Décentralisation linguistique et Dictionnaire des francophones

Pour citer ce mémoire et accéder à toutes ses pages
🏫 Université Jean Moulin Lyon 3 - Institut international pour la francophonie
📅 Mémoire de fin de cycle en vue de l'obtention du diplôme de Master - 2021-2022
🎓 Auteur·trice·s
Florine CHATILLON
Florine CHATILLON

La décentralisation linguistique en francophonie est au cœur de l’analyse du Dictionnaire des francophones, un outil politique visant à promouvoir une langue française polycentrique. Cet article aborde les enjeux de gouvernance linguistique et la lutte contre la glottophobie dans le contexte d’une francophonie multipolaire.


B-Géopolitique de la francophonie : de centralisme à multipolarité

  1. Effacer l’épicentre hexagonal : la prépondérance de la France mise en échec

En 2007, la tribune Pour une littérature-monde en français paraît dans Le Monde. Co-signée par 44 écrivains francophones, elle plaide pour une langue française « libérée de son pacte exclusif avec la nation ». À l’aune du DDF, nous avons tâché de comprendre si l’Hexagone demeure – explicitement ou dans l’inconscient collectif – le point de référence de la langue française.

Pour Klinkenberg, le centralisme prend appui sur trois éléments. Le premier, économique, explique le poids important de la « frange septentrionale » par le capital économique qu’elle détient, contrairement à l’espace francophone du Sud, sous-doté. Le deuxième, culturel, dénonce l’essentialisme omniprésent dans la francophonie. Le troisième, politique, prend racine dans la tradition centralisatrice française qui perçoit la langue comme une propriété nationale (DLF, 2019, p. 29).

Le DDF enjoint à rebattre les cartes de cette configuration. Historiquement, la France est considérée comme le centre de référence, en oppositions aux autres territoires francophones, qualifiés quant à eux de périphérie. La présence active de cette intention est relevée dans le Compendium réalisé par l’équipe du DDF. Sous la rubrique « Aventure politique », ils font part du

« pied d’égalité » sur lequel s’établissent les parties prenantes du projet. Ils affirment que « La France n’occupe plus la position centrale qu’elle a pu avoir dans l’espace francophone. » (Gasparini et al, 2021, p. 9) La mobilisation du DDF en tant qu’outil pour concrétiser le décentrement est entérinée lors du forum « Innovation, Technologies et Plurilinguisme » (2022) où, lors de leur intervention, Nadia Sefiane et Noé Gasparini démontrent la capacité du dictionnaire à ne pas être « franco-centré ». L’article du CNRS

« Dictionnaire des francophones : le français par tous » affiche également le choix de se départir du « franco-français » (Boutaud, 2021). Interrogé, Yan Greub, directeur adjoint de l’Atilf, se prononce en faveur d’un français n’étant ni la propriété de Paris, ni de l’Académie française (Idem)

Néanmoins, la transition multilatéraliste n’est pas totale. L’avènement d’un espace d’autodétermination francophone se heurte au biais positionnel qui pousse les locuteurs à percevoir encore le français comme l’ascendant direct de la France. Au cours de notre entretien, Paul Petit s’est fait le vecteur de l’intérêt politique du dictionnaire, qui « ne provient pas des bords de Seine » (2022, p.

Décentralisation linguistique en francophonie : enjeux

92) Le choix d’accueillir au sein du Comité de relecture et du Conseil scientifique des acteurs du monde francophone « donne une valeur nouvelle – on parle de validation, de reconnaissance –, à tout ce qui vient, de ce qui était naguère – enfin de ce qui l’est encore largement – représenté comme un périphérie.

» (Idem) Un changement de paradigme également porté par Paul de Sinety lorsqu’il exprime l’intention suivante : « Il est plus que temps de se rendre à l’évidence que la langue française se construit à partir d’autres lieux » (Sinety, dans Nadeau, 2019).

Dans leur sillage, Nadeau relaie via la sphère médiatique la coopération horizontale incitée par le DDF : « les plus hautes instances disent enfin : le français s’émancipe de la France. » (2019) L’idée directrice est également véhiculée par Petit, qui voit en le discours d’Emmanuel Macron à l’Institut de France un appel au décentrement, le DDF en étant la résultante (2022, p. 91). De même, pour Adeline Simo-Souop, le DDF est la démonstration même d’« une décentralisation avancée » : « On est en plein. On a amorcé la décentralisation » (2022, p. 64).

Bien que le DDF invalide le contenu des imaginaires nationaux, l’hexagone demeure selon l’OQLF – « en raison de son poids démographique et de considérations historiques » – « incontournable dans toute réflexion sur la langue française » (2022, p. 82). La diplomatie d’influence française dispose d’un important ancrage discursif dont la francophonie peine à se défaire :

Nous savons très bien où se trouvait l’ancien centre. L’ancien centre, c’est Paris. Quand on parle de décentralisation, on est prisonniers un peu de nos mots, parce que ça inclut tout ce qu’on avait précédemment. (Simo-Souop, 2022, p. 64)

Lors du colloque du réseau OPALE consacré aux linguasphères, la coopération francophone est dépeinte comme marquée par une très forte « prééminence de la France ». François Grin rejoint ces positions : « Oui, la France reste le point de référence principal […]. » (2022, p. 20)

Néanmoins, est relevée la présence active de « contre-exemples » et « actes de résistance qui expriment un refus de cette centralité trop souvent autoproclamée » (DLF, 2019, p. 37). La position de la France est instamment rediscutée. « […] jusqu’à quand le “français de France” conservera son statut de norme unique de référence, quand la francophonie deviendra réellement une “langue en partage”, quand un écrivain francophone cessera d’être un écrivain “non français” […] » (Idem) : telles sont les questions omniprésentes dans les débats portant sur la langue française et auxquelles le DDF a tâché d’apporter une réponse.

Le constat de la centralité française est nuancé par notre interlocutrice Adeline Simo-Souop. Si l’on se réfère à son analyse, la position privilégiée de la France est difficilement résorbable et n’est pas incompatible avec un égal respect de tous les pays francophones :

Mais si vous me demandez si le français ne serait pas encore, dans l’esprit de tout le monde, toujours attaché à la France, ma foi, je ne pense pas qu’on en sortira et je ne pense pas que ce soit un problème. Il faut bien que l’arbre parte de quelque part. Historiquement, la langue part de la France. On ne va pas gommer l’Histoire non plus. “France” et “français” viennent de la même famille, on ne peut pas dire le contraire. (2022, p. 64)

Plutôt que d’occulter le poids historique de la France, la chercheuse plaide pour un changement d’attitude à l’égard de la norme standard : « C’est plutôt un changement d’attitude qui importe parce que, la pression de la norme standard a tellement créé de frustrations que les gens n’arrivent peut-être plus à penser autrement. Il va falloir travailler sur ce changement d’attitude. » (Idem)

Rechercher
Télécharger ce mémoire en ligne PDF (gratuit)

Laisser un commentaire

Votre adresse courriel ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Scroll to Top