Le décalage linguistique Nord-Sud est analysé à travers le prisme du Dictionnaire des francophones, un outil politique visant à promouvoir une langue française polycentrique. L’article aborde les enjeux de gouvernance linguistique et la lutte contre la glottophobie dans le contexte de la Stratégie internationale pour la langue française.
B-Un déséquilibre institutionnel entre le « Nord » et le(s) « Sud(s) »
Comprendre la distinction faite entre le « Nord » et le(s) « Sud(s) »
La distinction faite entre « Francophonie du Nord » et « du Sud » tient aux « différents modes d’appropriation du français » (Francard, 2022, p. 133). Cette typologie binaire distingue le « premier cercle », i.e. « les francophonies qui sont constituées des francophones natifs » – ajout fait du Québec, de l’Acadie et de la Louisiane –, des francophones « adoptifs », qui auraient majoritairement intégré le français lors de la colonisation (Ibid., p. 132).
Cette définition est partagée par Ozan Serdaroglu dans l’article TV5 : quand le Nord et le Sud se
rencontrent en français. Il établit que « les pays de langue maternelle française se retrouvent tous parmi les pays dits du Nord (le sous-ensemble formé des pays industrialisés) » (2001, p. 192) et que « les autres membres de la communauté francophone se retrouvent tous dans les […] groupes dits des pays du Sud » (Idem).
Michel Francard souligne que cette terminologie dichotomique est conservée « par facilité plutôt que par réalité » (2022, p. 132). Loin d’être homogène, le Sud est pluriel et se constitue des « Suds ». Il souligne, à cet effet, les différences notoires entre la situation de La Réunion, de la République du Congo, de l’océan Indien ou de la Guyane (Idem).
Serdaroglu mentionne également cette « taxinomie duale », qui donne lieu à une configuration verticale (2001, p. 192). Selon lui, la distinction Nord/Sud serait le reflet d’un « binôme actif-passif » où le Sud – périphérique – se verrait assigner une identité par le Nord – central – (Idem). Bien que discutée et contestée, la nomenclature évoquée ici continue d’être majoritairement employée, de par son angle très schématique et visuel.
C’est l’argument avancé par l’Observatoire de la langue française, qui a pris le parti de parler de
« l’espace francophone Nord-Sud » pour rendre le propos « le plus lisible, le plus compréhensible possible », malgré la conscience des limites d’une telle distinction. (Quéméner, 2022, p. 98). La terminologie Nord/Sud est sujette à de nombreuses ambiguïtés, le Nord étant globalement compris comme étant le centre du monde francophone, et le Sud, perçu comme l’« autre » (Serdaroglu, 2001, p. 187).
Carence d’instances politiques dans l’espace francophone du Sud
Le constat de la prédominance française entre en relation avec l’observation du manque d’instances politiques dédiées aux langues dans l’espace francophone du Sud. Une insuffisance qui s’explique par l’absence de financements destinés à la gestion des langues :
[…] des instances politiques, administratives comme la nôtre, très peu de pays en ont, parce qu’il faut des moyens, parce qu’il faut avoir un sujet qui justifie de mettre des moyens et parce qu’il faut pour ce faire une administration. (Paul Petit, 2022, p. 90)
Peu de structures ont pu être identifiées lors de nos entretiens. Mention a été faite par François Grin d’un « centre à Niamey », avec lequel la DLF aurait eu « quelques contacts […] restés sans lendemain » (2022, p. 19). L’hétérogénéité des contextes territoriaux est avancée comme réponse à l’absence – au sein de l’espace du Sud – de réseau de concertation linguistique comme il en existe dans l’espace du Nord avec l’OPALE.
Afin d’illustrer ce constat, nous avons comparé l’ossature de la gestion des langues au Burkina Faso et au Cameroun. Le cas du Burkina Faso met en exergue le manque continu de politique linguistique définie, hormis dans les années 90 où est promulgué un « acte linguistique qui a défini l’alphabet des langues nationales » (Somé, 2022, p.
71). Notre interlocuteur a spécifié une accélération dans la mise en place de structures dédiées avec la création du ministère de l’Éducation Nationale, de l’Alphabétisation et de la Promotion des Langues Nationales. Chargé d’adopter une politique relative aux « nouvelles directions qui s’occupent des langues nationales et du civisme » (Idem), il n’est pas associé au projet du DDF.
L’ordre du jour est à la reconnaissance des langues nationales, souhaitées être
« ramen[ées] au niveau des langues d’alphabétisation » (Idem). Le déploiement de la structure demeure incertain selon notre interlocuteur, le problème étant que « la nouvelle direction de ces structures est constituée de gens qui sont plus des politiques que des spécialistes de la linguistique. » (Idem)
Le cas du Cameroun révèle une ligne politique plus claire : « Sur le plan institutionnel, le Cameroun a opté pour un bilinguisme d’État depuis les années 1960, lors de la réunification des deux Cameroun sur le plan historique » (Simo-Souop, 2022, p. 60). Notre interlocutrice estime que « la question linguistique est inscrite dans l’agenda des hommes politiques » (Idem). Néanmoins, les structures en assurant le portage ne sont pas formellement circonscrites :
Pendant longtemps, il y a eu une division de la politique linguistique au niveau de la présidence de la République. Je pense que c’était l’instance suprême qui était à l’origine de la gestion de la politique de bilinguisme national. Cela a duré ainsi pendant pratiquement cinquante ans. Puis il y a eu quelques remous dans la société. Deux systèmes éducatifs parallèles étaient menés tant bien que mal, le bilinguisme était plutôt boiteux. Je pense que ce bilinguisme était réellement la première tentative de politique linguistique. (Idem)
Depuis 2017, le Cameroun est doté de la Commission Nationale pour la Promotion du Bilinguisme et du Multiculturalisme. Précurseuse, elle reste pour le moment discrète : « En tant qu’actrice sociale de la linguistique au sein du milieu universitaire, je dois reconnaître que les retombées ne se sont pas encore faites ressentir au niveau des institutions. » (Idem). La chercheuse observe que les politiques en faveur des langues nationales sont davantage dues à la mobilisation d’ONG qu’au concours d’institutions gouvernementales et réaffirme la nécessité d’instaurer des organismes de gestion linguistique : « Les offices comme la DGLFLF ou le réseau OPALE en francophonie du Nord sont un besoin pour le Cameroun et les autres pays francophones du Sud. » (Idem)
Au terme de notre analyse, nous constatons que les structures des pays de l’espace du Sud – ici le Burkina Faso et le Cameroun – sont établies à l’échelle nationale et n’ont pas été impliquées dans le comité de pilotage du DDF. Notre étude détermine néanmoins que l’outil numérique est attractif pour les gouvernements, de par son inscription politique et économique dans la Francophonie :
Quel que soit le gouvernement burkinabè présent, il ne voudrait pas froisser l’OIF en disant que les initiatives qu’elle porte ne l’intéressent pas. Que ce soit par civisme, par conviction ou par opportunisme – espérant obtenir des financements –, ils vous diront toujours que c’est très bien. (Somé, 2022, p. 72)
Le DDF pourrait intéresser le Cameroun dans son aspect gouvernemental si la Francophonie lui confère une destinée politique. (Tabi-Manga, 2022, p. 55)
Prévalence de la Francophonie du Nord via le réseau OPALE
La Francophonie du Nord doit sa forte représentativité à l’existence de services nationaux dédiés aux politiques linguistiques et qui se rejoignent tous au sein du réseau OPALE. Ce dernier « rassemble des organismes de politique linguistique de la francophonie dite “du Nord”, dans laquelle se retrouvent la Fédération Wallonie-Bruxelles, la France, le Québec et la Suisse; (http://www.reseau-opale.org/); l’Organisation internationale de la francophonie y jouit d’un statut d’observateur. » (DLF, 2019, p. 5). La Suisse romande est représentée par la DLF et la Fédération Wallonie-Bruxelles par le Conseil de la langue française, des langues régionales endogènes et des politiques linguistiques (Gasparini et al, 2021, p. 23). Paul Petit détaille également les membres de l’association :
Donc c’est la France avec la DGLFLF, c’est évidemment Canada-Québec avec une politique linguistique qui est essentielle dans l’ensemble des politiques publiques. Il y a évidemment l’OQLF, qui est notre homologue pour le Québec, mais y’a, au Canada et au Québec, d’autres instances de politique linguistique au niveau fédéral qui sont considérables. Le Canada est, par exemple, doté d’un commissaire aux langues officielles. En Belgique – plutôt en Wallonie et dans la Région de Bruxelles-Capitale –, y’a à la fois un service au ministère de la Culture et un Haut Conseil à la langue française. Les deux fonctions se superposent par rapport à ce qu’on fait. En Suisse, y’a un service aussi, plus modeste […]. (2022, p. 90)
La mission principale de l’OPALE réside dans l’« échange d’informations, [le] suivi de ce que font les uns et les autres » (Grin, 2022, p. 26). La tenue de réunions facilite le partage d’informations, tactique pour « se doter de meilleurs outils pour mener des actions dans nos régions respectives, mais également concertées lorsque l’on partage des objectifs de protection et promotion du français. » (Idem) Le bénéfice d’un tel réseau se situe donc à
deux niveaux : national et international.
L’OQLF met l’accent sur l’organisation horizontale de l’OPALE, où « chaque délégation dispose des mêmes pouvoirs et des mêmes responsabilités ». (2022, p. 82) Elle souligne toutefois que « les ressources déployées pour l’aménagement linguistique du français peuvent varier d’un pays à l’autre, tout comme les stratégies retenues pour mener à bien cet aménagement » (Idem). Une expertise qui rejoint celle de Paul Petit sur le manque de financements accordés à la gestion linguistique au sein de l’espace francophone du Sud.
Nous prenons le cas de l’OQLF, engagée dans le pilotage du DDF grâce à la présence de Véronique Voyer – directrice générale de la gouvernance, des communications et des services linguistiques – et de Ginette Galarneau – présidente-directrice générale – au sein du Conseil scientifique. Le Québec dispose d’une politique linguistique très balisée.
Ses grandes orientations sont inscrites dans la Charte de la langue française : « La Charte énonce notamment que l’Office « définit et conduit la politique québécoise en matière d’officialisation linguistique, de terminologie ainsi que de francisation de l’administration et des entreprises. » (OQLF, 2022, p. 79) L’OQLF officie en coopération avec le Secrétariat à la promotion et à la valorisation de la langue française ainsi que le Conseil supérieur de la langue française.
La politique linguistique québécoise bénéficie d’une structure institutionnelle complexe, composée de plusieurs niveaux : « Chaque ministère et organisme gouvernemental du Québec est également invité à se doter d’une politique linguistique institutionnelle. » (Idem)
Le cas de la Belgique est étudié à titre comparatif. Bien que dotée d’un organe gouvernemental, i.e. Le Conseil de la langue française, des langues régionales endogènes et des Politiques linguistiques, ce sont les universitaires qui officient en faveur de la reconnaissance des variations de français. Michel Francard l’atteste :
Absolument rien ne se passe au plan institutionnel en matière de variétés de français en Belgique. […] l’intérêt par exemple sur la variété du français en Belgique vient surtout de collègues et, en particulier, de mon centre de recherche Babybel. Il a été créé précisément pour étudier cette variation. Donc ce sont plutôt des initiatives privées si vous voulez. […] ça ne dépend pas d’un organisme étatique. Ce sont plutôt les privés, notamment les universitaires, qui s’en occupent. (2022, p. 122)
Des travaux relayés et légitimés par le biais des médias, à l’instar du Dictionnaire des belgicismes qui a connu « un écho médiatique très important ». (Idem) Ainsi, malgré la présence d’organismes étatiques dans l’ensemble des pays de la Francophonie du Nord, les initiatives
prises ne sont pas systématiquement étatiques. Si le Québec s’appuie sur une structure gouvernementale très quadrillée, la Belgique compte sur des entreprises privées – notamment universitaires –. Une rencontre entre le privé et le public qui rejoint l’agencement du DDF. En effet, l’outil dispose à la fois d’appuis institutionnels – par le biais du réseau OPALE, de l’OIF, de l’AUF pour ne citer qu’eux – et universitaires – certifiés par la composition du Conseil scientifique –.