Les implications politiques des achats aéronautiques révèlent des enjeux souvent sous-estimés, où les décisions stratégiques sont influencées par des contraintes géopolitiques. Cette recherche met en lumière comment ces dynamiques redéfinissent le paysage de l’industrie aéronautique européenne, suscitant un intérêt croissant pour les acteurs du secteur.
4. Défis de la mise en place d’une stratégie de centralisation des achats avec une politique de sourcing, outsourcing, et d’offshoring.
a. Contraintes politiques.
Il a été vu que les enjeux politiques dépassaient les enjeux économiques et dans la mise en place du sourcing/offshoring, et dans la réorganisation des achats.
En effet, le poids politique dans ces décisions est important, car non seulement des Etats européens sont actionnaires, mais aussi participent au financement de certains projets. Par conséquent, la direction des entreprises aéronautiques n’est pas libre de faire ce qu’elle entend. Par exemple, les avances remboursables, sont une forme d’aide publique au secteur de l’aéronautique, pour le développement et l’industrialisation d’un projet, mais pas pour sa partie recherche et développement.
La participation pouvant aller jusqu’à 60% du projet, pour des projets de développement dans l’aviation civile. Le remboursement s’opère dès lors qu’il y a des entrées de ventes commerciales et de livraison des produits. Ceci n’est donc pas une forme de subvention, mais plutôt de crédit, où l’intérêt est calculé en pourcentage des recettes gagnées par le produit ainsi aidé à être développé.
L’implication de l’Etat se retrouve donc dans la « solvabilisation » des projets, mais aussi, en cas d’échec, les remboursements ne sont pas exigibles. L’Etat se fait donc caution, mais aussi se risque à s’impliquer dans un projet. De ce fait, il a un droit de regard sur les projets développés, et cela l’implique encore plus dans chaque décision.
Pour information, les Etats-Unis n’ont pas adopté ce système, et c’est pour cela, qu’il est le plus souvent entendu, que l’industrie aéronautique américaine, est subventionnée. Depuis la création de ce système (1986), à 2001, ce sont près de 5 milliards d’euros qui ont ainsi été avancés, pour la majeure partie pour les grands projets d’aviation civile, cette dernière étant, à titre d’information, la plus rémunératrice.
L’intervention de l’Etat est pourtant plus que nécessaire étant donné les caractéristiques du secteur : investissements très lourds, et rentabilité risquée, différée, et cyclique.
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Figure 19 Nombre d’avions civils commandés par année. 46
46 Rapport du Sénateur Yvon Collin, sur le soutien public à la construction aéronautique civile, rapport n°367, 1996/1997.
Mais il y a aussi un implication des politiques dans le soutien de cette industrie qui fait la fierté européenne. Ainsi, après les scandales de délits d’initiés à EADS, des sénateurs promeuvent même le soutien d’EADS dans ce passage difficile, au nom des exportations, des emplois, et des contributions technologiques 47.
Partant de ce point de vue, les politiques et européennes, et étrangères imposent, ou conseillent fortement leurs opinions sur les projets, et les acteurs doivent par conséquent arbitrer avec ces directives plus ou moins conciliables. D’un côté, les Etats européens soutiennent l’industrie aéronautique pour les apports quelle apporte aux pays membres, d’un autre côté, les Etats acheteurs veulent une implantation dans leur pays pour leur développement industriel.
Par conséquent, l’industrie européenne se retrouve dans un véritable dilemme, entre le fait de satisfaire leurs Etats d’origine en termes d’activité et d’emploi, et les attentes des pays acheteurs, en termes d’implantation et d’industrialisation. Comment concilier les deux, lorsque d’un côté, tout soutien financier va être perdu, et de l’autre, l’achat est encadré par des obligations de compensation ?
Plus que du commerce international, cela relève de la diplomatie mondiale. Les acteurs de l’industrie aéronautique sont ainsi tenaillés entre des politiques mondiales inconciliables, et l’enjeu est de déterminer des pourcentages de production chez l’un et chez l’autre, susceptibles de satisfaire toutes les parties.
Par conséquent, sourcing et centralisation des achats sont fortement impactés par les politiques, qui tendent chacun à tirer la couette de leur côté. Comment dédier une part du sourcing de façon totalement économique lorsque l’on est obligé d’acheter dans le pays client pour un certain pourcentage ? Comment sous-traiter aux meilleurs coûts lorsque 47 Rapport d’information du sénat, n°351, 2006-2007, Sénateurs J-F. Le Grand, et R. Ries, EADS : conforter le champion européen.
d’un côté il est déconseillé de délocaliser, et que de l’autre, on demande en échange d’industrialiser ? Finalement, sourcing / outsourcing / offshoring, ne sont plus tant des décisions de stratégie de réduction des coûts, mais un arbitrage malicieux de contentement politique. Ainsi, la stratégie est de délocaliser un certain pourcentage des dépenses dans le pays client, avec pour cela, une centralisation des achats permettant de remplir les quotas, mais en même temps, il s’agit de garder certaines activités en Europe, où certes, la main-d’œuvre est plus chère mais plus qualifiée, pour rester une industrie qui est et qui se veut européenne, fleuron de ses Etats créateurs.
b. Contraintes humaines.
Si les politiques s’enflamment autant, c’est bien parce que les enjeux humains sont considérables : en 2008, EADS comptait 118 349 employés. C’est aussi un des seuls secteurs où l’Europe devance les Etats-Unis, avec une progression du chiffre d’affaire de 11% en 2008, dont 60% est dû aux résultats d’Airbus.
Alors, quand Airbus décide de réorganiser sa structure pour de meilleures performances, via un plan comme Power 8, et que tout le groupe EADS prend aussi cette voie, les réactions ne se font pas attendre. Les décisions de se concentrer sur le cœur de métier d’EADS, et donc sur les activités aux plus forts apports de valeur ajoutée, pour une meilleure rentabilité, et donc d’externaliser les autres, font évidemment grincer des dents.
Il est plus rassurant, lorsqu’il y a un grand groupe, qui dégage du chiffre d’affaires, de le faire internaliser, et embaucher, d’autant plus lorsque ses activités regardent un savoir-faire et une technique stratégique, et que celles-ci sont parfois soutenues par des finances publiques.
Seulement, la compétitivité fait rage, et le leader mondial ne saurait passer second, par chauvinisme. Car, si sa position de leader fait la fierté de l’Europe, il ne faudrait pas que cette fierté lui porte en même temps un coup de grâce, tant et si bien qu’il n’y aurait plus de quoi se vanter.
Or, la stratégie veut que les opérations de production les moins critiques, et complexes soient externalisées afin de répondre aux compensations, et que les tâches les plus techniques et soumises à propriété intellectuelle, demeurent en Europe, où il faut encore s’entendre entre pays membres, pour respecter les pourcentages de participation. Toutefois, cela ne contente pas tout le monde, et des réactions sociales mugissent pour défendre les moins qualifiés, qui perdront leur emploi en Europe.
Ainsi, les syndicats n’hésitent pas à montrer leur crainte quant à l’internationalisation qui « fait peser une pression forte sur le tissu industriel local: il ne faudrait pas, plan après plan, le dégrader davantage, en lui opposant des concurrents à bas coût, déjà sur la fabrication et maintenant sur l’engineering »48.
Les mots « externalisation », « délocalisation », … font peur, et pourtant, nombreux sont les exemples industriels, qui montrent que cela est inévitable, et que toute résistance opposée, ne fait que retarder l’inéluctable. Si les arguments des syndicalistes, et des employés en général, sont que la qualité est en jeu, à cela il est répondu que seules les activités compromettant le moins de risques sont vouées à être externalisées à l’étranger.
Mais quid des moins qualifiés en Europe ? Ceux qui n’ont pas la formation pour ne reprendre que les activités à haute technicité, n’ont que peu d’espoir de ne pas voir un jour leur travail partir à l’étranger.
Une première intuition était que les spécificités des pays selon un modèle HOS déterminaient des décisions telles que le sourcing/offshoring, mais il semblerait que les stratégies des entreprises contribuent elles-aussi à renforcer ces phénomènes. En effet, si l’Europe est développée, cela ne signifie pas non plus que toute sa population active est destinée au tertiaire, ou à l’ingénierie de haut niveau.
Par conséquent, il y a forcément et inéluctablement un coût social à amputer à ces stratégies visant la performance et l’efficacité, que sont le sourcing et l’offshoring. L’opportunité de la crise, permet de les mettre en place en avançant des arguments de réorganisation et de sauvetage, alors même que les résultats sont bons, et que cela relève d’une volonté de rentabilité, et de rationalisation.
La centralisation des achats a pour sa part, bonne réputation. Vue comme une rationalisation des processus d’achats, elle n’est que peu critiquée, alors qu’elle a elle-même un coût social. En effet, il s’agit ici de réduire le nombre d’intermédiaires dans les achats, et donc de postes. Mais aussi, il y a la question du nombre de fournisseurs.
Car, si l’industrie aéronautique européenne est connue pour avoir une grande atomicité de ses fournisseurs, qui ne cesse de croître avec les politiques d’outsourcing, la centralisation des achats vise quant à elle, une réduction du nombre de fournisseurs, et leur spécialisation, pour une coopération renforcée. Mais l’impact demeure le même que dans la stratégie de sourcing/offshoring, seules les activités critiques devront rester dans le territoire européen, le reste devant être dédié aux obligations de compensation à l’étranger.
Ainsi, l’atomicité des fournisseurs devrait être réduite, et les partenariats renforcés, au détriment de l’intégration verticale qui se mue en externalisation. Ainsi, des pays comme l’Inde, la Chine, la Russie, et la Corée du Sud vont se voir attribuer de plus en plus d’activités de pièces métallurgiques simples, et l’Europe, les assemblages de composants à haute technicité, les opérations de contrôle qualité, et la maintenance.
Il est étonnant, lorsque l’on sonde des fournisseurs européens actuels d’EADS, de voir leur quiétude quant à la centralisation des achats et au sourcing/offshoring. Autant la délocalisation est vue comme un phénomène inéluctable, autant l’offshoring des produits plus techniques semble pour certains comme inenvisageable aujourd’hui et dans un avenir proche, et donc utilise ce temps d’avance pour se spécialiser, améliorer leur performances et rentabilité, afin de devenir un partenaire incontournable 49.
Ainsi, ces stratégies ne sont pas, rationnellement, vues comme négatives, mais le coût humain et les facteurs humains entraînent une résistance au changement, qui risque d’être le principal frein à la mise en place.
L’offshoring permet aussi de faire fabriquer des pièces traitées avec des produits chimiques interdits dans la plupart des pays développés. Les pays en voie de développement, moins regardants, acceptent la production de telles pièces sur leur territoire, mais l’impact humain en termes de santé publique est à prévoir à moyen-long terme.
Toutefois, dans de telles économies, l’industrialisation et le progrès technique valent souvent, bien plus que des vies humaines. Les dangers sont surtout l’inhalation de poussières de composites, mais aussi les rayonnements de lampes de traitements, et autres produits chimiques de traitement de surfaces : composants de résines et solvants 50.
Les droits du travail dans les pays en développement sont moins contraignants, mais qu’en est-il de l’éthique ? Ceci n’est pas une solution à long-terme, car une fois les pays ayant atteint un certain stade de développement, ils auront les mêmes attentes concernant la protection des travailleurs. Le problème n’est que reporté et délocalisé.
49 Avis recueilli auprès du PDG d’Aerometals and Alloys : Tiziano Quarenghi. Questionnaire en annexes.
50 Encyclopédie de sécurité et de santé au travail, Volume 3, 2002, par Jeanne Mager Stellman, article sur l’aéronautique de John B. Feldman.
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46 Rapport du Sénateur Yvon Collin, sur le soutien public à la construction aéronautique civile, rapport n°367, 1996/1997. ↑
47 Rapport d’information du sénat, n°351, 2006-2007, Sénateurs J-F. Le Grand, et R. Ries, EADS : conforter le champion européen. ↑
48 « Le plan d’économies d’EADS inquiète les syndicats », article pour France 24, 09.09.2008, disponible sur http://www.france24.com/fr/20080909-plan-economie-eads-inquietudes-craintes-internationalisation-delocalisation-syndicats-aeronautique-airbus , dernière connexion le 18.04.2010. ↑
49 Avis recueilli auprès du PDG d’Aerometals and Alloys : Tiziano Quarenghi. Questionnaire en annexes. ↑
50 Encyclopédie de sécurité et de santé au travail, Volume 3, 2002, par Jeanne Mager Stellman, article sur l’aéronautique de John B. Feldman. ↑
Questions Fréquemment Posées
Quelles sont les contraintes politiques dans la centralisation des achats aéronautiques en Europe ?
Les enjeux politiques dépassent les enjeux économiques dans la mise en place du sourcing/offshoring et dans la réorganisation des achats, car les États européens sont actionnaires et participent au financement de certains projets.
Comment l’État influence-t-il les décisions d’achat dans l’industrie aéronautique ?
L’État a un droit de regard sur les projets développés, ce qui l’implique dans chaque décision, notamment à travers des avances remboursables qui servent de crédit pour le développement de projets.
Quels sont les défis de l’industrie aéronautique européenne face aux attentes des États acheteurs ?
L’industrie européenne doit concilier les attentes de ses États d’origine en termes d’activité et d’emploi avec celles des pays acheteurs qui souhaitent une implantation pour leur développement industriel.