Section 2. Rendre visible les variétés géographiques de français : une démarche militante
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Source : Gasparini, N. (2021f, 3 mars). Une nouvelle vision de la langue française [Diapositive]. Formation
« La langue est politique », Masters Francophonie, Université Jean Moulin Lyon 3.
A-Repenser notre rapport à la norme linguistique : un débat contemporain
1. La construction du français standard : analyse séquentielle
Notre recherche sur le DDF nous pousse à nous questionner sur l’essence du français normatif, également qualifié de variété « mythique » (Francard, 2022, p. 128). Nos entretiens nous ont permis de confirmer l’hypothèse qui était celle d’une variété conçue par les grammairiens sur le modèle des classes sociales dominantes.
Chronologiquement, le français standard tient sa source d’une variété géographique : celle de la région parisienne. Il est également une variation sociale, reflet du parler des classes dominantes. Pour Philippe Blanchet, les variations susmentionnées ont été « sur-élaborée(s) au point de devenir une langue semi-artificielle » (2022, p. 112)
Michel Francard souligne le rôle décisif qu’ont joués « les lexicographes, les grammairiens » en produisant « des livres faisant référence » (2022, p. 128). Blanchet s’accorde également à dire que le français standard est l’oeuvre « des grammairiens proches du pouvoir royal » ainsi que de « certains écrivains eux aussi accrédités par le pouvoir royal, pensionnés par le roi, puis par l’Académie française » (2022, p. 109).
Deux témoignages qui considèrent les dictionnaires comme les véhicules privilégiés du français de référence :
Quand on voit le français décrit par les dictionnaires de référence […], l’usage est plutôt celui du centre de la France. Les dictionnaires ont abandonné progressivement toute une série de mots, d’usages, de tours syntaxiques que vous retrouvez, par ailleurs, dans les francophonies périphériques. Ce sont les fameux archaïsmes que l’on trouve fréquemment dans la périphérie mais que le français central – on va l’appeler comme ça – a lui perdu depuis belle lurette. Depuis Littré, Larousse, on n’enregistre plus ces usages et c’est cela qui fait la référence. (Francard, 2022, p. 128)
Si les expertises des deux sociolinguistes se rejoignent, Michel Francard ne considère pas que le français standard soit tiré des hautes sociétés parisiennes. Selon lui, cette variation mythique ne vient « De nulle part. » Il accentue le fait que « Personne n’adopte vraiment cette norme » et que personne ne « parle comme Le Bon Usage » (Idem).
Il résulte de notre entretien avec Philippe Blanchet que le français standard est « un instrument de pouvoir », dans le sens où il « permet de distinguer des autres les couches sociales ou la partie de la société qui a le pouvoir. » (2022, p. 109) Pour cela, c’est la loi de la différence maximale entre l’oral et l’écrit qui est appliquée :
On va, au fond, élaborer une variété de français qui est celle du pouvoir en utilisant les formes les moins usitées par la population, en sélectionnant les formes les plus rares de telle sorte à bien faire fonctionner la distinction linguistique, notamment en dotant le français d’une orthographe qui est elle-même élaborée d’une façon tellement chargée qu’elle en devient difficile d’accès si l’on ne dispose pas du temps et des moyens nécessaires. (Blanchet, 2022, p. 110)
Tous nos interlocuteurs s’accordent à penser que la constitution de la norme dépeinte – résultante de « l’idée d’épuration de la langue » (Cerquiglini, 2020, pp. 80-85) – s’amorce au XVIIe siècle et prend son essor pendant la Révolution française, marquée par la volonté jacobine d’unifier linguistiquement le territoire français.
Alain Rey (2007, p. 209) ainsi qu’Houdebine (2017, p. 37) mentionnent dans leurs travaux le rôle joué par l’Abbé Grégoire et l’Abbé Barère dans l’unification linguistique. Le « Rapport sur la nécessité et les moyens d’anéantir les patois et d’universaliser l’usage de la langue française » (1794) de l’Abbé Grégoire invite à éradiquer les langues vernaculaires (langues de France, dialectes, patois), « censées véhiculer les idées « antirévolutionnaires » » (Rey, 2007,p. 209).
Afin de diffuser le dessein révolutionnaires, la langue des Lumières est présentée comme « le véhicule privilégié » (Houdebine, 2016, p. 44). Dans la même année est promulgué le décret linguistique du 2 thermidor avec pour objectif de « pourchasser les parlers locaux quels qu’ils fussent » et de promouvoir « l’unification linguistique écrite » (Ibid., p. 46).
La restriction législative s’accompagne de la diffusion d’un mythe : celui de la « France monolingue » (Ibid., p. 43), mais également d’un français assimilé aux « grandes fables de la « pureté », de la « richesse », de la « raison », de la « clarté », et enfin, du « génie » de la langue française. » (Rey, 2007, p. 16)
L’idéologie dépeinte – qualifiée de « centralisme ou jacobinisme linguistique » (Idem) – se retrouve également dans l’article 1 de la Constitution, statuant que la République est « une et indivisible ». Pour Houdebine, le XXIe siècle se caractérise par une antinomie : celle poussant à défendre la diversité linguistique tout en continuant à s’appuyer sur un système de centralisme linguistique (2016, p. 48).
En témoigne la Charte des langues régionales et minoritaires de l’Union européenne, signée par la France en 1999 mais non ratifiée puisque supposément contraire à sa constitution.
Ainsi, selon la formulation d’Alain Rey, « un dynamisme historique a transformé une forêt de dialectes en une architecture qui l’enserre. » (2007, p. 15) Afin d’offre d’autres discours que celui du français de référence, Houdebine a avancé, en 1995, la notion « l’une(s) langue » dans l’intention « de faire entendre la pluralité existant dans chaque langue. » (2016, p. 52) :
Toute langue est plurielle comme l’identité. Y faire entendre les variétés, les registres stylistiques, l’ampleur discursive d’une(s) langue permettrait de promouvoir un idéal de langue acceptant l’altérité ainsi qu’une vision plus souple et généreuse du français, des français de la francophonie. (Idem)
2. Imposer un français de référence : des systèmes éducatifs coercitifs
Il apparaît – au terme de notre étude empirico-inductive – que le secteur de l’Éducation est utilisé comme canal privilégié pour imposer massivement le français standard. Dès 1794 – avec le décret du 8 pluviôse, an II 24 –, les parlers dits locaux se voient être prohibés dans l’enseignement (Ibid., p. 45).
Puis les lois Ferry – promulguées sous la IIIe République –, en instituant l’école gratuite et obligatoire pour le primaire, participent du renforcement de l’« imaginaire linguistique prescriptif » (Ibid., p. 38). Pour Alain Rey, le « seul modèle de français » est favorisé non seulement par l’école, mais également par « l’urbanisation, le brassage des populations, les médias » (2007, p. 274).
Un discours validé par Philippe Blanchet qui considère l’école français comme « le levier majeur de la politique linguistique de l’État », sans pour autant nier l’aide fournie par les discours politiques et médiatiques (2022, p. 108). La voie de l’éducation est privilégiée, selon Blanchet, pour tirer profit du manque d’esprit critique des élèves, qui ne disposent pas encore du discernement nécessaire à la contestation d’une norme préétablie :
C’est à l’école, en prenant des enfants très jeunes – qui n’ont donc pas encore leur raisonnement ni leurs convictions formées –, qu’on inculque à la population – massivement et depuis plusieurs générations – la soumission à une seule langue et à une norme de cette langue – cette fameuse idéologie hégémonique –. (Ibid., p. 107)
Cette étude de cas de la France fait écho à la situation dépeinte par notre interlocuteur Maxime Somé au Burkina Faso. Il confirme que c’est « bien le modèle normatif » qui est enseigné, ce qui n’est pas sans engendrer une complexification des usages de par « l’emploi de tournures difficiles à comprendre, peu usitées. » (2022, p. 71)
Le linguiste s’accorde à dénoncer le manque de visibilisation des variétés, freinant l’acceptation des normes locales. Ces dernières, qualifiées « de barbarismes, d’impuretés », ne sont pas incluses dans les programmes scolaires, malgré que des demandes aient été formulées de la part du corps enseignant (Idem).
Un constat semblable est dressé pour le Cameroun : le français recensé dans tous les espaces publics est bien la norme standard (Tabi-Manga, 2022, p. 54). L’état des lieux de l’enseignement au Cameroun nous mène au même constat que celui établi pour la France et le Burkina Faso : « Dans le système éducatif, il est clair que c’est le français central qui est la règle, qui est la norme. » (Simo-Souop, 2022, p. 59)
La sociolinguiste relève, dans ses recherches, « […] la grande crainte que les variétés de français empêchent l’acquisition de la norme standard » dans l’univers intellectuel camerounais (Idem). En conséquence, « beaucoup de discours puristes » sont diffusés (Idem). Néanmoins, la situation sociolinguistique tend à évoluer :
Il y a actuellement les derniers bastions de la résistance qui veulent absolument préserver la pureté de la langue française de telle sorte que, même quand ils sont confrontés à la réalité – c’est-à-dire au relevé des variations et des faits d’appropriation –, ils continuent à maintenir leur discours prescriptif. (Idem)
Paradoxalement, la majeure partie de la population se dit être consciente de l’écart entre le français standard et celui parlé au quotidien. Il ressort des terrains effectués par la chercheuse que « Beaucoup de personnes sont en révolte contre la langue de l’école à cause des mauvaises notes et de l’attitude condescendante de la norme française. » (Ibid., p. 62)
Par ailleurs, des faits de maltraitance sont relevés dans l’institution scolaire. Maxime Somé nous a informés d’un sévice particulièrement répandu au Burkina Faso : celui du symbole. Afin de cerner avec le plus d’acuité possible les rouages du système coercitif burkinabé, nous prenons le parti de retranscrire l’intégralité du témoignage que nous avons recueilli :
En fait, pour que les enfants scolarisés au primaire parlent exclusivement le français normatif, on punissait celui qui parlait dans sa langue maternelle en l’obligeant à porter le symbole. Chaque début de journée, les maîtres dressaient l’oreille pour en choper un. […] Et ce qui est traumatisant, c’est que ce symbole était généralement un crâne ou une mâchoire d’âne disposée en collier.
C’était très humiliant. Si vous écopiez du tour de cou, vous deviez le porter toute la journée, à moins de trouver un de vos camarades s’exprimant dans sa langue première. À ce moment-là, vous pouviez le dénoncer aux enseignants. Vous lui transfériez alors le crâne […]. Je croyais que ça n’existait plus mais […] du 13 au 19 mars, je suis allé donner un cours dans une université au sud-ouest de Koudougou.
J’ai eu l’occasion de parler à des étudiants de troisième année de ce qu’était le symbole. Et là, une enseignante présente dans l’assemblée prend la parole pour nous rapporter que certains directeurs d’école appliquent encore ces méthodes punitives. Alors, ce n’est plus généralisé au pays entier mais il est inquiétant de savoir que certaines personnes pensent encore qu’il faut enseigner le français comme ça. Ça existe toujours. Ce n’est pas mort. (2022, p. 70)
Ainsi, l’emprise exercée par l’emploi fautif est encore très forte dans la francophonie. Elle est particulièrement prégnante en Afrique francophone, où l’inégalité sociolinguistique est « le fruit de l’éducation coloniale et néocoloniale. » (Tabi-Manga, 2022, p. 54)
L’édition 2022 du Rapport La langue française dans le monde appuie également la priorité accordée au français standard au sein des systèmes éducatifs, bien qu’elle souligne l’inclusion – certes ponctuelle mais néanmoins croissante – des variétés de français au sein des pratiques de classe.
La perpétuation des prescriptions liées à la langue française se dénombrent aussi dans les pratiques dictionnairiques – DDF inclus –. Notre enquête a permis de mettre en lumière les réticences exprimées par certains membres du Conseil scientifique, qui se sont posés en garants très normés du dictionnaire.
L’idéologie prescriptive ne tient pas uniquement à Paris. Des linguistes éminents en Afrique francophone ont exprimé des réserves quant à l’inclusion des variations de français par le DDF. Bien qu’il donne à entendre un autre discours, « […] cet objet qui arrive dans le paysage ne renverse pas toutes les situations données. » (Petit, 2022, p. 94)