L’image de la mère en Algérie est profondément explorée dans l’œuvre de Mohammed Dib, notamment dans ‘La Grande maison’ et ‘Un Été africain’. Cette étude met en lumière les multiples facettes de la femme algérienne, révélant son statut et son évolution dans l’imaginaire collectif.
Les images de la femme traditionnelle :
Il s’avère qu’à la femme traditionnelle est toujours associée l’image de la mère chez plusieurs écrivains maghrébins. Toutefois, Mohamed Dib nous brosse dans ses œuvres La Grande maison et Un Été africain plusieurs facettes de cette femme, mère, gardienne de la maison, épouse, répudiée et veuve. De même avec Mohamed Dib nous découvrons un personnage féminin qui peut être en même temps le reflet de plusieurs facettes de cette femme algérienne.
L’image de la mère :
Suivant nos personnages féminins dans les deux œuvres dibiennes, nous remarquons que Dib présente plusieurs images de la mère incarnées par plusieurs personnages féminins dont les principaux sont Aïni dans La Grande maison et Yamna Bent Taleb dans Un Été africain. D’ailleurs, il semble que le personnage féminin que La Grande maison présente le mieux est la mère. De ce fait, Mohamed Dib essaie de nous dévoiler comment un tel personnage de mère peut être le reflet de différentes images.
Image de la mère dure :
Généralement la mère est reconnue comme le symbole de la tendresse et la source d’amour que nul ne peut nier. Ainsi l’écrivain et le poète français Victor HUGO exalte son amour :
Oh ! L’amour d’une mère ! Amour que nul n’oublie ! Pain merveilleux qu’un Dieu partage et multiplie !
Table toujours servie au paternel foyer Chacun en a sa part, et tous l’ont tout entier !1
Toutefois, Mohamed DIB dans son œuvre La Grande maison nous incarne à travers le personnage Aïni une autre image de cet être tendre, rendu dur à cause des conditions sociales et économiques dégradantes et misogynes.
Aïni en contradiction avec son nom, symbole d’amour, se manifeste et dès le début du roman comme l’aigle féroce envers tout le monde, commençant par sa progéniture Omar.
Aïni tenta de le saisir par un bras. Peine perdue. Il se déroba. Soudain elle lança le couteau de cuisine avec lequel elle tailladait les cardons. L’enfant hurla ; il le retira de son pied sans s’arrêter et se précipita dehors, le couteau à la main, suivi par les imprécations d’Aïni. (G.M p.12)
La nervosité d’Aïni la conduit à des gestes incontrôlés comme le fait de lancer un couteau au visage de son petit fils. Elle devient agressive, cruelle envers les siens comme envers les autres, au point qu’elle souhaite la mort de sa mère handicapée : « puisses- tu manger du poison. (G.M p.142) » dit Aïni à sa mère.
Ce comportement nerveux et ces crises agressives d’Aïni font craindre à Omar« l’impitoyable étreinte de sa mère. (G.M p.32) ». Par ailleurs, plusieurs passages narratifs nous montrent Aïni avec « son regard noir, tourmenté (G.M p.31) » et sa « voix perçante. (G.M p.32) » menaçant et injuriant ses enfants. C’est ainsi qu’elle s’adresse à Omar : « tu sais ce qu’il va t’arriver. (G.M p.33) », « Gorha ! Quilla. (G.M p.37) », « La fièvre noire t’emporte. (G.M p.42) ».
Ainsi, en l’absence de tendresse et d’amour maternelle, Omar se sent seul, souhaitant retrouver son père mort, « mais ce qu’il découvrait était intolérable : son père ne reviendrait jamais auprès de lui, personne ne pouvait le ramener. (G.M p.36) » ; alors, il pense à se suicider et comme ça « sa mère ne le retrouverait plus. (G.M p.36) ». De plus, malgré la maltraitance d’Aïni envers ses enfants, elle se proclame raisonnable, ayant tout le droit de tout faire :
-Comment, je ne peux plus les battre ? Ils ne sont pas mes enfants ? Qu’est-ce que vous me baillez là ? Et si je veux les tuer, moi ? Je ne peux pas ? Qu’est-ce qui m’en empêchera ? Ils ne sont pas à moi ? (G.M p.103)
En fait, la pauvreté et la lourde responsabilité se sont associées pour créer une nouvelle mère différente complètement de celle qui se définit habituellement par l’amour et la tendresse. Dans une telle situation, Aïni se transformait en être dur, déshumanisé dont les sentiments les plus doux, les plus nobles ont changé à d’autres plus sauvages et plus agressifs.
Évidemment, la misère et la pauvreté dessèchent le cœur et l’âme humains et les rendent robustes, inhumains, anti-sociaux et anti-naturels. Charles PEGUY explique ce comportement :
La misère ne rend pas seulement les misérables malheureux, ce qui est grave ; elle rend les misérables mauvais, laids, faibles, ce qui n’est pas moins grave. Elle avarie les vertus qui sont filles de force et filles de beauté.2
Cette opinion se vérifie en suivant la conduite de notre personnage Aïni dans La Grande maison. En réalité, la femme est reconnue depuis toujours pour sa faiblesse et son infériorité physique dans la lutte sociale. Toutefois, Dib dans son œuvre nous donne une autre image radicalement différente de celle donnée constamment par les psychologues. Aïni incarne l’image de la femme algérienne symbole de la résistance et du sacrifice d’une part, de la sévérité et de la ténacité d’autre part.
En outre, Mohamed DIB présente une autre image de cette mère dure dans son œuvre Un Été africain, reflétée par le personnage Lala Razia, la mère de Moukhtar Raï. En fait, dans la famille algérienne la femme prend l’autorité à mesure qu’elle prend de l’âge et qu’elle a marié ses fils, surtout en l’absence ou à la mort du père, ce qui lui donne le pouvoir d’être le chef effectif de la famille.
Ainsi, Lala Razia tient ce rôle à l’égard de son fils et à l’égard de tous les membres de sa famille. Elle a réussi à faire changer d’avis son fils Moukhtar Raï à propos du travail de sa fille Zakya. Lala Razia a refusé et avec insistance le désir de Moukhtar Raï que sa fille ait une poste d’institutrice. Elle s’exclame :
-pff ! Institutrice ! Cherche-lui un mari, ça fera davantage son affaire. Une Raï, travailler ? Tu veux sans doute que la ville daube sur toi et ta fille ! (UEAp.08)
Pour Lala Razia, tout ce qu’il faut pour une jeune fille ce n’est ni le travail, ni l’instruction, mais un mari qui la protège et qu’elle doit servir tout au long de sa vie. Subséquemment, tous les passages qui montrent Mme Raï la dévoilent comme une mère traditionnelle, dure avec son fils, du fait qu’il a permis l’instruction de sa fille Zakya. Elle s’adresse à lui :
– Ah ! Non, mon cher ! Tu ne vas pas prendre sa défense contre ta mère ! Tu vois où vous conduit votre folie des études : nous manquer de respect, à nous, qui vous avons mis au monde ! (UEAp.45)
En fait, il semble que le rôle de Lala Razia est de maintenir le monde de vie ancestrale, et de sauvegarder les fonctions que l’ancienne société traditionnelle reconnaît aux femmes et dont le nouvel univers économique et social tend à les déposséder. Elle s’exprime avec regret : « C’est le propre de la génération actuelle de renier tout ce que les générations précédentes entouraient de vénération ! (UEAp.45) ». Il s’avère que Lala Razia, en plus de son existence comme mère dure, représente le symbole de transmission des valeurs anciennes que la tradition va circuler à travers elle. Ce qu’elle a vécu dans sa jeunesse, elle le fait subir à son tour, et c’est ainsi que les traditions se perpétuent avec toutes les contradictions et les souffrances qu’elles engendrent, résistent au temps et se transmettent d’une génération à l’autre.
Toutefois, l’existence d’une telle image ne signifie pas l’absence de l’image de la mère tendre qui apparaît subséquemment à l’image de la mère dure.
Image de la mère tendre :
La mère est le noyau de la société à tous les nivaux. Elle veille pour que le cordon ombilical ne se coupe pas entre elle et sa progéniture. La mère ainsi que son image est le plus souvent associée à la vie et à la fertilité. Elle est le symbole de fraîcheur, d’amour, de paix, de tendresse et de renaissance.
Et en tant que mère, elle est la protection féminine, le soutien moral des grands et des petits. Elle est en dernier mot, la mère génitrice des êtres, celle qui donne la vie. Dans cette perspective, Mohamed Dib nous présente dans ses œuvres La Grande maison et Un Été africain plusieurs personnages féminins qui incarnent fidèlement l’image de cet être doué de vie et d’amour depuis l’existence.
Des personnages féminins qui ont pu sauvegarder ce don divin malgré les conditions dégradantes et les dures circonstances humaines de colonisation et de pauvreté qui dévêtent l’être humain de son humanité.
Aïni dans La Grande maison, et en dépit de toutes les conditions qu’elle a vécues, a pu cacher sous son minois dur, aigu une mère tendre, affective qui se réjouit d’un grand amour et d’affection envers ses enfants et sa mère. Ce visage apparaît nettement après le jour où la famille d’Aïni a reçu un panier rempli d’aliments offert par un lointain cousin.
Il y eut quelque chose de changé. Durant les jours qui suivirent Aïni resta beaucoup plus longtemps auprès de Grand’mère. Les deux femmes ne se disputèrent plus. Grand’mère cessa ses jérémiades. Aïni fut prévenante, la plus prévenant des femmes. (G.M p.163)
Cela signifie et vérifie que le psychisme d’Aïni est influencé par ses conditions vitales défavorables. Elle est une source d’amour, toutefois, bornée de problèmes et d’angoisse. Elle déclare pas mal de fois sa satisfaction de mère travailleuse pour le bien de ses enfants. Elle fournit tous ses efforts pour assurer le pain à ses enfants et à sa mère handicapée. Elle veut coûte que coûte échapper à ces conditions peu importe les moyens, et comme elle n’en possède pas, rien ne l’empêcherait de faire de la contrebande et de risquer la prison. De même, Aïni se présente encore comme la mère éducatrice qui veille pour que ses enfants soient les mieux éduqués, elle s’exclame : « Je sais élever mes enfants. Dans le respect. Suis-je de ces femmes, croyez-vous, qui laissent leur progéniture sans éducation ? (G.M p.103) ».
Pourtant et malgré le dur minois de Aïni, Omar sait que ce n’est qu’un masque sous lequel Aïni la mère tendre se cache. D’ailleurs, « Sa mère n’a aucune raison de lui administrer une raclée. À aucun moment, elle n’a eu l’idée de le faire souffrir. (G.M p.37) ». Par ailleurs, dans les moments difficiles, Omar n’a un refuge qu’auprès de sa mère Aïni, l’œil protecteur. Du fait que le jour où la police envahit Dar Sbitar, Omar terrorisé cherche la protection de sa mère :
Il aurait désiré pouvoir crier : « Maman ! » (…). Il pensa : Ma, je t’en supplie, je ne te referai plus de peine ; protège-moi, protège-moi, seulement. Il souhaita ardemment la présence d’Aïni près de lui pour qu’elle le recouvrît de sa toute- puissance de mère, pour qu’elle élevât autour de lui une muraille impossible à franchir. (…) Sa mère, où était-elle ? Où était ce ciel titulaire ? (G.M p.44)
De même, en entendant le mugissement de la sirène annonçant la deuxième guerre mondiale, Omar pris de panique aspire à l’existence de sa mère Aïni près de lui. Il court et ne réussit à se calmer que dans les bras tendres de sa mère.
S’engouffrant à toute allure dans Dar-Sbitar, il s’allongea face contre terre sitôt qu’il fut devant sa mère et put enfin pleurer tout agité de tremblements. Aïni le prit dans ses bras et l’attira vers elle. Son agitation tomba d’un coup. Un vide bienfaisant l’envahissait. (G.M p.180)
Aïni est associée à l’idée de protection et de sécurisation. Elle se présente comme le mur infranchissable qui entoure sa progéniture, et le seul refuge contre l’hostilité extérieure. Omar semble s’attacher profondément à l’existence auprès de sa mère malgré son agressivité, ses injures. En effet, il découvre toujours la tendresse masquée derrière cette rudesse et ces injures.
– Bâtard ! fit Aïni.
Il [Omar] sourit, comprenant la tendresse qui se masque sous l’injure. (G.M p.190)
De même, Mama la mère d’Aïni est la mère tendre et le symbole de bonne foi. En effet, malgré la maltraitance qu’elle subit de la part de sa fille Aïni, elle garde toujours au fond de son cœur, un grand amour pour sa fille, la travailleuse tourmentée. Mama sait bien qu’au fond de sa fille il n’y a que du bien, c’est pourquoi elle lui dit : « Aïni, ma fille. Ma petite mère ! Maudis le Malin, c’est lui qui te met ces idées en tête. (G.M p.32) ».
Un autre personnage féminin reflète encore l’image de la mère tendre, représentée dans le personnage de Lala Zohra, la mère de Minoune. Malgré la maladie de sa fille, Lala Zohra garde toujours son expression de douceur, « elle ne cessait pas de sourire. (G.M p.46) ». Lala Zohra fatiguée, patiente et consciente de maladie de sa jeune fille passe tout son temps à soulager les douleurs et les malheurs de sa fille malade et répudiée.
En outre, le cœur de la mère tendre bat encore chez d’autres personnages féminins dans Un été africain. Yamna Bent Taleb la mère de Zakya se voit dès le début du récit comme la mère tendre, consciente du réel de sa jeune fille qui ne veut pas se marier, et qui veut travailler. Toutefois Yamna ne peut rien faire, car elle se voit comme une femme traditionnelle, ignorante qui passe toute sa vie soumise. Elle s’adresse à sa fille :
– Je ne comprends plus ceux de ton âge. (…) Avant, il ne venait pas à l’idée d’une femme de faire des objections contre le mariage, ça n’arrivait jamais de la vie ! Quant à travailler hors de chez elle, à s’occuper d’autre chose que son ménage, son mari, ses enfants. (UEAp.100)
Dans toutes les séquences narratives, Yamna Bent Taleb apparaît inquiète sur la santé de sa jeune fille. « Tu n’as bonne mine. (UEAp.47)», « Dis-moi ce que tu veux, je finirai probablement par te comprendre…(UEAp.100)» dit Yamna souvent à sa fille. À vrai dire, bien que Yamna soit tendre, affectueuse avec sa fille, elle n’a pas réussi à l’aider à se retrouver et à trouver la vie dont elle rêve.
Yamna est l’image de toute mère frustrée qui ne peut pas former des enfants libres, qui en grandissant deviennent adules et assument leur responsabilité. Naïve, Yamna est l’image de la femme victime de la société elle-même, soumise aux traditions et à la puissance de l’imaginaire qui règne, et qui fait de toute femme une gardienne de maison.
________________________
1 Victor HUGO, Les Feuilles d’automne, I, « Ce siècle avait deux ans », paris, Eugène Renduel, 1831. ↑
2 Charles PEGUY, De Jean Coste, Essai, Paris, 1902, cité par Nourreddine BELHADJ-KACEM, Le Thème de la dépossession dans la trilogie de Mohamed Dib, Alger, ENAL, 1983, p.62. ↑