Les défis et solutions fonciers au Sud-Kivu révèlent des lacunes surprenantes dans les innovations des acteurs non étatiques, souvent en décalage avec les besoins locaux. Cette étude critique propose des recommandations essentielles pour une décentralisation foncière, garantissant ainsi la protection des droits des communautés rurales.
Section III:
La problématique foncière au Sud-Kivu
Retenons que sur le plan géospatial et sociologique, le Sud-Kivu est une région où vivent des communautés dont le rapport à la terre demeure capital : activité agropastorale et établissement de leur cadre de vie (habitat) (Thinon, et al, 2021). Deux zones principales dominent l’espace foncier au Sud-Kivu : La zone de savane (le Kivu montagneux) enrobant les territoires de Walungu, Kabare, Kalehe, Idjwi et Uvira où vivent des communautés traditionnelles, avec une organisation socio-politique centralisée et hiérarchisée dominée par les chefs coutumiers (Mwami), dont le foncier sous-tend leur pouvoir politico-traditionnel.
Une deuxième zone forestière s’étalant sur les territoires de Mwenga, de Fizi (une bonne partie) et de Shabunda, composée des sociétés traditionnelles avec une organisation segmentaire dominée par les structures claniques (Idem).
A la différence des provinces de l’Ituri14 et du Nord-Kivu15, où la question foncière est politisée et oppose des communautés, au Sud-Kivu, la problématique foncière se décline d’une part en une transition foncière désorganisée, d’autre part, en une opposition d’intérêts entre l’Etat et les populations locales (Utshudi, 2008) autour de la conservation de la nature, de l’autre part (Busane, 2005).
Les stratégies d’accumulation foncière des élites participent aussi à l’aggravation de la crise foncière (Mugangu, 2008). Une autre source de conflit et non la moindre, est celle liée à l’exploitation minière. Une situation particulière a été signalée dans le territoire de Kalehe, ou plusieurs sources locales signalent le retour de personnes d’origines Rwandaise (essentiellement tutsi), jadis réfugiées dans le milieu, et qui, semble-t-il, avant de retourner au Rwanda, lors de la prise du pouvoir par le FPR en 1994, avaient vendu leurs terres à des particuliers.
Aujourd’hui, elles reviennent encore pour les réclamer. Cela accroît l’insécurité des populations locales et les revendications foncières, car ces « auto-rapatriés » établissent des alliances avec les milices ex- CNDP qui demeurent toujours armés, et cela face à un « partenariat fraternel », constitué dans le même milieu et sur les mêmes terres, entre les communautés d’origine rwandaise (hutu) qui y sont installées également et les FDLR pour la protection de ces dernières16.
Enfin, deux autres problèmes à signaler sont les perspectives d’érection des communautés locales, étant donné qu’aucun texte ne gère la question, excepté ce qui est mentionné à l’article 4 de la Constitution17 ainsi que la pression démographique (Thinon, et al, 2011).
§1. Désorganisation de la transaction foncière
Au « Bushi18 », « le Mwami19 » est le garant de la gestion et du contrôle des terres. Les propriétaires terriens les obtenaient du « Mwami » contre « Kalinzi20 » ou par donation. Originairement, les relations foncières étaient fondées essentiellement sur le kalinzi- le souci des parties à la transaction étant de créer des liens sociaux plus que de transférer la « propriété ». La conception perpétuelle coutumière (kalinzi), qui est au sens de Max Weber un contrat de fraternisation, se transforme en contrat-fonction entraînant des malentendus et des conflits (Mugangu, 2008).
En effet, les paysans préfèrent conclure des conventions particulières qui sont finalement en marge de la loi et de la coutume, non standards et dénuées du sens de fraternisation. En d’autres mots, ils en font une simple vente. Il s’agit ici d’une tentative d’adaptation du régime de la propriété organisée par le décret du 10 février 1953 à la mentalité particulière du « Bushi ». C’est pourquoi Mugangu (1997) écrit que l’on considère à tort ce contrat comme un contrat foncier traditionnel. Les paysans recherchent, à travers ce genre de contrat, la sécurité juridique et indépendance vis-à-vis de l’autorité foncière ou du tenant foncier qui attribue la terre.
En effet, les contrats conférant un droit d’usage précaire, sont les plus pratiqués à ce jour, et permettent la production de rapports quasi-féodaux sur des terres acquises en vertu du droit moderne. Les contrats fonciers précaires ont pris la plus grande importance dans le système foncier coutumier. Les chefs, ne donnent plus des terres à titre perpétuel ; ils les vendent au plus offrant, ou les mettent en valeur soit directement, soit en accordant des contrats précaires (oraux) aux paysans.
Le morcellement continu des terres paysannes, du fait notamment des partages successoraux, a par ailleurs entraîné que les familles ne disposent plus d’espaces suffisants pour assurer leur subsistance. Elles sont obligées de solliciter des parcelles à cultiver auprès des « gros propriétaires » notables coutumiers et concessionnaires. Si autrefois, le contrat précaire ne concernait que les couches pauvres ou marginalisées de la société, actuellement il implique toutes les couches de la population paysanne.
Ce qui crée des « paysans sans terre ».
Par ailleurs, un aperçu de la configuration de l’espace agraire provincial permet de constater l’existence de petites exploitations à côté des grandes. La première catégorie, composée d’une multitude de petites exploitations traditionnelles et de type familial, constitue le système dominant. Elles ont une grandeur moyenne de 37 ares, soit une disponibilité de 5,3 ares pour chaque membre du ménage (Mastaki, 2006).
Ce qui demeure inférieur à l’espace minimal fixé à 40 ares pour assurer la subsistance d’un individu pendant une année (Idem). Ces chiffres relatifs à l’occupation spatiale des unités agricoles familiales sont préoccupants et peuvent permettre de comprendre la faiblesse de la production agricole, l’insécurité alimentaire, la pauvreté ainsi que la prolifération des dossiers et litiges dans les cours et tribunaux.
Il sied cependant de constater que, mis à part les conflits découlant des lacunes législatives, les pratiques foncières dans les Bushi n’obéissent pas non plus aux règles coutumières.
Globalement dans le Bushi, les conflits fonciers sont liés, entre autres : i) À l’absence de la codification des systèmes fonciers traditionnels ; ii) Aux accords verbaux (oralité) liés aux transferts de terres par l’héritage, vente, donation ou location de terres ; iii) A la perte de confiance entre les hommes, conséquence des conflits et du contexte d’insécurité physique, iv) A l’incapacité des cadastres coutumiers d’améliorer leurs connaissances et leurs méthodes de travail et même de s’adapter à l’évolution du contexte ; v) Aux conflits fonciers (circonscriptions foncières) ; v) A l’absence de cadres de concertation (dialogue politique) et d’instance d’arbitrage ou de conciliation non partisanes et donc respectées par les communautés.
Les conseils des hommes « sages » du village n’existent plus dans certains villages, et /ou les chefs de village (représentants du Mwami), qui géraient les conflits fonciers, sont souvent accusé de partialité, procédant à des arbitrages plutôt que de chercher la conciliation durable des parties en se basant sur la coutume, ne prennent pas en compte les femmes et des jeunes qui sont pourtant des acteurs essentiels pour la paix sociale et le développement économique (Thinon, et al, 2011).
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14 Pour enrichir sur la problématique foncière en Ituri, à l’est de la RDC, lire Vlassenroot K., Raeymaekers T., le conflit en Ituri, in Marysse S., Reyntjens F., l’Afrique des Grands Lacs : annuaire 2002-2003, centre d’étude de la région des grands lacs d’Afrique-Anvers, l’Harmattan-Paris, 2003, pp207-234. ↑
15 Pour enrichir sur la problématique foncière au Nord-Kivu, à l’est de la RDC, lire Mafikiri T., La problématique foncière au Kivu montagneux (zaïre), cahier du CIDEP, 21, 1994, P 115-117. ↑
16 Pour plus d’approfondissement sur ce sujet, lire Lubala, La contre-résistance dans la zone d’occupation Rwandaise au Kivu (1996-2001), in S. Marysse & F. Reyntjens, l’Afrique des Grands Lacs, annuaire 2002-2001, pp 251-278. Mararo, L’administration AFDL/RCD au Kivu (novembre 1996 mars 2003). Stratégie et Bilan, in S. Marysse & F. Reyntjens, l’Afrique des Grands lacs, annuaire 2002-2003. pp. 171- 206. Lubala, 2000. L’émergence d’un phénomène résistant au Sud-Kivu (1996-2000), in F. Reyntjens & S. Marysse, l’Afrique des Grands lacs, annuaire 1999-2000, pp 189-224. ↑
17 De nouvelles provinces et entités territoriales peuvent être créées par démembrement ou par regroupement dans les conditions fixées par la Constitution et par la loi. République Démocratique du Congo, constitution de la République Démocratique du Congo, assemblée nationale, Kinshasa, 2010, p7. ↑
18 Le Bushi est une zone montagneuse situé à l’ouest du lac Kivu, qui s’entend sur quatre territoires (Kabare, Walungu, Mwenga et Kalehe) et couvre six chefferies : Kabare, Ngweshe, Kaziba, Luhwindja, Burhinyi et Nindja, auxquelles on peut ajouter Kalonge. Elle est peuplée de plus de 1,5 millions d’habitants. ↑
20 Est le prix du droit (en principe perpétuel) de jouissance sur une terre qu’accorde le suzerain au vassal et à ses descendants (conception moderne). Le Kalinzi n’est en aucun cas un prix d’achat, mais un don de reconnaissance du vassal au suzerain qui attribue une propriété foncière (conception coutumière). ↑
Questions Fréquemment Posées
Quels sont les principaux défis de la sécurisation foncière au Sud-Kivu ?
Les défis incluent une transition foncière désorganisée, une opposition d’intérêts entre l’État et les populations locales, ainsi que des stratégies d’accumulation foncière des élites qui aggravent la crise foncière.
Comment les acteurs non étatiques influencent-ils la sécurisation foncière au Sud-Kivu ?
Les acteurs non étatiques introduisent des innovations institutionnelles, mais celles-ci révèlent des insuffisances, notamment des incohérences avec les services administratifs locaux et un manque d’appropriation locale.
Quelles recommandations sont faites pour améliorer la sécurisation foncière au Sud-Kivu ?
Des recommandations sont formulées pour une décentralisation foncière afin d’améliorer la protection des droits des communautés rurales.