversé la vie du couple ont affecté tous les membres de la famille Zeitoun. La dignité en loques, souffrant des affres du déshonneur, Aziz Zeitoun s’enferme dans sa chambre et abandonne ses responsabilités de père de famille. Ses filles, une à une, abandonnent leurs études et deviennent la risée du quartier. Les disparitions se multiplient, d’abord celle du couple Allouchi et Nayla, puis celle d’Omar et son épouse Khadidja.
- Omar a disparu.
- Qu’il disparaisse ! vociféra mon père. Qu’il disparaisse ! Puisque c’est devenu une habitude dans cette famille. p.86
La violence envers les enfants
La famille Zeitoun vit dans un monde tragique et absurde. De là, une autre forme de violence apparaît, celle de la violence envers les enfants.
La négligence physique, le défaut de satisfaire aux besoins de base des enfants et de leur assurer les soins appropriés, les mauvais traitements affectifs, en sont les meilleurs exemples. Tout au long du récit les comportements verbaux et non verbaux du père illustrent bien le rejet manifeste, la critique et l’absence de réconfort psychologique nécessaire.
Nombreuses sont les situations qui indiquent ce type de violence. Nous voyons que Noria présente des problèmes de prononciation, elle risque de perdre la parole mais le père reste indifférent et ne lui procure aucun soin nécessaire. Il rejette ses enfants et les critique sévèrement les qualifiants de tarées et de vaut rien. Il ne subvient plus aux besoins de ses enfants en fait de nourriture, de santé et de sécurité.
- Samira, dix-neuf ans, sournoise, fugueuse, menteuse, à la mémoire soi-disant trouble. Une belliqueuse, oui ! Une belliqueuse capable à elle seule de déclencher des discordes tribales. Et puis Yasmina et Amina, seize ans chacune, ce qui nous fait trente- deux, collées l’une à l’autre toute la sainte journée, bavardes et souillons, qui traînent au collège, une dépense inutile pour l’État et moi-même. ..D’ailleurs je me demande pourquoi on ne les met pas dehors. Couturières, elles finiront. Au mieux ! (p. 17-18)
- Noria, treize ans, qui trébuche sur les mots et passera sa vie à chuinter. En plus, elle marche en dormant ou dort en marchant, peu importe, en tout cas, elle ne fonctionne pas comme il faut. Combien de fois ne l’a-t-on pas rattrapée e de la rue ? Fouzia, onze ou douze ans, je ne sais plus… À sa naissance, alors qu’elle poussait ses premiers vagissements, mon plus beau chalutier a pris feu, un jour où il pleuvait des cordes, poursuivit-il. Aujourd’hui encore, il lui suffit d’ouvrir la bouche pour Qu’une catastrophe nous nous tombe sur la tête. ..La dernière fois qu’on l’a entendue, la vésicule de ma pauvre tante, que Dieu ait son âme, a explosé.
Zanouba ou Manouba, peu importe, arrivée depuis peu, que personne n’attendait, née robuste- comme un ours et pourtant bien avant terme, montre déjà des signes pas réjouissants. Dieu seul sait! sous quelle funeste forme elle quittera ses langes… Six filles qui ne sauraient pas cuire un neuf sans leur mère. Six filles qu’il faudra élever, qui ne seront jamais de vraies femmes, des tarées, quoi !qu’il va falloir caser au bras de fer, à là force du poignet et du portefeuille.
D’ailleurs la plus grande est définitivement incasable. (p.18)
- Il n’y a pas que les filles, d’ailleurs. Même le garçon, l’aîné, ne vaut pas un clou. Au lieu de s’intéresser aux études, il s’est laissé pousser les favoris et a eu l’ingénieuse idée de se marier. Pourquoi ? j’ai demandé. Pour la sunna d’Allah et de son Prophète, il a répondu. À vingt ans, Omar, mon fils unique; est déjà père de famille… pour la sunna d’Allah et de son Prophète, da dada, da dada, dit mon père, déformant sa voix pour imiter celle de mon frère. (p.19)
C’est ainsi que Aziz présente, ses enfants à son interlocuteur, en utilisant des adjectifs et expressions dévalorisantes. Et au lieu d’apporter le soutien psychologique à Samira violée, il la bat et demande qu’elle avorte.
La métamorphose familiale
L’auteure de Ravisseur propose un schéma métamorphosé de la famille l’épouse abandonne son mari, on parle de la femme qui a « osé répudier son mari », une situation peu habituelle dans une société traditionnelle qui, pousse Aziz et ses filles à soupçonner leur mère d’adultère.
- L’adultère de notre mère ne souffrait plus aucun doute… après tout, ce que femme voulait. (p.98)
- Ses enfants étaient-ils les siens ? (p.98)
- Les Zeitoun n’engendraient pas autant de filles. Et si filles il y avait, elles étaient vertueuses, ne découchaient pas, ne se laissaient pas violer, ne répudiaient pas leur mari, ne corrompaient pas les imams, ne manipulaient pas leurs fils… (p.99)
Le retour du père
Pour expliquer au lecteur que la violence est un mode de vie du père, L’auteure met en opposition deux temporalités : avant la disparition du père et après son retour. Après une absence mystérieuse, Aziz Zeitoun réapparaît dans un état affligeant, devenu faible physiquement, Aziz ne change nullement de comportement, il demeure violent et autoritaire.
Contrairement à ses sœurs qui avaient pitié de leur père, Samira dépourvue de sensibilité, le soupçonne d’être une personne venue d’un autre monde. La narratrice entoure les paroles de son père de commentaires qui laissent apparaître cette conviction,
- Qui est-ce ?
- C’est ton aînée, papa, dirent mes sœurs.
Alors elle m’observa d’un seul œil, tout comme notre père le faisait après l’assassinat de quelques bouteilles. Je baissai les yeux avec beaucoup de soumission. Ne dis rien. Il me fallait aussi feindre. Je serais la plus forte à ce jeu.
– […]
- Puis s’affalant, la jambe raide
- Ça ne peut pas être elle.
- Toi aussi, papa, tu as beaucoup changé, dit Amina.
Elle n’avait effectivement pas les formes hippopotamesques de notre père, ni ses joues adipeuses et flasques. Elle avait bien d’autres défauts de fabrication, si je puis dire, qui ne trompaient pas. Pas moi, en tout cas : la jambe de bois, le bâton de pèlerin, les balafres sur les joues, les traces de brûlures sur le dos des mains et des bras n’appartenaient pas –à notre père.
Mais tout comme il aurait dit-elle lança
- Je ne tolère pas que les, filles: d’Allouchi m’appellent papa, ni qu’elles m’adressent la parole. D’ailleurs, il faudra songer à vous en aller de chez moi. Je ne vais pas indéfiniment loger les le rejetons des autres.
Elle ne supportait pas les enfants de son amant portés et mis au monde par une autre femme. Moi, croyait-elle. Plus aucun doute là-dessus. Tout ceci pour une larme de patchouli.
Puis s’adressant à moi :
- Toi l’étrangère, si tu veux demeurer sous mon toit, tu seras mon alliée. Sinon, dehors !
Elle avait bien du toupet. Mais j’acquiesçai, comptant la combattre en m’appropriant ses propres manœuvres ; je les étudierais, les appliquerais sans faille.
- Maintenant, j’ai faim, dit-elle. J’obtempérai.
Pensant mon père vraiment notre père, les jumelles traînaient les pieds comme des suppliciées et pleuraient en silence.
- Je fis chauffer les restes du souper en murmurant :
- Oui, Djidji, tout ce que tu voudras.
« Elle était revenue. Sous les traits de mon père » c’est ce que pensait la narratrice. Elle tend à établir des comparaisons pour se convaincre qu’il s’agit d’une démente. C’est à travers ces commentaires que s’exprime le délire de Samira.
Néanmoins, il convient de dire qu’elle acceptait de l’aider « à faire sa toilette, à prendre son bain- à l’habiller et à le raser (p.164) », non par affection mais en tant que stratégie pour se débarrasser de « cette femme venue d’un autre monde »
Conclusion
La violence est prégnante dans l’univers quotidien de Ravisseur, le discours est teinté de pessimisme et d’une sorte de mal existentiel. L’auteure décrit une multiplicité de violences de tout aspect. La violence de la famille présentée sous forme de conflits entre les personnages rejoint la violence physique et la violence verbale.
________________________
1Karli Pierre. L’Homme agressif. Odile Jacob. 1987. ↑
2Tuile Berthier Martine. « Approche compréhensive du meurtre et des meurtriers dans une perspective psychologique ». Analise Psicologica. Psicologia Legal, XI, 1993, p. 99 – 115. ↑