Les éléments historiques dans l’art de perdre révèlent comment Alice Zeniter utilise la fiction pour éclairer des récits oubliés de la Révolution algérienne. Cette approche novatrice transforme notre compréhension de l’histoire, offrant une perspective essentielle sur les enjeux de mémoire et d’identité.
Chapitre 02 :
La littérature aux prises avec l’Histoire
Recensement des éléments historiques analysables :
Afin de pouvoir restituer un passé occulté et enfoui sous le silence, Alice Zeniter déploie les documents, les archives et les témoignages, en usant d’un ton objectif et précis ; toutefois, l’appropriation de cette réalité par la littérature la contraint à avoir inexorablement recours à son expérience et à son imaginaire ; en d’autres termes, la fiction devient la condition pour conjuguer la réalité historique avec les personnages ou avec les évènements fictifs.
Ce mariage du réel et de la fiction pose la question de la porosité des frontières implicites entre les deux piliers de la narration ; les caractéristiques dans la première peuvent être imitées dans l’autre 15, ce qui pourrait donner l’illusion que le roman part d’une base tout à fait authentique.
Avant d’approfondir l’analyse du corpus, il convient de vérifier l’existence réelle des évènements, des personnages et des lieux dans le roman, afin de pouvoir démêler et déceler les frontières entre le fictionnel et le factuel :
1_L’explosion du Milk Bar : le 30 septembre 1956 une explosion retentissait à Beb-el-oued dans un Milk Bar fréquenté par les Européens, marquant le début de la fameuse bataille d’Alger ; les explosifs avaient été déposés par les deux moujahidates 16: Djamila Bouhired et Zohra Drif. Cette dernière qui a déclaré : « Ce n’est pas moi qui devrais être tenue responsable de cette bombe, mais les autorités françaises, qui ont asservi le peuple algérien depuis 1830 en utilisant les méthodes les plus barbares »17
et elle a encore réitéré : « l’armée française détruisait des villages et des mosquées et réprimait la population civile, les bombardait avec des bombes, expulsait des centaines de milliers de personnes et les mettait dans des camps »18. Dans ses paroles on distingue clairement la profondeur de la rancune causée par cet état de guerre déchainée à cette époque.
2_Le camp de Rivesaltes dit le camp Joffre : fondé le 12 novembre 1938, dans les communes de Rivesaltes et Salses-le-Château dans les Pyrénées-Orientales, par l’état colonial. Il avait pour vocation l’internement des « indésirables étrangers » résidant en France, et il a été fermé à la fin des années soixante, il reste encore des traces des baraquements et des barbelés témoignant de la misère de l’exil ; la première vague de résidants de ce camp était celle qui venait de l’Espagne ayant fui la dictature de Franco pendant la guerre civile, puis les juifs dans la Deuxième Guerre mondiale, et la dernière vague c’est celle des harkis à l’après-décolonisation.19
3_La révolte dans les camps : après avoir été internés pendant de longues années dans les camps de la honte20, là où leur vie s’était réduite au strict minimum dans les camps des forestages et de reboisement, privés de toute dignité humaine, les enfants des harkis prennent conscience qu’ils sont mis au banc de la société française à laquelle ils sont censées appartenir. M’hamed Laradji exploite la tension dans les camps Bias et de Saint-Maurice-l’Ardoise, et organisa des grèves de faim, et procurait même des armes pour s’affronter à l’administration du camp, et pour la séquestration du directeur du camp de Saint-Maurice-l’Ardoise afin d’attirer l’attention du pouvoir et du peuple français.21
4_Monte Cassino : ou le Mont Cassin en français, une ville italienne en forme de forteresse sur la ligne Gustave, occupée par les Allemands durant la seconde Guerre Mondiale afin d’arrêter la progression des forces alliés vers la capitale Rome.
La bataille dura du 17 janvier au 18 mai 1944, en quatre reprises, opposant l’armée des alliées, avec la contribution remarquable du contingent africain, à celle de l’Allemagne nazie. Après cinq mois de siège, les allies entrent à Rome aux prix de 55000 morts contre 22000 allemands.22
5_Charles de Gaulle : né à Lille le 22 novembre 1890, et mort le 9 novembre 1970 ; le célèbre président du gouvernement provisoire puis fondateur et président de la cinquième République Française en 1958 et durant la guerre de libération algérienne.23
D’autres éléments d’apparence historiques figurent dans le texte, cependant nous n’avons trouvé aucune trace fiable dans les sources historiques que nous avons consulté, il est toutefois utile de clarifier leur contexte dans le roman afin que l’ensemble soit compréhensible :
19 Mémorial camp Rivesaltes L’histoire du Camp de Rivesaltes, in Mémorial , en ligne http://www.memorialcamprivesaltes.eu/2-l-histoire-du-camp-de-rivesaltes.htm (consulté le 11/05/2020 à 00:34h) 20 France24, à Rivesaltes, la mémoire du « camp de la honte » reste à vif, in Youtube, en ligne https://www.youtube.com/watch?v=okoZiLd0wZo. (consulté le 11/05/2020 à 00:45h)
21 Régis Pierret, Les enfants de harkis, une jeunesse dans les camps, in Cairn.info, en ligne https://www.cairn.info/revue-pensee-plurielle-2007-1-page-179.htm (consulté le 11/05/2020 à 01:15h)
22 Maréchal Juin, la bataille du Mont Cassin, in CDHA, en ligne http://www.cdha.fr/la-bataille-du-mont-cassin (consulté le 11/05/2020 à 1:36)
23 De gaulle fondation, Charles de gaule, en ligne ELYSEE https://www.elysee.fr/charles-de-gaulle (consulté le 11/05/2020 à 1:45h)
1_L’assaut de l’armée française : suite à l’embuscade de Palestro24, l’armée française s’était abattue furieusement sur les villages alentours dont les habitants désarmés et innocents fuient dans toutes les directions, et s’était arrêtée finalement dans le village d’Ali pour semer la terreur.
2_La galerie de Christophe : une sorte de petit musée privé situé à Paris qui expose principalement de l’art contemporain concret, et qui vient notamment de pays colonisés ou opprimés. C’est là où travaille Naima avec Kamel et Élise.
3_Ali : le protagoniste principal de la première partie du roman, le patriarche riche et l’homme notable de la crête, il obtient le titre d’ancien combattant de par son engagement avec la France à la Deuxième Guerre mondiale ; pendant la guerre de la libération, Ali choisit le mauvais camp et se tient au côté du Français.
4_Hamid : le protagoniste de la deuxième partie du roman, le fils ainé d’Ali et de Yema, sa vie est marquée par la sortie subite et brusque de l’enfance radieuse en Algérie vers une adolescence morose dans les camps pour harkis en France, et par le silence obstiné de son père dont il est l’héritier, ce silence qui pèsera lourdement sur sa relation avec Clarisse. Après avoir vécu de longues années dans les camps, Hamid part à Paris pour continuer ses études, c’est là où il a rencontré Clarisse, sa future épouse, qui lui donnera quatre filles, dont Naima la narratrice.
5_Naima : protagoniste de la troisième partie, obsédée par la question des origines et de l’identité à cause des lacunes et des silences laissés en elle par ses ascendants, Naima part en Algérie pour obtenir des réponses.
6_Lalla : il a pris ce pseudonyme en hommage à Lalla Fatma N’Soumer, un peintre algérien, prétendument disciple du grand peintre algérien Issiakhem25, il avait pris le maquis et s’était battu pendant la guerre de libération, c’est Lalla qui éclaire Naima sur le passé de l’Algérie durant les entretiens pour une rétrospective en son honneur.
7_Youcef Tadjer : fils de Fatima-la-pauvre, son nom indique déjà qu’ils avaient été dans un état lamentable ; son père est mort en laissant une dette qui condamnera Youcef toute son enfance, notamment avec les siens, à savoir les Amrouches. Youcef prit le maquis et combattit pour la libération ce qui lui vaudra une honorable vie par la suite.
24 Raphaëlle Branche, 18 mai 1956 : l’embuscade de Palestro/Djerrah, in Cairn info, en ligne https://www.cairn.info/histoire-de-l-algerie-a-la-periode-coloniale–9782707178374-page-514.htm(consulté le 12/05/2020 à 00:30 h)
25M’hamed Issiakhem, un des fondateurs de la peinture moderne, in expertisez, en ligne https://www.expertisez.com/magazine/issiakhem-un-des-fondateurs-de-la-peinture-moderne
8_Les entretiens de Naima et Lalla : après les attentats de Charlie hebdo et de Bruxelles, une vague de racisme déferle sur l’Europe, considérant les musulmans comme des terroristes et l’Islam comme une religion qui incite à la violence, afin de pouvoir réfuter ces mensonges, Christophe, le propriétaire de la galerie qui emploie Naima, décide d’organiser une rétrospective qui reflète la véritable face des musulmans, alors il désigne Naima pour s’entretenir avec Lalla afin d’obtenir des informations concernant ses « minuscules dessins à l’encre ». Durant ces rencontres avec Lalla, Naima a appris plusieurs choses sur l’Algérie.
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15 Cécile Brochard, Expériences de l’histoire, poétique de la mémoire, France, ellipse, 2019, p.49. ↑
16 Moudjahidat : Combattante de la guerre de libération de l’Algérie de 1954 à 1962. ↑
17Algérie Presse Service, Zohra drif, in Djazairess, en ligne https://www.djazairess.com/aps/239199 (consulté le 10/05/2020 à 23:34) ↑
19 Mémorial camp Rivesaltes L’histoire du Camp de Rivesaltes, in Mémorial , en ligne http://www.memorialcamprivesaltes.eu/2-l-histoire-du-camp-de-rivesaltes.htm (consulté le 11/05/2020 à 00:34h) ↑
20 France24, à Rivesaltes, la mémoire du « camp de la honte » reste à vif, in Youtube, en ligne https://www.youtube.com/watch?v=okoZiLd0wZo. (consulté le 11/05/2020 à 00:45h) ↑
21 Régis Pierret, Les enfants de harkis, une jeunesse dans les camps, in Cairn.info, en ligne https://www.cairn.info/revue-pensee-plurielle-2007-1-page-179.htm (consulté le 11/05/2020 à 01:15h) ↑
22 Maréchal Juin, la bataille du Mont Cassin, in CDHA, en ligne http://www.cdha.fr/la-bataille-du-mont-cassin (consulté le 11/05/2020 à 1:36) ↑
23 De gaulle fondation, Charles de gaule, en ligne ELYSEE https://www.elysee.fr/charles-de-gaulle (consulté le 11/05/2020 à 1:45h) ↑
24 Raphaëlle Branche, 18 mai 1956 : l’embuscade de Palestro/Djerrah, in Cairn info, en ligne https://www.cairn.info/histoire-de-l-algerie-a-la-periode-coloniale–9782707178374-page-514.htm(consulté le 12/05/2020 à 00:30 h) ↑
25M’hamed Issiakhem, un des fondateurs de la peinture moderne, in expertisez, en ligne https://www.expertisez.com/magazine/issiakhem-un-des-fondateurs-de-la-peinture-moderne ↑
Questions Fréquemment Posées
Quels sont les éléments historiques présents dans L’Art de Perdre d’Alice Zeniter ?
Alice Zeniter déploie des documents, des archives et des témoignages pour restituer un passé occulté, tout en utilisant la fiction pour conjuguer la réalité historique avec des personnages et des événements fictifs.
Comment Alice Zeniter utilise-t-elle la fiction pour traiter l’histoire algérienne ?
L’auteure utilise la fiction pour combler les lacunes historiques et offrir une perspective alternative sur les événements, en posant la question de la porosité entre le réel et le fictif.
Quelle est l’importance de l’explosion du Milk Bar dans le roman ?
L’explosion du Milk Bar le 30 septembre 1956 marque le début de la bataille d’Alger et illustre la profondeur de la rancune causée par l’état de guerre déchaînée à cette époque.
Que représente le camp de Rivesaltes dans le contexte historique du roman ?
Le camp de Rivesaltes, fondé pour l’internement des ‘indésirables étrangers’, témoigne de la misère de l’exil et des souffrances des harkis après la décolonisation.