Fédérer les variations de français : enjeux du DDF

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🏫 Université Jean Moulin Lyon 3 - Institut international pour la francophonie
📅 Mémoire de fin de cycle en vue de l'obtention du diplôme de Master - 2021-2022
🎓 Auteur·trice·s
Florine CHATILLON
Florine CHATILLON

Fédérer les variations de français est l’objectif central du Dictionnaire des francophones, un outil novateur qui allie enjeux linguistiques et politiques. Cet article explore comment le DDF permet un dialogue entre les particularités géographiques du français tout en luttant contre la glottophobie.


C-Une ambition à la confluence d’exigences scientifiques et politiques

  1. Concilier diversité des usages et socle commun : motivation lexicographique

Le DDF – lorsqu’il est abordé au prisme de sa motivation lexicographique –, projette de fédérer les variations géographiques de français. Cette finalité a été formulée par Jean-Marie Klinkenberg lors de notre entretien : « Avec les moyens que le DDF s’est donné, on a pour la première fois un lieu où toutes ces particularités peuvent dialoguer.

» (2022, p. 39) Il mentionne l’existence d’ouvrages de référence antérieurs au DDF – à l’instar de l’IFA – mais relève qu’aucun outil n’avait jusqu’alors – à l’exception d’un site internet créé par le québécois Claude Poirier – été en capacité de fédérer au sein d’une même enceinte toutes les variations topolectales (Idem).

Notre entretien met toutefois en évidence les obstacles qui pourraient freiner ce dessein, le premier étant les négociations à mener en vue d’obtenir les droits d’auteur d’une base de données : « Évidemment, ce n’est pas encore tout à fait donné. L’idée est qu’on puisse y déverser tous les travaux qui ont été faits ici et là mais, à chaque fois, des questions de droit se posent, ce qui peut engendrer des problèmes techniques.

» (Idem)

Michel Francard nous fait part d’une autre entrave, à savoir l’inaptitude de l’outil à établir des passerelles entre les français répertoriés. Ses précédentes recherches lui permettent de garantir la nécessité de rapprocher entre elles les variétés de français recensées, de sorte que chaque locuteur puisse s’identifier. Par exemple, l’intérêt pour un québécois de s’intéresser au français de Belgique tient au fait de rapprocher les belgicismes et les québécismes : « […] au fond, chaque région, chaque pays francophone est intéressé avant tout par sa variété de français. » (2022, p. 132)

Au terme de cet entretien, nous établissons que le succès du DDF serait permis par la mise en relation des différentes variétés, enjeu qui n’a – à l’heure de notre rédaction – pas encore été matérialisé :

Fédérer les variations de français dans le DDF

Pour le moment, je trouve que le DDF reste trop par catégories, par appartements. Ce n’est pas encore le salon commun si vous voulez. Il faut que cette maison subdivisée en appartements ait des pièces communes, et un maximum. (Idem)

  1. S’ancrer dans la francophonie linguistique : stratégie politique

L’ambition lexicographique dépeinte précédemment s’inscrit dans un projet politique plus vaste : celui d’un combat pour la reconnaissance de la francophonie linguistique. La DGLFLF – dans la note interne rédigée en amont de la conception du projet – fait part de la nécessité d’instaurer un dialogue entre les partenaires institutionnels qui sont parties prenantes. Sont mentionnés à ce titre « AUF, OIF, réseau culturel à l’étranger, institutions de politiques linguistiques, réseaux académiques, universitaires et de recherche, mais aussi Académies. » (2019, p. 4)

Nos entretiens nous ont permis d’évaluer l’importance d’établir une telle enceinte de dialogue. À titre d’illustration, Jean-Marie Klinkenberg a accepté de siéger au Conseil scientifique pour cette raison politique : « Pour reconnaître la francophonie linguistique, mettre en évidence sa variabilité et l’apport des communautés extra-hexagonales est un objectif politique important.

» (2022, p. 31) Les motivations de Maxime Somé – membre du Comité de relecture – entrent en résonance avec ces paroles rapportées : « Je pense que quand on mène un combat – ici, pour des valeurs linguistiques et culturelles –, il ne faut pas pratiquer la politique de la chaise vide.

[…] Si on peut contribuer à faire bouger les lignes, j’en suis. » (2022, p. 72) Un troisième témoignage vient valider la dynamique politique du DDF. Lucas Lévêque atteste avoir pris part au projet dans l’intention d’inscrire le Wiktionnaire dans la francophonie linguistique : « J’y ai vu une opportunité d’insérer le Wiktionnaire dans une instance politique.

Je voulais montrer que malgré qu’on soit un projet libre, collaboratif, contributif, on a notre place dans la francophonie […]. » (2022, p. 47)

Bien que la stratégie politique soit ostensible, nous avons relevé un paradoxe dans le discours de la DGLFLF. Après avoir exprimé la consigne de faire dialoguer la francophonie institutionnelle, elle justifie le choix du nom Dictionnaire des francophones par l’intention d’« éviter d’être associé à la Francophonie institutionnelle et à une approche politique » (2019, p. 2). Par ailleurs, en enquêtant sur les répercussions du DDF, nous avons détecté que l’ambition politique était entravée par son manque de visibilité médiatique. Nous développons ce point expérience de la Belgique à l’appui. Michel Francard présente l’importance du discours médiatique dans son pays et prête aux médias le nouveau rapport

qu’ont les Belges aux français. Selon lui, la reconnaissance de la francophonie linguistique souffre de l’invisibilisation du DDF :

Il n’y a pratiquement pas eu de couverture médiatique pour le DDF. Je n’ai pas vu passer beaucoup d’échos. Il y a eu un communiqué de presse – bien entendu – mais on ne peut pas vraiment dire qu’aujourd’hui, ce produit soit populaire ou connu du grand public. (2022, p. 131)

Sa position est corroborée par les dires de Jean-Marie Klinkenberg, également interviewé pour rendre compte de la réalité linguistique en Belgique. Il certifie que le dictionnaire n’est pour l’instant connu que des linguaphiles, bien qu’il y soit fait référence lors d’événements culturels, à l’instar de La langue française en fête. Il nuance ce constat pessimiste en assurant la conviction selon laquelle l’outil « va gagner en légitimité et en force », à condition toutefois de le doter de fonds suffisants. (2022, p. 40)

  1. La prétention scientifique débattue

Les revendications lexicographique et politique se couplent à une exigence scientifique. La DGLFLF y fait allusion dans la note interne mobilisée pour notre analyse. L’ajout d’une composante scientifique au DDF vise à exploiter « ces corpus à des fins de recherche universitaire et de projets innovants. » (2019, p. 3)

Nos entretiens établissent formellement la prétention scientifique du projet. Il est pour Jean Tabi-Manga « un travail de description scientifique sur la variété du français en Francophonie » (2022, p. 53). Pareillement, Mona Laroussi met en exergue la « portée recherche », concrétisée par « une communauté de linguistes francophones qui a tâché d’identifier le lexique de variétés de français » (2022, p.

44). L’informaticienne souligne le rôle primordial joué par ce réseau, à qui l’on doit la mobilisation des bases de données. Elle dépeint ces dernières comme « des résultats de recherche » et incite à creuser cette dimension afin que le DDF « devienne un objet de recherche appliquée » (Idem). Bernard Cerquiglini prête également la naissance du projet à un intérêt universitaire : « […] j’ai représenté une possibilité, que j’ai présentée pour des raisons purement intellectuelles […].

Je portais cette idée depuis des années et je me suis dit : “Ça y est, il y a une possibilité pour qu’on la réalise.” » (2022, p. 12)

La perspective scientifique est alimentée par l’exploitation du potentiel pédagogique de l’outil numérique. Notre entretien avec Mona Laroussi met en lumière les fiches pédagogiques

élaborées « à destination des enseignants et expliquant comment utiliser le DDF dans la salle de classe » (2022, p. 44). Ces fiches ont été intégrées aux programmes portés par l’IFEF. Dans le cadre d’IFADEM, les expressions de six pays d’Afrique francophone ont été répertoriées. Aussi, le DDF a été mobilisé pour le portail RELIEFH, dans le cadre de fiches répertoriant « les stéréotypes véhiculés sur les femmes dans plusieurs pays francophones » (Idem).

La portée scientifique soulève des réticences méthodologiques au sein du Conseil scientifique et du Comité de relecture. En effet, les dictionnaires collaboratifs font l’objet d’un certain scepticisme de la part de la communauté scientifique. À titre d’illustration, la fiabilité du Dictionnaire de la zone – par exemple – est pointée du doigt (Candea et Véron, 2019, p.

30). Dans le cadre du DDF, le formulaire participatif fait l’objet de réticences :

Dans le DDF, n’importe qui peut avancer sa définition, son exemple, etc. Je n’ai aucune objection là-dessus, simplement la question que je me pose toujours, c’est : “Comment va-t-on faire pour valider certaines choses, pour en éliminer certaines autres ?” Tout le monde n’est pas lexicographe. (Francard, 2022, p. 126)

Nous relevons la volonté d’une partie des partenaires de resserrer « les boulons » méthodologiques (Ibid., p. 132). À cet égard, Adeline Simo-Souop rappelle le rôle du Comité de relecture « de faire en sorte qu’il y ait quand même un peu d’ordre pour que ça n’aille pas dans tous les sens » (2022, p. 62), en vérifiant les expressions introduites par les usagers.

Néanmoins, les réticences méthodologiques ne sont pas partagées par tous. Contrairement à l’échantillon mentionné ci-dessus, Lucas Lévêque estime qu’il faut défendre la méthodologie du Wiktionnaire, qui a largement inspiré le DDF.

La dimension collaborative est un parti pris qui se doit d’être assumé :

La méthodologie du Wiktionnaire, elle est claire. On sait quand un article est de qualité et quand un article est mauvais. On a une méthodologie qui nous permet de valider nos informations. Ces données du Wiktionnaire, quand elles arrivent dans le DDF, elles ont la même méthodologie. Les autres dictionnaires qui ont été intégrés ont la méthodologie qui est celle de quand ils ont été constitués. (2022, p. 48)

Selon lui, une méthodologie est toujours imparfaite car le savoir demeure un objet « en construction » et « améliorable ». En outre, un resserrage méthodologique tarirait les apports participatifs des usagers : « On pourrait instaurer davantage de limitations, de plus en plus et de plus en plus mais, à un moment, à mettre trop de limitations, les gens ne contribuent plus parce que le niveau de qualité exigé est trop important. » (Idem) Ce point de vue est partagé

par Adeline Simo-Souop, qui constate que, d’ores et déjà, bon nombre de locuteurs ne se saisissent pas de l’outil car l’intégration d’un mot requiert un effort qu’ils ne sont pas prêts à fournir : « Ce n’est pas tout le monde qui a envie de faire un travail laborieux. Si on recueillait comme ça, à la volée, du lexique, beaucoup de personnes participeraient. En tout cas, ce sont les réactions que j’ai recueillies autour de moi. » (2022, p. 62)

Malgré les réticences méthodologies avancées, nous enjoignons la communauté scientifique à – pour reprendre les propos de Lucas Lévêque – faire « confiance dans les foules, dans l’intelligence des foules. » (2022, p. 49)

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