Vers une polyphonie de la langue française : enjeux et perspectives

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🏫 Université Jean Moulin Lyon 3 - Institut international pour la francophonie
📅 Mémoire de fin de cycle en vue de l'obtention du diplôme de Master - 2021-2022
🎓 Auteur·trice·s
Florine CHATILLON
Florine CHATILLON

La polyphonie de la langue française est au cœur de l’analyse du Dictionnaire des francophones, présenté comme un outil politique novateur. Cet article explore les enjeux de la gouvernance linguistique et la lutte contre la glottophobie dans le cadre d’une approche polycentrique.


B-De restriction à inclusion : légitimer tous les usages

  1. Vers une conception polyphonique de la langue

La langue française, à partir du XIXe siècle, fait l’objet de la construction d’un « mythe national » (Blanchet, 2020). Présentée dans les discours comme « unifiée et “indivisible” », elle devient l’élément fondamental de « l’idéologie de l’identité nationale française », diffusée dans l’ensemble des strates de la société par les canaux de « l’école “de la République”, [d’une] large partie des responsables politiques, des médias » (Idem). Philippe Blanchet situe la dynamique

« volontariste et autoritaire » imputée au français à la Révolution française dont le projet unificateur impose « une seule et même langue » (Idem). Le français devient dès lors sur le territoire hexagonal un faire-valoir patriotique diffusé par les voies pédagogiques dans l’intention « d’anéantir les “patois”, les “particularismes” et tout autre attachement collectif. » (Idem)

Cette préoccupation est partagée par Bernard Cerquiglini qui s’est engagé – depuis une trentaine d’années – dans la lutte contre le « vieux rivarolisme » (2022, p. 9). Il incite la communauté politique et linguistique à se déprendre du centralisme restrictif ayant « empreint la langue politique depuis toujours » et établit que la stratégie échafaudée par Emmanuel Macron – à rebours de la perception républicaine de la langue – véhicule « le goût de se défaire de cet essentialisme » (Idem).

Polyphonie de la langue française : enjeux politiques

Stélio Farandjis s’oppose à la compréhension de la langue comme agent homogénéisateur. Lors du Sommet de Dakar de 1989, il propose d’adopter une nouvelle grille de lecture fondée sur la reconnaissance des différences inhérentes à une langue non plus commune, mais en partage. Ce prisme protéiforme se matérialise via la notion de « francopolyphonies ». Elle synthétise la pensée d’une Francophonie à plusieurs voix. L’ensemble linguistique est, en effet, « une communauté de communautés », catalyseur de terrains sociolinguistiques très différents. Frandjis considère que la norme commune du français ne doit pas effacer les multiples variations causées par des facteurs chronologiques, sociaux ou géographiques. Cette méthode d’interprétation, appliquée au DDF, justifie son absence de vision uniforme et unitaire.

Les entretiens que nous avons menés auprès de treize acteurs de la Francophonie établissent que ce basculement discursif est récent. Pour Adeline Simo-Souop, « […] au niveau de la classe intellectuelle, au niveau des professeurs, le changement ne date pas d’il y a très longtemps. » (2022, p. 59) Le retard accusé est imputé à l’agenda politique de la recherche, n’ayant pas fait de l’ouverture à la langue l’une de ses priorités :

En réalité, quand je me suis engagée personnellement pour faire ma thèse sur les variations du français au Cameroun, c’était un désert. […] Lors de ma thèse, j’ai eu beaucoup de mal à trouver des ressources qui parlaient du français parlé au Cameroun de manière neutre, descriptive. (Idem)

La chercheuse observe l’amorce d’un véritable changement des mentalités depuis une décennie. Elle prête cette nouvelle archéologie du discours à « ce qui se passe dans la francophonie vis-à-vis de la reconnaissance de la diversité. » (Ibid., p. 60) Les avancées n’en demeurent pas moins discontinues – côtoyant les reculs –. Elle affirme qu’aucun renversement n’est encore advenu « au niveau de la classe intellectuelle. » (Idem)

Mona Laroussi mesure également que la « notion noble qui est le partage » portée par le DDF n’est approfondie que depuis peu (2022, p. 46). Selon elle, « l’idée de s’ouvrir aux autres » et

« les valeurs d’acceptation » (Idem) prônées par l’outil numérique ont bénéficié d’une époque prête à accueillir des approches alternatives :

S’il y a deux cents ans, on avait dit à un français qu’on allait introduire dans un dictionnaire des mots venant de Côte d’Ivoire, je ne sais pas quelle aurait été sa réaction, surtout qu’à l’époque, les pays africains étaient colonisés et considérés comme inférieurs. Donc je ne dis pas qu’on a fait des gros pas mais, le fait qu’il y ait un dictionnaire enrichi par des pays qui étaient colonisés par la France, c’est lourd de sens. (Idem)

Ainsi, malgré la persistance de mythes érigés autour de la langue française, la conception du DDF incarne une véritable avancée vers la reconnaissance des différents parlers français et de leurs locuteurs.

  1. Inciter les locuteurs à faire valoir leur(s) français

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Source : Gasparini, N. (2022b, 13 mai). La langue gouvernée par ses locuteurs [Diapositive]. Conférence

Dictionnaire des francophones, séminaire de l’ATILF, Nancy.

La reconnaissance de la diversité dote les locuteurs de français d’une capacité d’autonomisation. Les choix éditoriaux du DDF s’inscrivent dans la lignée de démarches entreprises par des dictionnaires pour revaloriser les usages de l’ensemble des locuteurs francophones. Dès la fin du XXe siècle, Le Robert exprime une vision ouverte de la langue : « Il y a moins un français central qu’une langue française riche de son unité mais aussi de ses variantes régionales.

» (Pruvost, 2021, p. 183) La préface de l’édition 2000 du Larousse renforce ce choix politique : « La langue française appartient à ceux qui la parlent, l’écrivent et l’enrichissent de par le monde, dans les provinces de France, en Suisse, en Belgique et au Luxembourg, au Québec, aux Antilles, en Afrique noire, dans de nombreux pays arabes.» (Idem)

Dans la sphère littéraire francophone, la réappropriation du français par ses locuteurs est symbolisée par la formulation de l’écrivain algérien Yacine Kateb « le français en Algérie est un butin de guerre » (Blanchet, 2022, p. 112).

Selon Philippe Blanchet, une mutation s’est opérée dans les années 70 où la reconnaissance de la légitimité de chaque locuteur fait l’objet d’une « politique clairement assumée des instances francophones » (Idem). Le sociolinguiste rapporte les « programmes de recherche [lancés] pour collecter la variation du lexique du français » à l’instar « des foultitudes de

dictionnaires du français parlé au Maroc, en Algérie » ou de la Base de données panfrancophone (Idem). La France essuie un léger retard en « s’int[égrant] dans cette dynamique à partir des années 80 » au moyen de « dictionnaires du français régional, de Provence, de Bretagne, d’Alsace, de Touraine, de Normandie, de Gascogne » (Ibid., p. 113).

La valorisation des locuteurs est un des arguments phares justifiant la nouvelle politique linguistique impulsée sous la présidence d’Emmanuel Macron. À Ouagadougou, il s’adresse aux étudiants burkinabé en proclamant que « la langue français du Burkina-Faso, la langue française du Sénégal, elle n’est déjà plus seulement française, elle est déjà la vôtre » (2017). L’invitation à se saisir de leur(s) langue(s) est donnée : « cette francophonie, défendez-la, mettez-y vos mots, mettez-y vos expressions. » (Idem) Une exhortation réitérée au Sommet d’Érevan, lors duquel il présente le français comme une « langue qui n’appartient à aucun d’entre nous, mais qui est la propriété de tous » (2018).

Son argumentaire est repris dans la communication faite autour du DDF. Roselyne Bachelot-Narquin rend publique la vision d’une langue qui « appartient à toutes celles et à tous ceux qui le parlent » (Délégation à l’information et à la communication du ministère de la Culture, 2021, p. 6). Elle rétablit que le DDF « n’est pas celui des institutions, mais bien celui des francophones eux-mêmes, dans leurs usages, reconnus et mis en valeur. » (Ibid., p. 7)

Dans leur article Le Dictionnaire du monde d’après ?, Meszaros et Gasparini assoient l’idée selon laquelle la destinée politique du dictionnaire tient à la valorisation des locuteurs francophones. Ils statuent que « par ce projet unique en son genre, les instances garantes de la langue et celles travaillant à son enrichissement confient le destin de la langue française à ses locuteurs et locutrices.

» (2021) À ce titre, le projet d’une gouvernance commune est esquissé. Meszaros et Gasparini mobilisent la notion de « communs » établie par Elinor Ostrom, théoricienne des institutions. Ils font valoir son point de vue en faveur d’une gestion commune de la connaissance – destinée à et régie par la communauté concernée – et escomptent orienter le DDF vers l’idéal d’une « ressource partagée » (Idem).

Ce paradigme – qui voit en le DDF un espace de gouvernance mutualisée – « est en rupture avec une conception centralisée de la planification linguistique par l’enseignement, l’Académie française, les commissions d’enrichissement et les vecteurs de normes ». (Idem). Cet argumentaire est renouvelé dans le Compendium du DDF. Est mis en valeur le projet de confier

« le destin de la langue à ses locuteurs et locutrices qui pourront débattre publiquement de ses transformations et agir sur celle-ci démocratiquement » (2021, p. 12), induisant un

effacement des « instances garantes de la langue et celles travaillant à son enrichissement » (Idem). Trois années plus tôt, lors de la tenue du Colloque Les « linguasphères » dans la gouvernance mondiale de la diversité (2018), Olivier Garro – alors directeur de 2IF – fait déjà valoir le « modèle économique d’Elinor Ostrom » (2019, p. 31), condition nécessaire au

« changement de gouvernance » souhaité (Idem).

Nous retenons de nos entretiens la vision unanime selon laquelle le français se doit d’être valorisé par le biais de ses locuteurs. Selon Simo-Souop, la conception du DDF coïncide avec la

« prise en compte par le gouvernement français de ces locuteurs plus nombreux en dehors qu’à l’intérieur de la France » (2022, pp. 62-63). Le basculement opéré pour faire valoir la diversité est – à rebours des discours alarmistes portant sur une prétendue extinction de la langue française – présenté comme la condition nécessaire à la préservation de la langue :

Insister de manière autoritaire pour que ce soit le centre qui domine n’est plus viable. S’ouvrir aux variétés est selon moi une manière de sauver le français. Je pense que changer notre façon de procéder est une attitude sage. J’emprunte une métaphore au registre de l’éducation : lorsque l’on tient très fort un bâton pour diriger les enfants et que cela ne marche pas, il faut changer d’attitude. Pour la langue, c’est pareil. Il faut changer d’attitude. Et le DDF propose de s’en charger. (Idem)

En résumé, le DDF peut-être perçu comme un expédient pour les locuteurs ayant souffert d’une désappropriation de leur(s) langue(s). Lorsque nous questionnons nos interlocuteurs sur la plus-value du DDF vis-à-vis d’autres dictionnaires, c’est « L’appropriation de la langue, clairement » (Lévêque, 2022, p. 50) qui est avancée :

Quand tu sais que tu peux corriger une définition parce que tu connais un autre sens d’un mot décrit, tu vas pouvoir contribuer à quelque chose qui te concerne : ta langue. Et en fait, tu t’aperçois que tu es aussi pertinent que n’importe qui pour parler de ta langue, de tes usages […]. Mettre une réalité en avant, qui sera validée par le poids symbolique d’un dictionnaire, est une magnifique opportunité. Combien de fois je vois des gens dire : « Tu peux pas dire ça, ce mot n’est pas dans le dico ». Et du coup, là, tu peux enfin te dire que ta façon de parler, ton propos, il est légitime. (Idem)

Le Compendium du DDF, réalisé par l’équipe en charge du projet, fait savoir que « toutes les personnes et tous les pays francophones sont rassemblés sur un pied d’égalité » (Gasparini et al, 2021, p. 9). À l’occasion du forum « Innovation, Technologies et Plurilinguisme » – qui s’est tenu le 7 février 2022 sous l’égide du ministère de la Culture –, Nadia Sefiane et Noé Gasparini expriment l’intention de passer, grâce au DDF, « de locuteurs à loc’acteurs », dans une optique de « francophonie agissante par les francophones et pour les francophones ».

  1. Repenser la place du continent africain dans l’espace francophone

Concomitamment à la reconnaissance des locuteurs, la reconfiguration du monde francophone participe du changement de paradigme initié par le DDF. Emmanuel Macron, dans son discours d’Érevan, définit comme une priorité de placer sur le même plan les « 84 nations dans la Francophonie […] du Nord au Sud » (2018). Il réaffirme son refus d’entretenir un schéma pyramidal en s’opposant à ce qu’une nation ne vienne « dicter des principes d’en haut.

» (Idem) Ces fragments de discours officient comme une résipiscence de l’hégémonie de la France : « On l’a parfois fait, on l’a peut-être trop souvent fait. Il n’y a pas une nation qui aurait vocation à dire la vérité de nos principes, en particulier de la démocratie. Et en disant cela je me regarde au premier chef, car c’est souvent la France à qui cela a été reproché.

» (Idem) La mise en retrait discursive de la France intervient en parallèle de la valorisation du continent africain. Lors de son déplacement à Ouagadougou, E. Macron soutient que l’avenir de la Francophonie « se joue pour beaucoup en Afrique » (2017). En cause, les prospections de l’OIF qui estiment à 700 millions le nombre de locuteurs francophones d’ici à 2050, la majorité étant située sur le continent africain (Macron, 2018b).

Les perspectives quant à la prospérité de la langue française sont donc pensées à l’échelle du continent africain : « […] quand le président de la République est en Afrique et qu’il s’adresse à la jeunesse africaine, il y a l’idée que les francophones c’est elle, que l’avenir de la langue française, c’est elle. ». (Petit, 2022, p. 92) L’accroissement du nombre de locuteurs francophones en Afrique est également remarqué par l’OQLF. Pour l’Office québécois, le centre de gravité de la francophonie se situe en Afrique pour des raisons démographiques,

« faisant des gens de ce continent des acteurs essentiels dans la vitalité du français. » (2022, p. 82)

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